Dans une de nos dernières chroniques (« D’autres facteurs de risque de démence : les problèmes généraux de santé physique »), nous avons mis en avant l’importance des relations entre les changements dans l’état de santé physique et les changements dans le fonctionnement cognitif chez les personnes âgées. Dans un article récent, John Mirowsky, professeur de sociologie à l’Université du Texas à Austin, examine cette relation en la situant dans le contexte plus général du style de vie contemporain. Cette analyse se fonde essentiellement sur des données relatives aux Etats-Unis, mais ses conclusions ont sans conteste une pertinence plus large.
Mirowsky part de l’idée selon laquelle l’augmentation de l’efficience intellectuelle (du quotient intellectuel), du niveau scolaire et des activités professionnelles exigeantes au plan cognitif, observée durant le 20ème siècle, devrait s’accompagner d’une amélioration du fonctionnement cognitif dans les cohortes de personnes âgées les plus récentes. Or, il apparaît au contraire que le niveau de fonctionnement cognitif des nouvelles cohortes de personnes âgées stagne, voire même diminue. Les interprétations démographiques de cette anomalie renvoient fréquemment aux effets de survie : le développement technologique et économique aurait conduit à un abaissement du niveau de fonctionnement cognitif nécessaire à la survie. En d’autres termes, des personnes ayant un niveau bas de fonctionnement cognitif pourraient survivre plus longtemps dans les cohortes d’âge plus récentes, ce qui diminuerait le niveau moyen de fonctionnement cognitif des personnes âgées.
Le style de vie malsain
Selon Mirowsky, d’autres facteurs contribueraient cependant à supprimer ou à contrecarrer les gains issus d’une efficience intellectuelle plus élevée, d’un plus haut niveau de scolarité ou d’une activité professionnelle impliquant davantage de ressources cognitives.
En particulier, les progrès technologiques qui permettent de survivre avec un niveau moindre de fonctionnement cognitif affaibliraient aussi l’activité physique requise dans les activités de la vie quotidienne. Ainsi, l’activité physique impliquée dans le travail professionnel, les déplacements et les loisirs a diminué depuis un siècle et cette diminution aurait amoindri la capacité aérobique et métabolique exigée pour un bon fonctionnement cérébral. Mirowsky ajoute que le vieillissement de la population peut aussi accélérer la tendance générale à une activité physique moindre : comme les personnes âgées constituent une fraction importante de la population, les technologies, les aménagements architecturaux et les services d’assistance destinés aux personnes âgées peuvent devenir la norme et réduire ainsi les exigences d’activité physique chez tout un chacun et pas uniquement chez les personnes (âgées et handicapées) qui en ont réellement besoin.
Par ailleurs, la diminution du coût de la nourriture et le passage d’une nourriture confectionnée à la maison à une nourriture toute préparée ou consommée au restaurant aurait amplifié l’impact du déclin de l’activité physique sur les systèmes vasculaires et métaboliques. De façon plus générale, les systèmes physiologiques, ayant évolué pour correspondre à une activité physique en situation de pénurie, s’éloigneraient de plus en plus de l’équilibre. En conséquence, les muscles s’atrophient, les articulations s’enflamment et se calcifient, les os se fragilisent et perdent leur alignement, le cœur s’affaiblit et les artères s’obstruent et durcissent.
L’épidémie d’excès de poids constitue le signe le plus évident des conséquences négatives de ce style de vie malsain. Par ailleurs, cet excès de poids est associé à différentes mesures de dysfonctionnements physiologiques qui affectent le fonctionnement cognitif (l’hypertension artérielle, le diabète de type 2, un taux élevé de lipoprotéines de basse densité par rapport aux protéines de haute densité, la résistance à l’insuline, un mauvais contrôle du sucre dans le sang, un stress oxydatif, des maladies cardiaques, des accidents vasculaires cérébraux, des processus inflammatoires, etc.; voir p. ex. notre chronique « Repérer et traiter le diabète de type 2 pour différer la "démence": l'importance d'une approche globale » ). De plus, il apparaît que la graisse corporelle pourrait, en tant que telle, contribuer directement au déclin cognitif.
