Dans une chronique antérieure (« La motivation durant le milieu de la vie influence l’apathie et la dépression chez les personnes présentant un vieillissement cérébral/cognitif problématique »), nous avons décrit l’étude de Mortby, Maercker et Forstmeier (2011) montrant que des aptitudes motivationnelles élevées durant le milieu de la vie étaient associées à plus de symptômes d’apathie et à davantage de symptômes dépressifs chez les personnes ayant reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer ». Ces données montrent que des aptitudes motivationnelles préalablement élevées peuvent, parfois, conduire ultérieurement à des conséquences négatives. Ce serait notamment le cas des personnes présentant un vieillissement cérébral/cognitif problématique : chez ces personnes, une motivation élevée durant le milieu de la vie susciterait le maintien ultérieur de buts difficilement atteignables (notamment du fait de problèmes cognitifs) et d’efforts motivationnels élevés, conduisant à la persistance de comportements non productifs et provoquant ainsi des manifestations accrues de dépression et d’apathie.
Néanmoins, même si des aptitudes motivationnelles élevées (un ensemble de capacités nécessaires à l’implémentation et la réalisation de buts personnels) durant le milieu de la vie peuvent avoir, dans certains cas, des effets contre-productifs, elles ont aussi différents effets bénéfiques et ont été positivement associées au bien-être physique et mental.
Cependant, aucune étude prospective n’a été entreprise afin d’explorer de façon directe la relation entre les aptitudes motivationnelles durant le milieu de la vie et le risque de développer un vieillissement cérébral/cognitif problématique (une « démence »). C’est ce à quoi se sont attelés Forstmeier et al. (2011). Plus spécifiquement, les auteurs ont examiné la relation entre les aptitudes motivationnelles en lien avec le métier et le risque de recevoir ultérieurement le diagnostic de « maladie d’Alzheimer » et de « trouble cognitif léger », et ce à partir des données de la « German Study on Ageing, Cognition and Dementia in Primary Care Patients (AgeCoDe) ».
Un total de 3’327 participants (50% d’un échantillon aléatoirement sélectionné), sans vieillissement cérébral problématique (« démence » ou « trouble cognitif léger ») et âgés entre 75 et 89 ans, ont été recrutés au sein de structures de soins primaires et ont ensuite été soumis à deux évaluations de suivi (après 1.5 et 3 ans).
Les aptitudes motivationnelles en lien avec le métier ont été évaluées (lors du deuxième suivi) à partir de la profession principale et au moyen du « Occupational Information Network, (O*NET) », le système officiel de classification des métiers utilisé par le Département du Travail des Etats-Unis. Il consiste en un lexique hiérarchiquement structuré d’environ 1’100 métiers et en un vaste ensemble de données concernant les caractéristiques de chaque métier (et de la personne qui l’occupe).
Il a tout d’abord été demandé aux participants (et aux proches quand c’était possible) d’indiquer le premier emploi qu’ils avaient occupé pendant au moins un an après la fin de la scolarité, l’emploi occupé le plus longtemps et le dernier emploi occupé dans leur vie professionnelle. Pour chaque emploi, la durée, l’intitulé du poste, les activités et les fonctions/responsabilités ont été recueillis. Seules les données relatives à l’emploi principal ont été utilisées dans les analyses.
Ensuite, les données relatives à l’emploi principal ont été codées selon les codes de O*NET. Les participantes qui ont été femmes au foyer durant la plus grande partie du temps ont été classées sur base du second emploi le plus longuement occupé. Les participantes qui ont été femmes au foyer durant toute leur vie ont été codées comme « personal and home care aides ».
A partir de cette catégorisation de l’emploi principal, deux variables motivationnelles, hautement corrélées avec les aptitudes motivationnelles auto-évaluées, mais pas avec une mesure d’intelligence cristallisée (verbale), ont été extraites ( pour la procédure utilisée et sa validation, voir Forstmeier & Maercker, 2008) : l’orientation des buts (développer des buts et plans spécifiques afin d’établir des priorités dans son travail, de l’organiser et de le réaliser) et la planification de l’action (déterminer le temps, le coût, les ressources et le matériel nécessaires pour accomplir les activités en lien avec son métier). Quatre variables cognitives ont également été extraites, hautement corrélées avec l’intelligence, mais pas avec les aptitudes motivationnelles auto-évaluées : l’attention sélective (la capacité de se concentrer sur une tâche pendant une certaine période, sans être distrait), la capacité d’identifier des problèmes (la capacité de dire que quelque chose est erroné ou le sera probablement), la capacité d’évaluer la performance (évaluer sa performance, celle des autres ou de l’institution afin d’aboutir à des améliorations) et la perception sociale (être conscient des réactions des autres et des raisons ayant conduit à ces réactions). Un score composite d’aptitudes motivationnelles et un score composite d’aptitudes cognitives ont ensuite été élaborés.
