L’âge constitue le facteur de risque le plus puissant de développer un vieillissement cérébral/cognitif problématique, l’accroissement de l’espérance de vie augmentant en effet le risque de présenter une « démence ». Par ailleurs, outre l’âge, de très nombreux autres facteurs de risque (dont certains pouvant intervenir tout au long de la vie et d’autres étant plus spécifiquement associés à l’âge) ont été mis en évidence, tels que une vie sédentaire, une vie socialement et cognitivement pauvre, l’exposition à des pesticides, être le conjoint d’une personne « démente », le tabagisme, des épisodes dépressifs antérieurs, un faible niveau scolaire, une enfance défavorisée, des facteurs socio-économiques défavorables (une vulnérabilité sociale), des aptitudes motivationnelles faibles durant le milieu de la vie, l’absence de buts dans la vie, les troubles respiratoires durant le sommeil, des expériences traumatisantes, une vulnérabilité au stress, la consommation de benzodiazépines, une alimentation inadéquate, avoir subi une opération chirurgicale, avoir présenté un état confusionnel (suite à une hospitalisation pour une facture de hanche), le diabète, une maladie cardiaque, l’hypertension, un accident vasculaire cérébral (les études ayant rapportés l’existence de ces différents facteurs de risque ont été décrites dans des chroniques antérieures de notre blog)..
Outre ces divers facteurs de risque, plusieurs études récentes, parues dans la revue Neurology, ont mis en évidence de nouveaux facteurs de risque, en lien avec l’état de santé général.
Auto-évaluation de la santé et risque de « démence »
Montlahuc et al. (2011) ont demandé à 8’169 participants (issus de la « Three Cities/3C Study »), vivant dans la communauté et âgés de 65 ans et plus, d’évaluer leur santé durant la ligne de base effectuée entre 1999 et 2001. Les participants devaient répondre à la question suivante : « Considérez-vous que votre santé est actuellement très mauvaise, mauvaise, passable (moyenne), bonne ou excellente ». Pour les analyses, une échelle en trois points (bonne, passable et mauvaise) a été utilisée, en regroupant les niveaux « bonne et excellente », ainsi que les niveaux « mauvaise et très mauvaise ». Les personnes ont par ailleurs été suivies (tous les deux ans) durant une période de 8 années, avec, en particulier, une évaluation visant à identifier l’apparition d’une « démence » (selon les critères classiques).
Durant le suivi, 618 participants ont développé une « démence ». De plus, le risque de « démence » (à la fois « maladie d’Alzheimer » et « démence vasculaire ») était significativement accru chez les personnes ayant évalué leur santé comme « mauvaise » ou « passable », et ce après avoir contrôlé l’influence possible de l’âge, du genre, du niveau scolaire, et la présence de maladies vasculaires et d’autres maladies chroniques (non vasculaires). En outre, plus l’auto-évaluation de la santé était basse et plus le risque de « démence » était élevé. Enfin, l’association entre l’auto-évaluation de la santé et la « démence » était présente tant chez les personnes déprimées que non déprimées. Elle était par ailleurs plus forte chez les personnes sans plainte cognitive et sans incapacité fonctionnelle. Les auteurs interprètent ce dernier point en suggérant que les personnes avec troubles cognitifs ou incapacités fonctionnelles auraient une perception inadéquate de leur état de santé (l'auto-évaluation de sa santé étant un processus complexe impliquant de nombreux processus psychologiques). Une autre interprétation serait liée au fait que l’auto-évaluation de l’état de santé est très corrélée aux plaintes cognitives et au statut fonctionnel : dans ce contexte, quant des plaintes cognitives ou des incapacités fonctionnelles sont présentes, l’état de santé n’aurait aucune valeur prédictive supplémentaire pour la survenue d’une « démence ».
Selon Montlahuc et al., cette association entre l’auto-évaluation de la santé et l’apparition d’une « démence » pourrait être comprise en considérant que l’auto-évaluation de la santé apporte une mesure très inclusive de la santé, reflétant des aspects de la santé qui ne sont pas couverts par d’autres indicateurs de santé. Une autre explication possible serait que la perception d’une mauvaise santé serait associée à divers comportements préjudiciables au fonctionnement cognitif, comme, par exemple, limiter son réseau social et ses activités.