Comme l’indique Mirowsky, la réduction de l’activité physique, l’excès de poids et tous les dysfonctionnements qui y sont associés sont des « bio-accumulateurs » qui rassemblent beaucoup de petits effets en un effet plus important et qui, une fois présents, ont tendance à y rester. Par ailleurs, ces « bio-accumulateurs » ne fournissent pas de feedback direct et explicite pouvant conduire la personne à mettre en place des comportements protecteurs. En outre, la pratique médicale est le plus souvent incapable de changer la manière avec laquelle la personne vit et travaille. Il s’agirait dès lors de prendre en compte et d’exploiter les connaissances accumulées (notamment en psychologie appliquée et en psychologie sociale) sur les conditions permettant l’application effective et continue de mesures préventives. Enfin, des actions devraient aussi être menées à un niveau social et politique (dans différents domaines : environnements de vie, structures sociales, politique sociale et de la santé), afin de favoriser la mise en place de ces mesures de prévention.
L’accumulation de médicaments
Face à ces dysfonctionnements consécutifs à un style de vie malsain, les individus prennent un nombre croissant de médicaments, par exemple pour contrôler la pression artérielle, le cholestérol et le niveau de glucose, pour réguler l’activité intestinale, la miction, l’acidité de l’estomac et le reflux gastro-oesophagien ou encore pour enrayer l’anxiété, la dépression ou la douleur. Cette accumulation pharmacologique constitue une menace importante pour le fonctionnement cognitif, tout particulièrement chez les personnes âgées. Ces effets négatifs des médicaments sur le fonctionnement cognitif des personnes âgées ont tendance à d’additionner, voire même à se multiplier. Ainsi, par exemple, de nombreux médicaments ont des effets anticholinergiques qui peuvent perturber le fonctionnement cognitif et ces effets s’additionnent à travers les différents médicaments prescrits pour une variété de problèmes et maladies. De surcroît, ces effets sont plus importants chez les personnes âgées, car, avec l’âge, le corps produit moins d’acétylcholine et possède moins de sites auxquels elle peut se lier.
Des recherches cliniques montrent que parfois le fonctionnement cognitif peut être amélioré suite à un contrôle médical précis, par exemple dans l’hypertension ou l’hyperglycémie. Comme l’indique Mirowsky, le « peut être » constitue un élément important de l’énoncé. En effet, des médicaments antihypertenseurs peuvent ajouter une charge supplémentaire à la charge totale d’anticholinergiques et des médicaments contre l’hyperglycémie peuvent produire des événements hypoglycémiques susceptibles d’endommager le cerveau. En fait, les recherches cliniques représentent des pratiques médicales « idéalisées », qui ressemblent peu à la pratique clinique réelle. Les chercheurs sélectionnent généralement des patients qui ne présentent pas de maladies multiples, suivent précisément un protocole de dosage visant à maximiser les bénéfices potentiels et à minimiser les effets secondaires, prennent des mesures objectives des résultats du traitement (avant et après traitement) et savent que les traitements, les symptômes et les résultats sont enregistrés. La pratique clinique sur le terrain est souvent bien moins cohérente. Une variété de médicaments peuvent être prescrits à différents moments, par différents spécialistes, pour une variété de troubles - auxquels s’ajoutent les produits vendus sans ordonnance - et avec peu ou pas de suivi. Ainsi, une autre crise peut conduire à un autre spécialiste, qui va ajouter de nouvelles prescriptions, mais qui, comme les autres, ne prendra pas en compte l’ensemble des médicaments prescrits ou ne prendra pas la liberté d’enlever des médicaments prescrits par d’autres.
Mirowsky fournit une illustration éloquente des effets cognitifs de l’accumulation pharmacologique. Un homme âgé de 65 ans est admis à une consultation de mémoire avec un score au MMSE de 13 sur 30. Un an plus tôt, cette personne a subi un pontage coronarien. Durant la phase post-opératoire, il est devenu agité et confus. Il est sorti de l’hôpital avec des prescriptions de lithium, de doxépine (un antidépresseur tricyclique), de clonazépam (le Rivotril ; un anxiolytique) et de rivastigmine (l’Exelon ; un agent cholinergique utilisé pour traiter la « démence »). A domicile, il dépendait complètement de son épouse pour la plupart des activités de la vie quotidienne et avait besoin d’assistance pour sortir du lit et y entrer, pour l’hygiène corporelle, l’habillage et l’utilisation des toilettes. Enfin, il a commencé à utiliser une chaise roulante du fait d’une importante fatigue et de risques de chutes. Les médecins de la consultation de mémoire ont arrêté la doxépine, ainsi que le naproxène (un anti-infammatoire et analgésique non stréroïdien vendu sans ordonnance), estompé le lithium, le clonazépam et la rivastigmine et ont organisé une thérapie occupationnelle de kinésithérapie à domicile. Endéans un mois, la personne n’a plus eu besoin de chaise roulante, n’était plus désorientée ni confuse, son score au MMSE était de 29 sur 30 et elle était redevenue capable d’effectuer toutes les activités de la vie quotidienne sans assistance.
