Résumé
Nous vivons dans un monde qui incite de plus en plus à l’individualisme, au repli sur soi, à la méfiance et même à la peur de l’autre. Or, il a été montré qu’un niveau élevé de méfiance cynique (la croyance selon laquelle les autres sont principalement guidés par des motivations égoïstes) est associé à un risque accru de « démence ». De plus, il semble exister une relation complexe entre les croyances négatives concernant autrui, le sentiment d’isolement social et le déclin cognitif chez les personnes âgées. En effet, le sentiment subjectif d’isolement social constitue un facteur de risque de « démence ». En outre, les personnes qui se perçoivent comme isolées socialement ont tendance à développer des impressions négatives sur les autres et à être moins indulgentes vis-à-vis d’autrui, ces biais contribuant à renforcer leur sentiment d’isolement social.
De façon plus générale, des croyances négatives concernant autrui (en particulier, la méfiance), un sentiment subjectif de solitude ou d’isolement social et un environnement social négatif peuvent, plus ou moins conjointement, amener les personnes âgées à avoir des interactions sociales plus négatives. Dans ce cadre, une étude récente a montré qu’un niveau plus élevé d’interactions sociales négatives était associé, chez les personnes âgées, à une incidence plus élevée de trouble cognitif léger et à un déclin cognitif plus rapide.
Il paraît dès lors indispensable de mettre en place des interventions visant à réduire l’importance des relations sociales négatives que peuvent vivre certaines personnes âgées dans leur quotidien. De ce point de vue, il a été observé que l’engagement social au sein d’un groupe permettait tout particulièrement d’optimiser le fonctionnement cognitif des personnes âgées et ce, de façon nettement plus importante que l’engagement social individuel. Cet engagement au sein d’un groupe ne semble toutefois bénéfique que si la personne se considère comme partageant une identité sociale avec les membres du groupe (un sentiment de « nous ») et si le groupe est important pour la définition de ce qu’elle est.
Nous vivons dans un monde qui incite de plus en plus à l’individualisme, au repli sur soi, à la méfiance et, même, à la peur de l’autre, au détriment de la confiance envers les autres, de la compassion, de la solidarité et de l’engagement social (Marzano, 2012).
Or, il a été montré que la méfiance (ou l’hostilité) cynique, à savoir la croyance selon laquelle les autres sont principalement guidés par des motivations égoïstes, est associée à différents problèmes de santé (tels que des problèmes cardio-vasculaires) et ce, notamment, par l’intermédiaire de processus inflammatoires. De façon plus spécifique, dans une de nos chroniques précédentes (« Des facteurs psychologiques influencent le risque de développement de démence : de nouvelles données en témoignent ! »), nous avons décrit l’étude de Neuvonen et al. (2014) ayant montré qu’un niveau élevé de méfiance cynique est associé à un risque accru de « démence » et ce, après avoir pris en compte l’influence des divers facteurs de risque potentiellement confondants (vasculaires, socio-économiques et en lien avec le style de vie). Cette association n’était pas non plus totalement expliquée par la présence de symptômes dépressifs. Bien que ces données nécessitent d’être répliquées sur un échantillon plus important et avec une période de suivi plus longue, elles suggèrent que la conception que les personnes âgées ont du monde et des autres peut influer sur leur déclin cognitif et fonctionnel. Il a par ailleurs été observé qu’un niveau plus élevé de confiance interpersonnelle prédit un meilleur bien-être tout au long de la vie, et en particulier chez les personnes âgées (Poulin & Haase, 2015, sous presse).
Il semble aussi exister une relation complexe entre les croyances négatives concernant autrui, le sentiment d’isolement social et le déclin cognitif chez les personnes âgées. En effet, il a été constaté que le sentiment subjectif d’isolement social constitue un facteur de risque de « démence » et que cette association subsiste quand l’isolement social objectif est pris en compte (Wilson et al., 2007 ; Amieva et al., 2010 ; Holwerda et al., 2014 ; voir notre chronique « La qualité perçue des relations sociales réduit le risque de de démence »). De plus, les personnes qui se perçoivent comme isolées socialement ont tendance à développer des impressions négatives sur les autres et à être moins indulgentes vis-à-vis d’autrui, ces biais contribuant à renforcer leur sentiment d’isolement social (Cacioppo & Hawkley, 2009).
