Parmi les multiples facteurs et mécanismes qui contribuent aux expressions plus ou moins problématiques du vieillissement cérébral et cognitif, il en est certains qui semblent intervenir durant les périodes pré- et postnatales, ainsi que durant l’enfance. Ces facteurs de risque précoces (comme, p. ex., une exposition aux métaux lourds ou de mauvais traitements parentaux) induiraient, via divers mécanismes, une vulnérabilité cérébrale à long terme, qui empêcherait le cerveau de s‘adapter aux défis liés au vieillissement, en particulier quand la personne est confrontée à un nouveau facteur de risque (comme, p. ex., un traumatisme crânien).
Ces interprétations développementales de la « démence » doivent encore être davantage explorées afin de mieux les étayer. Cependant, on voit dès à présent l’intérêt qu’il y aurait à renforcer les stratégies de prévention visant à réduire la contribution des facteurs de risque durant les périodes pré- et postnatales, via des interventions concernant le style de vie, l'alimentation, les pratiques éducatives, l'accès aux études et à des loisirs de qualité, l'environnement de vie, etc. Une autre approche développementale de la «démence» consiste à examiner dans quelle mesure une fragilité développementale de certains réseaux cérébraux (exprimée par des difficultés cognitives spécifiques durant l’enfance) pourrait rendre compte, en partie du moins, de la survenue de déficits disproportionnés et progressifs dans certains domaines cognitifs chez les personnes âgées.
Il apparaît de plus en plus évident que la « maladie d’Alzheimer » et, plus généralement, les « maladies neurodégénératives », ne constituent pas des entités homogènes causées par des facteurs pathogènes (moléculaires) spécifiques, mais qu’elles représentent des états très hétérogènes, déterminés par des facteurs et mécanismes multiples, en interaction, et intervenant tout au long de la vie (voir Van der Linden & Juillerat Van der Linden, 2014).
Ainsi, une autre conception du vieillissement cérébral et cognitif problématique est maintenant défendue par un nombre croissant de chercheurs et de cliniciens, laquelle peut être résumée simplement comme suit : le cerveau vieillit chez tout un chacun, comme les articulations, la peau, la vue, l’ouïe… Il s’ensuit que le vieillissement s’accompagne inévitablement de difficultés cognitives (d’attention, de mémoire, etc.) et fonctionnelles et que, dans le grand âge, ces difficultés affectent, de façon importante, de nombreuses personnes. En d’autres termes, le vieillissement cérébral et cognitif fait intrinsèquement partie de l’aventure humaine.
Cependant, l’importance des problèmes cognitifs et fonctionnels liés au vieillissement varie considérablement d’une personne âgée à l’autre : ils sont plus légers chez certaines personnes et n’évoluent que très lentement, alors que, chez d’autres, ils sont plus graves, évoluent très rapidement et peuvent apparaître précocement. En outre, il existe une grande hétérogénéité dans le type de déficits cognitifs manifesté par les personnes âgées. Enfin, l’évolution plus ou moins problématique du vieillissement cérébral cognitif dépend de très nombreux facteurs (biologiques, médicaux, psychologiques, liés au style de vie, sociaux, culturels, et environnementaux) et de différents mécanismes, agissant à tous les âges de la vie. Et parmi ces facteurs et mécanismes, il en est certains qui interviendraient dès le début de la vie.
De fait, plusieurs auteurs (voir Lahiri & Mahoney, 2010 ; Modgil et al., 2014 ; Schaffers & Teuchert-Noodt, 2013) défendent l’idée selon laquelle certains facteurs in utero (p. ex., une contrainte au développement du fœtus du fait de la taille du corps de la mère, un dysfonctionnement placentaire ou encore une perturbation hormonale maternelle) et différents types d’exposition environnementale durant les périodes pré-, péri- et post-natales, ainsi que durant l’enfance (infections périnatales ; mauvaise alimentation et déficience en micronutriments ; exposition à des métaux lourds tels que le plomb, le mercure, le cadmium, le manganèse ; une exposition à des pesticides ; une exposition à l’alcool, au tabac, à des drogues et des psychotropes ; une stimulation environnementale et sociale appauvrie ; de mauvais traitements ; un manque d’exercice physique ; etc.) pourraient jouer un rôle dans la survenue ultérieure d’un vieillissement cérébral et cognitif problématique (d’une «démence»).
Ainsi, Schaffers et Teuchert-Noodt (2013) considèrent que ces différents facteurs survenant durant des périodes sensibles et critiques du développement laisseraient une empreinte dans la structure cérébrale adulte, en affectant à long terme la neuroplasticité et la capacité d’auto-organisation cérébrale. Cela conduirait à des troubles (cognitifs et autres) quand la dynamique de la neuroplasticité décline avec l’âge ou à la suite d’un nouveau défi cérébral survenant durant l’âge adulte (un traumatisme, un évènement stressant, etc.) que le cerveau affecté par des influences développementales néfastes ne pourrait pas relever.