On ne dispose en fait que de peu d’informations précises sur la contribution de l’accumulation pharmacologique au déclin cognitif lié à l’âge, ainsi que sur son rôle dans la relation qu’entretiennent l’inactivité physique et l’excès de poids (et les facteurs associés) avec le déclin cognitif. Il s’agirait aussi de mieux comprendre les effets sur le fonctionnement cognitif des personnes âgées des médicaments prescrits tout au long de la vie et (p ex., pour les troubles attentionnels dès l’enfance, pour l’anxiété et la dépression depuis l’adolescence ou le début de l’âge adulte, pour l’hypertension et le cholestérol dès l’approche de la cinquantaine, etc.).
Deux études récentes viennent de confirmer l’accumulation de médicaments chez les personnes âgées. Ainsi, dans une étude menée en Norvège, Andersen et al. (2011) montrent que les personnes ayant reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer » prennent significativement plus de médicaments (une moyenne de 5.1 ± 3.6) que les personnes âgées sans vieillissement problématique (une moyenne de 2.9 ± 2.4) et ce après avoir contrôlé l’influence de la comorbidité (la présence simultanée du plusieurs problèmes médicaux). En particulier, les personnes avec une « maladie d’Alzheimer » consomment significativement plus de médicaments anticholinergiques, de sédatifs et d’antidépresseurs. En outre, les personnes avec une « maladie d’Alzheimer » vivant dans une structure d’hébergement à long terme prennent significativement plus de médicaments (moyenne 6.9 ± 3.9) que celles qui vivent à domicile (moyenne de 4.5 ± 3.3 ; voir également notre chronique « Une consommation élevée de médicaments dans les structures d’hébergement à long terme pour personnes âgées en Belgique »).
Dans une étude menée en Suisse (dans les cantons d’Argovie, Soleure et Bâle-Ville) au sein de 90 structures d’hébergement à long terme, Lustenberger et al. (2011) ont montré que les résidents avec une « démence » reçoivent significativement plus de médicaments psychotropes que les résidents sans « démence » (70.8% versus 50%). Les médicaments les plus prescrits sont les antipsychotiques (personnes avec « démence » = 44.8% ; personnes sans « démence » = 17.4%) et les antidépresseurs (personnes avec « démence » = 29.6% ; personnes sans « démence » = 26.7%). Les antipsychotiques étaient principalement prescrits pour des problèmes comportementaux. L’analyse longitudinale révèle que la plupart (69.5%) des résidents avec « démence » ont pris des antipsychotiques de façon continue depuis leur entrée dans la structure d’hébergement jusqu’à l’évaluation (à 6, 12 ou 18 mois) et il en va de même pour les antidépresseurs (66.1%). Enfin, la prise d’antipsychotiques à l’entrée prédit l’utilisation d’antipsychotiques durant le suivi. Ainsi, en dépit des données montrant la faible ou l’absence d’efficacité des antipsychotiques et des antidépresseurs ainsi que leurs effets secondaires parfois importants (voir nos chroniques « Les antidépresseurs et les antipsychotiques me constituent pas une réponse adéquate aux difficultés psychoaffectives des personnes âgées présentant une démence » et « Les antipsychotiques atypiques aggravent les difficultés cognitives des personnes présentant un vieillissement cérébral/cognitif problématique »), il apparaît une fois de plus que ces médicaments sont fréquemment utilisés chez les personnes âgées résidant dans des structures d’hébergement à long terme, et surtout (et de façon continue) chez des personnes ayant reçu un diagnostic de « démence ».
Et les médicaments anti-Alzheimer ?
Malgré leur efficacité très contestée et l’identification d’effets indésirables pouvant être graves, les médicaments anti-Alzheimer s’ajoutent au cocktail de médicaments qui est administré aux personnes âgées ayant reçu le diagnostic de « démence ».
Selon diverses sources (voir notamment Mediapart), la Commission de la transparence de la Haute autorité de Santé (HAS) en France viendrait d’émettre un avis selon lequel le service médical rendu de ces médicaments (donézépil/Aricept, galantamine/Reminyl, rivastigmine/Exelon et mémantine/Ebixa ou Axura) serait faible. Dans ce contexte, ces médicaments ne seraient plus remboursés en France qu’à hauteur de 15% (au lieu de 65% actuellement). Le projet d’avis élaboré par la Commission de transparence sera officialisé dans les prochains jours .