De façon plus générale, des croyances négatives concernant autrui (en particulier, la méfiance), un sentiment subjectif de solitude ou d’isolement social et un environnement social négatif peuvent, plus ou moins conjointement, amener les personnes âgées à avoir des interactions sociales plus négatives. Dans cette perspective, Wilson et al. (2015) ont récemment montré qu’un niveau plus élevé d’interactions sociales négatives était associé, chez les personnes âgées, à une incidence plus élevée de diagnostic de « trouble cognitif léger » (« Mild Cognitive Impairment ») et à un déclin cognitif plus rapide. Plus particulièrement, ils ont suivi annuellement 529 personnes âgées (âge moyen : 81.4 ans) qui, au début du suivi, ne présentaient pas de problèmes cognitifs. Durant une période moyenne de suivi de 4.8 ans, 198 personnes ont développé un trouble cognitif léger. Les analyses ont révélé que le risque de développer un trouble cognitif léger était significativement associé à une fréquence plus élevée - observée lors de la ligne de base (au début de l’étude) - de relations sociales négatives, en particulier le fait d’être rejeté ou négligé par autrui. Cette association subsistait après avoir pris en compte la présence de symptômes dépressifs, la taille du réseau social et la solitude. De plus, un niveau plus élevé d’interactions sociales négatives tout au long du suivi était associé à un déclin cognitif plus rapide (dans tous les domaines explorés : mémoire épisodique, mémoire sémantique, mémoire de travail, et capacités visuo-spatiales). Soulignons que cette étude confirme que les troubles cognitifs de la personne âgée, et notamment ceux qui sont recoupés sous l’appellation de « trouble cognitif léger », résultent d’une combinaison de multiples processus (voir notre chronique « Le "trouble cognitif léger" ou "mild cognitive impairment" : une flagrante myopie intellectuelle »).
Wilson et al. reconnaissent que les facteurs sous-tendant la relation entre troubles/déclin cognitifs et interactions sociales négatives ne sont pas clairs. Ils mentionnent néanmoins les données montrant qu’un stress relationnel quotidien est associé à des modifications physiologiques pouvant affecter le fonctionnement cognitif, comme des niveaux plus élevés de cortisol, des niveaux élevés de cytokines pro-inflammatoires ou une progression plus rapide de l’athérosclérose. Il faut également relever qu’une part du sentiment de solitude et des difficultés relationnelles des personnes âgées pourrait être liée à des difficultés sensorielles (auditives et visuelles). Dans ce contexte, il a été montré que les troubles auditifs liés à l’âge (la presbyacousie) constituaient un facteur de risque de « démence » et de « maladie d’Alzheimer » (Panza, Solfrizzi, & Logroscino, 2015). Cette association pourrait notamment s’expliquer par l’isolement social ou les idées de persécution découlant des difficultés auditives. D’ailleurs, des relations significatives ont été observées, dans la population générale, entre des problèmes auditifs — ainsi que des troubles physiques chroniques (diabète, arthrose) — et la présence d’idées délirantes, notamment d’idées de persécution (Saha, Scott, Varghese, & McGrath, 2011). Quoi qu’il en soit, il paraît indispensable de mettre en place des interventions (aux plans physique, psychologique et social) visant à réduire l’importance des relations sociales négatives que peuvent vivre certaines personnes âgées dans leur quotidien.
Dans un article de synthèse, Jetten, Haslam, Haslam et Dingle (2014) ont montré en quoi l’engagement social au sein d’un groupe et les relations sociales qui en découlent permettent tout particulièrement d’optimiser la santé et le bien-être. Cependant, cet engagement au sein d’un groupe ne semble bénéfique que si la personne se considère comme partageant une identité sociale avec les membres du groupe (un sentiment de « nous ») et si le groupe est important pour la définition de ce qu’elle est.
De façon plus spécifique, Haslam, Cruwys et Haslam (2014) ont exploré les bénéfices respectifs d’un engagement social individuel (participer en tant qu’individu à de nombreuses activités communautaires ou culturelles, en étant membre de différents groupes) versus d’un engagement social au sein d’un groupe (avec une composante identitaire, des relations proches et de qualité, des contacts fréquents). Pour ce faire, ils ont suivi 3’413 personnes âgées de plus de 50 ans pendant une période de 4 ans. Après avoir contrôlé l’influence de l’âge, du genre, de statut socio-économique, de l’appartenance ethnique, de la santé physique, ainsi que du niveau initial de fonctionnement cognitif et d’engagement social (à la fois individuel et en groupe), les analyses ont montré que seul l’engagement social au sein d’un groupe contribue de façon significative, soutenue et unique au fonctionnement cognitif 4 ans plus tard. En outre, cet effet est plus marqué chez les personnes les plus âgées de l’échantillon. Plus concrètement, le fait d’être connecté à un groupe social contribue à réduire de 9.5 ans l’« âge cognitif » d’une personne de 80 ans. Ces résultats ont par ailleurs été répliqués en ne gardant dans les analyses que les personnes qui avaient obtenu des performances cognitives supérieures à la moyenne lors de l’évaluation initiale (T1) et aussi en prenant comme mesure cognitive de contrôle les scores obtenus lors de la deuxième évaluation (ou T2) — ce qui permettait de contrer l’interprétation selon laquelle la probabilité d’un changement dans l’engagement social était la conséquence d’un déclin cognitif entre T1 et T2. Selon Haslam et al., l’engagement social au sein d’un groupe, du fait du sentiment d’identité partagée qu’il suscite, motiverait davantage les personnes âgées à s’engager avec d’autres et à donner et recevoir du soutien. Par ailleurs, il serait plus exigeant au plan cognitif et impliquerait une participation plus active que l’engagement social individuel.