Dans la même perspective, Lahiri et Mahoney (2010) ont proposé le modèle LEARn (« Latent Early-life Associated Regulation ») qui aborde la « maladie d’Alzheimer » en intégrant l’intervention précoce de facteurs de risque environnementaux. Plus spécifiquement, ils considèrent que l’exposition à divers facteurs négatifs durant les périodes pré- et postnatales (voir supra) va conduire à des changements épigénétiques, à savoir des modifications dans l’expression des gènes, induites par le contexte développemental. Cependant, ces changements épigénétiques resteraient latents et ne conduiraient à des symptômes (à une « démence ») que suite à la confrontation ultérieure avec un autre facteur environnemental négatif, tel qu’un traumatisme crânien ou une alimentation déséquilibrée durant la cinquantaine.
Même si ces interprétations développementales de la survenue d’un vieillissement cérébral et cognitif problématique sont déjà appuyées par diverses recherches menées tant chez l’animal que chez l’humain, elles doivent encore être davantage explorées afin qu’elles puissent être mieux étayées et que les mécanismes impliqués soient mieux compris. Cependant, on voit dès à présent l’intérêt qu’il y aurait à renforcer les stratégies de prévention visant à réduire la contribution des facteurs de risque durant les périodes pré- et postnatales, via des interventions concernant le style de vie, l'alimentation, des pratiques éducatives, de l'accès aux études et à des loisirs de qualité, l'environnement de vie, etc. De tels changements ne découleront pas uniquement de choix individuels : ils dépendront en très grande partie d'une réduction des inégalités sociales et de la pauvreté et, plus généralement, de modifications dans le mode de fonctionnement socio-économique, la relation à l'environnement, les priorités concernant l'éducation, la médecine intégrative et la culture. D’autres stratégies, plus hypothétiques, pourraient avoir pour but de tenter d’inverser les changements épigénétiques induits par les expositions environnementales néfastes ou de traiter les effets neurotoxiques de ces expositions (voir Modgil et al., 2014). Voilà pourquoi, comme l’indiquent Friedland et Brayne (2009), les pédiatres devraient s’intéresser au vieillissement cérébral !
Une autre voie de recherche, dans une perspective développementale, consisterait à examiner dans quelle mesure une fragilité développementale de certains réseaux cérébraux pourrait rendre compte, en partie du moins, de la présence de déficits disproportionnés et progressifs dans certains domaines cognitifs chez les personnes âgées. Miller et al. (2013) ont ainsi montré que des difficultés développementales d’apprentissage du langage conduisent, chez les personnes âgées, à une prévalence plus élevée, plus précoce et plus isolée, de déficits langagiers progressifs de type phonologique, associés à une atrophie temporo-pariétale postérieure (la variante logopénique de l’aphasie progressive primaire). Ces données ont été récemment confirmées par Seifan et al. (2015), ces auteurs ayant également montré que les personnes âgées ayant reçu un diagnostic d’atrophie corticale postérieure avaient présenté durant l’enfance des difficultés sur le plan attentionnel et en mathématiques. Quant à Rogalski et al. (2014), ils ont mis en évidence que les troubles du langage durant l’enfance n’étaient pas préférentiellement associés à la variante logopénique de l’aphasie progressive primaire, mais étaient plus généralement reliés aux différentes variantes de l’aphasie progressive primaire.
Ainsi, il semble exister une influence développementale sur les différentes trajectoires cognitives que peut prendre le vieillissement cérébral et cognitif problématique. Il s’agirait d’explorer si des liens entre certaines difficultés développementales et la survenue de troubles cognitifs prédominants chez la personne âgée existent également pour d’autres types de déficits comme, par exemple, les troubles exécutifs, praxiques, gnosiques, voire socio-émotionnels.
A nouveau, ces données suggèrent la mise en place de stratégies précoces et sélectives d’interventions visant à prévenir (entraver, différer ou atténuer) la survenue de certains troubles cognitifs progressifs chez les personnes âgées.
Friedland, R.P., & Brayne, C. (2009). What does the pediatrician need to know about Alzheimer disease? Journal of Developmental and Behavioral Pediatrics, 30, 239-241.
Lahiri, D. K., & Maloney, B. (2010). The « LEARn » (Latent Early-Life Associated Regulation) model integrates environmental risk factors and the developmental basis of Alzheimer’s disease, and proposes remedial steps. Experimental Gerontology, 45, 291-296.
Miller. Z., A., Mandelli, M., L., Rankin, K. P., Henry, M. L., Babiak, M. C., Frazier, D. T., …Gorno-Tempini, L. (2013). Handedness and language learning disability differentially distribute in progressive aphasia variants. Brain, 136, 3461-3473.
Mogdil, S., Lahiri, D., Sharma, V. L., & Anand, A. (2014). Role of early life exposure and environment on neurodegeneration: implications on brain disorders. Translational Neurodegeneration, 3:9.
Schaeffers, A. T. U., & Teuchert-Noodt, G. (2013). Developmental neuroplasticity and the origin of neurodegenerative diseases. The World Journal of Biological Psychiatry, 1-13.
Seifan, A., Assuras, S., Huey, E. D., Mez, J., Tsapanou, A., & Caccappolo, E. (2015). Childhood learning disabilities and atypical dementa: A retrospective chart review. PLOS One, June 24.
Rogalski, E. J., Rademaker, A., Wieneke, Ch., Bigio, E. H., Weintraub, S., & Mesulam, M.-M. (2014). Association between the prevalence of learning disabilities and primary progressive aphasia. JAMA Neurology, 71, 1576-1577.
Van der Linden, M., & Juillerat Van der Linden, A.-C. (2014). Penser autrement le vieillissement. Bruxelles: Mardaga.