En dépit de ses nombreux points forts (en particulier un important groupe de participants et un suivi fréquent), cette étude comporte quelques limites (reconnues par les auteurs), notamment que les participants étaient des volontaires ayant un bon fonctionnement et qu’ils n’étaient donc pas représentatifs de la population générale. De plus, les personnes qui n’ont pas participé au suivi avaient globalement évalué leur santé comme étant plus mauvaise, ce biais pouvant avoir contribué à sous-estimer l’association entre auto-évaluation de la santé et « démence ». Enfin, cette étude étant observationnelle, la contribution de facteurs confondants non mesurés ne peut pas être exclue.
Fragilité et risque de « démence »
Dans le cadre d’une vaste étude en population générale (« Canadian Study of Health and Aging »), Song, Mitnitski et Rockwood (2011) ont examiné dans quelle mesure le risque de « démence » pouvait être estimé à partir de problèmes de santé qui n’étaient pas traditionnellement considérés comme des prédicteurs de « démence ».
Pour ce faire, ils ont établi auprès de 7’239 personnes, sans problèmes cognitifs et vivant dans la communauté, un indice de fragilité (un score cumulatif) à partir de 19 problèmes de santé dont il n’avait pas été montré qu’ils pouvaient prédire la « démence », comme, par exemple, des problèmes de vision et d’audition, l’ajustement de la prothèse dentaire, l’auto-évaluation de la santé, des problèmes pulmonaires, des problèmes de peau, une perte de contrôle des intestins, le nez bouché ou des éternuements, l’arthrite ou des rhumatismes, etc. Le risque de « démence », et plus spécifiquement de « maladie d’Alzheimer », a été estimé 5 ans et 10 ans après l’établissement de la ligne de base (selon les critères habituels).
Les résultats montrent que l’indice de fragilité est fortement corrélé à l’âge. Par ailleurs, l’incidence de la « démence (et de la « maladie d’Alzheimer ») s’accroît de façon exponentielle avec le score de fragilité et ce après 5 et 10 ans. Après voir contrôlé l’influence possible de l’âge, du niveau scolaire et du fonctionnement cognitif évalué durant la ligne de base, il apparaît que le risque de démence augmente de 3.2% pour chaque problème accumulé. De plus, cette association subsiste quand des facteurs de risque habituellement associés à la « démence » (hypertension artérielle, diabète, histoire d’accident vasculaire cérébral, maladie cardiaque) sont pris en compte.
Niveau d’hémoglobine et risque de « démence »
Dans une étude menée dans le cadre du « Rush Memory and Aging Project », Shah et al. (2011) ont effectué auprès de 881 personnes vivant dans la communauté, âgées en moyenne de 80.6 ans et sans « démence », une mesure du niveau d’hémoglobine, ainsi qu’une évaluation cognitive et clinique annuelle dans le but d’identifier une « maladie d’Alzheimer ».
Durant un suivi moyen de 3.3 années, 113 personnes ont développé une « maladie d’Alzheimer ». Les résultats montrent une association en U entre le niveau d’hémoglobine et le risque de « démence » : les personnes âgées avec les niveaux les plus élevés et celles avec les niveaux les plus bas d’hémoglobine présentaient un risque accru de développer une « maladie d’Alzheimer ». Ainsi, comparés aux personnes ayant un niveau normal d’hémoglobine lors de la ligne de base, les participants avec une anémie (un taux bas d’hémoglobine) avaient un risque accru de 60% de manifester une « maladie d’Alzheimer ». Les personnes avec un niveau élevé d’hémoglobine montraient également un risque augmenté. Les associations observées se maintenaient après avoir pris en compte une série de covariables démographiques, en lien avec le style de vie (activités physiques et activités cognitivement stimulantes) et la présence de comorbidités.
Les auteurs indiquent que le lien entre les niveaux (bas et élevés) d’hémoglobine et le déclin cognitif n’est pas encore compris, mais que cette relation pourrait renvoyer à la fragilité physique des personnes.
Réponse inflammatoire systémique et « démence »
Dans une étude prospective menée en Angleterre sur une cohorte clinique, Holmes et al. (2011) ont examiné si une inflammation systémique impliquant la production de protéine C-réactive (CRP) et de cytokines pro-inflammatoires (facteur de nécrose tumorale – α, TNF α ; interleukine 6, IL-6) était associée à une fréquence accrue de symptômes neuropsychiatriques (anxiété, dépression/dysphorie, apathie) chez 300 personnes ayant reçu un diagnostic de « maladie d’Alzheimer » légère à sévère, et ce durant un suivi à 2, 4 et 6 mois.