Ainsi, pour optimiser le fonctionnement cognitif des personnes âgées, il apparaît essentiel de développer et maintenir leur engagement social au sein d’un groupe et cela semble d’autant plus important chez les personnes les plus âgées. Cela ne veut pas dire que l’engagement social individuel soit sans intérêt, mais son pouvoir prédictif pour le fonctionnement cognitif des personnes âgées semble clairement moins important. Il importe toutefois aussi de prendre en compte les possibles différences interindividuelles dans le type d’engagement susceptible d’influencer positivement le fonctionnement cognitif.
Favoriser l’engagement social au sein d’un groupe nécessite le développement d’activités et de structures insérées dans les collectivités locales, en lien direct avec les services communaux, les associations, les structures d’hébergement à long terme, etc. (voir Van der Linden & Juillerat, 2014). Dans ce contexte, les résultats obtenus par Haslam et al. apportent un appui empirique important aux activités que nous proposons dans le cadre de l’association VIVA (Valoriser et Intégrer pour Vieillir Autrement ; lien), lesquelles ont pratiquement toutes une dimension importante d’engagement social au sein d’un groupe, avec une forte composante de partage identitaire.
Amieva, H., Stoykova, R., Matharan, F., Helmer, C., Antonucci, T.C., & Dartigues, J.-F. (2010). What aspects of social network are protective for dementia? Not the quantity but the quality of social interactions is protective up to 15 years later. Psychosomatic Medicine, 72, 905-911.
Cacioppo, J.T., & Hawkley, L.C. (2009). Perceived social isolation and cognition. Trends on Cognitive Sciences, 13, 447-454.
Haslam, C., Cruwys, T., & Haslam, S. A. (2014). « The we’s have it »: Evidence for the distinctive benefits of group engagement in enhancing cognitive health in aging. Social Science & Medicine, 120, 57-66.
Holwerda, T.J., Deeg, D.J.H., Beekman, A.T.F., van Tilburg, T.G., Stek, M.L., Jonker, C., & Schoevers, R.A. (2014). Feelings of loneliness, but not social isolation, predict dementia onset: results from the Amsterdam Study of the Elderly (AMSTEL). Journal of Neurology, Neurosurgery & Psychiatry, 85, 135-142.
Jetten, J., Haslam, C., Haslam, S. A., & Jones, J. M. (2014). How groups affect our health and well-being: The path from theory to policy. Social Issues and Policy Review, 8, 103-130.
Marzano, M. (2012). Eloge de la confiance. Paris : Fayard/Pluriel.
Neuvonen, E., Rusanen, M., Solomon, A., Ngandu, T., Laatikainen, T., Soininen, H., Kivipelto, M., & Tolppanen, A.-M. (2014). Late-life cynical distrust, risk of incident dementia, and mortality in a population-based cohort. Neurology, 17, 2205-2012.
Panza, F., Solfrizzi, V., & Logroscino, G. (2015). Age-related hearing impairment – a risk factor and frailty marker for dementia and AD. Nature Reviews Neurology, sous presse.
Poulin, M. J. & Haase, C. M. (2015). Growing to trust: Evidence that trust increases and becomes more important for well-being across the life span. Social Psychological and Personality Science, sous presse.
Saha, S., Scott, J., Varghese, D., & McGrath, J. (2011). The association between physical health and delusional-like experiences: A general population study. PLoS ONE, 6, 4, e18566.
Van der Linden, M., & Juillerat Van der Linden, A.-C. (2014). Penser autrement le vieillissement. Bruxelles : Mardaga.
Wilson, R.S., Krueger, K.R., Arnold, S.E., Schneider, J.A., Kelly, J.F., Barnes, L.L. et al. (2007). Loneliness and risk of Alzheimer disease. Archives of General Psychiatry, 64, 234-240.
Wilson, R. S., Boyle, P. A., James, B. D., Leurgans, S. E., Buchman, A. S., & Bennett, D. A. (2015). Negative social interactions and risk of mild cognitive impairment in old age. Neuropsychology, sous presse.