D’autres variables ont été prises en compte dans les analyses : le score au MMSE, un score de mémoire de travail, le niveau de scolarité, la fréquence de participation à des activités cognitives et physiques (évaluée durant le premier suivi), le réseau familial, les facteurs de risque vasculaires et les maladies vasculaires, la présence de dépression durant la vie et de symptômes dépressifs (évalués à l’entrée dans l’étude et lors des deux suivis) et la présence de l’allèle ε4 dans le gène ApoE.
Le diagnostic de « maladie d’Alzheimer » ou de « trouble cognitif léger » a été posé sur base des critères classiques, après un entretien structuré et un examen neuropsychologique réalisés par des médecins et psychologues.
Sur les trois ans de suivi, 313 (15.2%) participants ont développé un « trouble cognitif léger » et 71 (3%) une « maladie d’Alzheimer ». Par ailleurs, les analyses montrent que des aptitudes motivationnelles élevées (score composite) dérivées du métier principal sont associées à une réduction de 35% de développer un « trouble cognitif léger » et ce après avoir pris en compte l’influence des autres facteurs de risque et aussi des variables cognitives (score composite) dérivées du métier principal. Par ailleurs, il existe également une association entre les aptitudes motivationnelles en lien avec le métier et la survenue d’une « maladie d’Alzheimer », mais uniquement chez les porteurs de l’allèle ε4 dans le gène ApoE ; les auteurs indiquent néanmoins que cette dissociation entre porteurs et non-porteurs doit être considérée avec prudence, dans la mesure où le nombre de personnes ayant reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer » est réduit, rendant la puissance statistique de l’étude faible.
Cette étude est la première à avoir exploré et mis en évidence (sur un échantillon important et en contrôlant de nombreux autres facteurs de risque) la relation entre les aptitudes motivationnelles en lien avec le métier durant le milieu de la vie et le risque de vieillissement cérébral/cognitif problématique. Cette recherche n’est pas sans limites : outre le fait d’avoir utilisé des catégories diagnostiques contestables et contestées (« maladie d’Alzheimer » et « troubles cognitif léger ») plutôt que d’adopter une perspective en continuum, on peut également relever le fait que seulement 50% des participants ont accepté de participer (ce qui peut avoir conduit à un biais de sélection), le caractère indirect et rétrospectif de l’estimation des aptitudes motivationnelles, un suivi assez court et une sous-évaluation possible de la motivation des femmes, du fait de l’analyse menée sur le second métier chez les femmes ayant été longtemps femmes au foyer (encore que les résultats obtenus en retirant ces femmes de l’analyse sont restés similaires).
Des études ultérieures devraient donc être menées, notamment en utilisant d’autres mesures des aptitudes motivationnelles, afin de confirmer si ces aptitudes constituent bien un facteur de risque stable de vieillissement cérébral/cognitif problématique. Si cette relation entre motivation en lien avec le métier au milieu de la vie et vieillissement cognitif/cérébral était confirmée, il s’agirait aussi de s’interroger sur les mécanismes qui la sous-tendent: « réserve motivationnelle » renvoyant à la contribution des aptitudes motivationnelles tout au long de la vie à la réserve cérébrale ; influence des aptitudes motivationnelles sur les comportements en lien avec la santé, sur l’entraînement mental tout au long de la vie (et la réserve cognitive) et sur la dépression ; modulation de la réponse au stress ?
Plus généralement, ces données s’inscrivent bien dans la perspective selon laquelle la période du milieu de la vie est vraisemblablement une période critique pour le développement d’une réserve cognitive/cérébrale permettant de différer ou compenser l’apparition du déclin physique ou cognitif lié à la vieillesse. Comme l’indiquent Willis et al. (2010), il serait particulièrement important d’explorer les trajectoires qui conduisent à un fonctionnement biopsychosocial optimal durant cette période, impliquant une allocation équilibrée des ressources pour le développement de soi, pour le maintien des acquis et pour la régulation de pertes (voir notre chronique « La période du milieu de la vie : une période clé pour le vieillissement cérébral/cognitif »).
Forstmeier, S., Maercker, A., Maier, W., van den Bussche, H., Riedel-Heller, S., Kaduszkiewicz, H., et al. (2011). Motivational reserve: Motivation-related occupational abilities and risk of mild cognitive impairment and Alzheimer disease. Psychology and Aging, sous presse.
Forstmeier, S., & Maercker, A. (2008). Motivational reserve: Lifetime motivational abilities influence cognitive and emotional health in old age. Psychology and Aging, 23, 886-899.
Mortby, M.E., Maercker, A., & Forstmeier, S. (2011). Midlife motivational abilities predict apathy and depression in Alzheimer disease: The Aging, Demographics, and Memory study. Journal of Geriatric Psychiatry and Neurology, 24, 3, 151-160.
Willis, S.L., Martin, M., & Rocke, C. (2010). Longitudinal perspectives on midlife development: stability and change. European Journal of Ageing, 7, 131-134.
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