Il faut relever que Holmes et al. (2009) avaient précédemment montré que l’inflammation systémique, associée à la production de cytokines pro-inflammatoires, était liée à une augmentation marquée du déclin cognitif, durant une période de suivi de 6 mois, chez des personnes ayant reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer » légère à sévère. Par ailleurs, ce déclin accru était indépendant de la détérioration cognitive aiguë associée à l’état confusionnel pouvant être observé dans le contexte d’une inflammation systémique.
Les résultats de l’étude de Holmes et al. (2011) montrent que la présence d’une inflammation systémique (augmentation de TNF α et IL-6, mais pas de CRP) est associée à une fréquence deux fois plus importante de symptômes neuropsychiatriques durant le suivi de 6 mois, et que cette augmentation est également indépendante du développement d’un état confusionnel.
Conclusions
Comme l’indiquent Dartigues et Féart (2011), dans un éditorial consacré à trois de ces études (Holmes et al., Shah et al., Song et al.), ces recherches ont été globalement bien menées, mais il subsiste cependant un certain nombre d’incertitudes concernant leurs résultats. Plus spécifiquement, ces recherches observationnelles n’avaient pas été originellement conçues afin d’analyser la contribution de ces facteurs de risque à la survenue de la « maladie d’Alzheimer ». En conséquence, la significativité statistique des analyses doit être envisagée avec prudence au vu de la multiplicité des facteurs testés et du caractère exploratoire du design de ces études. Ces données doivent donc être répliquées sur d’autres cohortes, puis dans des méta-analyses appropriées. En outre, les auteurs proposent des hypothèses spécifiques pour expliquer leurs données, en lien direct, par exemple, avec le stress, des mécanismes vasculaires ou l’activation microgliale. Ils indiquent néanmoins que les facteurs étudiés dans leurs études pourraient constituer une conséquence non spécifique du phénomène de vieillissement. Dans ce contexte, il faut relever que certains facteurs confondants, non ou mal mesurés, pourraient interférer avec les résultats, comme, par exemple ,les comportements en lien avec la santé, les facteurs de nutrition, l’activité physique ou encore les activités de loisirs.
Selon Dartigues et Féart, l’ensemble de ces recherches montrent néanmoins que des problèmes généraux de santé (inflammation chronique ou aiguë, anémie, augmentation anormale du taux d'hémoglobine, fragilité) pourraient être impliqués dans la survenue, l’expression ou la progression d’une « démence ». Il faut relever que ces problèmes de santé augmentent avec l’âge et sont principalement les conséquences du vieillissement (et de l’échec dans l’adaptation) de systèmes corporels pertinents.
Dans cette perspective, ces études suggèrent une nouvelle vision de l’intervention et de la prévention, différente de l’approche qui se focalise sur des mécanismes étiologiques spécifiques : il s’agirait d’améliorer la santé générale et, plus spécifiquement, d’accroître l’adaptation aux changements liés à l’âge.
De façon plus globale, ces différentes données s’inscrivent bien dans une approche multifactorielle du vieillissement cérébral/cognitif problématique, ainsi que dans une conception qui réintègre les manifestations de la prétendue « maladie d’Alzheimer », mais aussi d’autres « maladies neurodégénératives », dans le cadre plus général du vieillissement (voir notre chronique « La maladie d’Alzheimer : une maladie curable ou un processus de vieillissement naturel aggravé par des facteurs de risque ? »).
Nous reviendrons dans de futures chroniques sur les interactions entre les changements dans l’état de santé physique et les changements dans le fonctionnement cognitif chez les personnes âgées : il s’agit d’une question essentielle qui nécessite la mise en place d’une approche multidisciplinaire.
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Dartigues, J.-F., & Féart, C. (2011). Risk factors for Alzheimer disease. Aging beyond age? Neurology. 77, 206-207.
Holmes, C., Cunningham, C., Zotova, E., Culliford, D., & Perry, V.H. (2011). Proinflammatory cytokines, sickness behavior, and Alzheimer disease. Neurology, 77, 212-218.
Montlahuc, C., Soumaré, A., Dufouil, C., Berr, C., Dartigues, J.-F., Poncet, M., Tzourio, C., & Alpérovitch, A. (2011). Self-rated health and risk of incident dementia. A community-based elderly cohort, the 3C Study. Neurology, 77, 1457-1464.
Shah, R.C., Buchman, A.S., Wilson, R.S., Leurgans, S.E., & Bennett, D.A. (2011). Hemoglobin level in older persons and incident Alzheimer disease. Prospective cohort analysis. Neurology, 77, 219-226.
Song, X., Mitnitski, A., & Rockwood, K. (2011). Nontraditional risk factors combine to predict Alzheimer disease and dementia. Neurology, 77, 227-234.
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