L’article de Mediapart montre bien en quoi les critiques qui ont été adressées, dès à présent, à l’avis de la Commission de transparence de la HAS par l’Association France Alzheimer et par divers « spécialistes de la maladie d’Alzheimer » sont à analyser en prenant en compte les liens d’intérêt étroits que cette association et ces « spécialistes» entretiennent avec les laboratoires pharmaceutiques (voir aussi notre chronique « Le retrait par la haute autorité de Santé (en France) de recommandations sur la maladie d'Alzheimer »).
L’article indique aussi, à juste titre, qu’il n’est pas acceptable de justifier l’utilisation de ces médicaments en considérant, comme l'a mentionné le professeur Bruno Dubois dans une interview publiée dans le Journal du Dimanche du 19 septembre 2011, que le médicament constitue « un lien entre le malade et le médecin » et que « cesser d'en prescrire ferait courir un risque de voir de nombreux patients disparaître dans la nature ». Il y a bien d'autres moyens de s'occuper de personnes âgées présentant un vieillissement cérébral/cognitif problématique. Nous avons, dans de nombreuses chroniques de ce blog, montré en quoi diverses interventions psychologiques et sociales, intégrées dans la communauté (en première ligne) et centrées sur des objectifs concrets, étaient à même de réduire les manifestations problématiques du vieillissement cérébral et de permettre à la personne de rester partie prenante dans la société et de conserver un sens à sa vie (voir, p. ex., notre chronique « Quelles interventions psychologiques dans le vieillissement cérébral/cognitif problématique ? »).
Il s’agirait dès lors de créer des postes et des structures permettant à des personnes formées (notamment des psychologues) de mettre en place ce type d’interventions, tant au sein de la communauté que dans les structures d’hébergement à long terme. Il faudrait pour cela s’affranchir d’une approche strictement médicale et neurobiologique du vieillissement cérébral/cognitif problématique et des intérêts et pouvoirs d’influence qui y sont associés (« l’empire Alzheimer »).
Cette approche neurobiologique est cependant loin de désarmer… En effet, en dépit des critiques de plus en plus nombreuses adressées au concept réducteur et pathologisant de « maladie d’Alzheimer », ainsi qu’à l’utilisation de biomarqueurs pour la détection « préclinique » de cette prétendue maladie (voir, p. ex., notre chronique « L’empire Alzheimer ne désarme pas ») et malgré le fait qu’aucune hypothèse explicative de cette « maladie » n’est réellement appuyée par les faits (voir, p. ex., notre chronique « Les hypothèses causales de la prétendue maladie d’Alzheimer ne résistent pas à l’analyse » ), il est encore des experts qui prédisent l’arrivée de traitements curatifs dans les prochaines années. Ainsi, le professeur Panteleimon Giannakopoulos, des Hôpitaux Universitaires de Genève, interrogé par le journal suisse « Le Temps » (dans la rubrique Check-up du samedi 22 octobre 2011) s’exprime comme suit : «On ne peut pas soigner ces démences justement parce qu’elles sont détectées tardivement. Une détection précoce permettrait une meilleure utilisation des vaccins contre les lésions ou d’autres stratégies curatives. Les essais actuels sont très avancés (phase 3 avant la commercialisation). Ils ne montrent pas une grande efficacité car ils sont expérimentés, pour des raisons éthiques, sur des personnes déjà atteintes. Quand on pourra vacciner les personnes à risque aux prémices de la maladie, il est probable que les résultats seront très différents ».
Face à cette myopie neurobiologisante et réductionniste, nous pensons qu'il est urgent de changer de paradigme et d'assumer réellement la complexité des processus impliqués dans le vieillissement cérébral et cognitif, et ce en n'entretenant pas l'illusion du médicament-miracle.
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Andersen, F., Viitanen, M., Halvorsen, D.S., Straume, B., & Engstad, T.A. (2011). Co-morbidity and drug treatment in Alzheimer’s disease. A cross sectional study of participants in the Dementia Study in Northern Norway. BMC Geriatrics, à paraître (doi: 10.1186/1471-2318-11-58).
Lustenberger, I., Schüpbach, B., von Gunten, A., & Mosimann, U.P. (2011). Psychotropic medication use in Swiss nursing homes. Swiss Medical Weekly, à paraître (doi: 10.4414/smw.2011.13254).
Mirowsky, J. (2011). Cognitive decline and the default American lifestyle. The Journals of Gerontology, Series B: Psychological Sciences, 66B(S1), i50-i58.
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