La possession de l’allèle E4 du gène de l’apolipoprotéine E (ApoE) est considérée comme un facteur de risque de la prétendue « maladie d’Alzheimer ». Par contre, les études qui ont exploré la relation entre la présence de l’allèle ApoE E4 et le déclin cognitif lié à l’âge, ne répondant pas aux critères de « démence », ont fourni des résultats contradictoires.
Schiepers et al. (2011) ont réexaminé cette question au moyen d’une étude longitudinale, en excluant les personnes ayant une « démence », en évaluant différents domaines du fonctionnement cognitif, et en contrôlant l’influence du niveau cognitif antérieur et des facteurs de risque vasculaires. En effet, selon les auteurs, seules des études longitudinales sont à même de déterminer si l’allèle ApoE E4 est réellement associé à un déclin cognitif au sein d’un groupe donné de personnes âgées. Par ailleurs, il s’agit d’exclure les personnes ayant une « démence », en particulier lors du suivi, et ce afin d’éviter une surestimation de l’association entre l’allèle ApoE E4 et le déclin cognitif lié à l’âge. De plus, il a été montré que l’allèle ApoE E4 pouvait affecter de façon spécifique le fonctionnement cognitif dans certains domaines ; dès lors, il importe d’évaluer différentes capacités cognitives et pas uniquement le fonctionnement cognitif global. Il est également essentiel de contrôler l’influence de la capacité cognitive antérieure, dans la mesure où il a été montré qu’environ 50% de la variance dans la capacité cognitive à l’âge adulte est expliquée par la capacité cognitive durant l’enfance. Enfin, il faut aussi contrôler l’influence possible de facteurs de risque vasculaires, car ces facteurs, tels que l’hypertension, le diabète et le tabagisme, sont associés au génotype ApoE.
Dans cette étude, le génotype ApoE a été déterminé chez 501 participants issus de la « Lothian Birth Cohort 1921 ». Le niveau intellectuel de ces personnes, durant l’enfance, avait été déterminé en 1932 (à l’âge de 11 ans). Par ailleurs, leur performance cognitive dans les domaines de la mémoire épisodique (mémoire de récits, immédiate et différée), du raisonnement abstrait (Matrices de Raven) et de la fluence verbale (fluence phonémique) a été évaluée quand elles avaient un âge moyen de 79 ans (501 personnes) et, à nouveau, à l’âge moyen de 83 ans (284 personnes) et à l’âge moyen de 87 ans (187 personnes) : ainsi, la relation entre l’allèle ApoE E4 et les changements cognitifs a été explorée sur une période de 8 ans. L’échantillon de 501 personnes a été constitué en retirant les personnes chez lesquelles, lors de la ligne de base, une histoire de « démence » avait été rapportée ou qui avaient un MMSE inférieur à 24, ainsi que les personnes qui ont développé des signes de « démence » durant la période de suivi. Lors de la ligne de base, tous les participants vivaient de façon indépendante dans la communauté et étaient pour la plupart en bonne santé.
Les analyses ont été menées au moyen de modèles linéaires mixtes (lesquels permettent d’inclure des personnes ayant des données incomplètes durant le suivi), après avoir contrôlé pour l’âge, le genre, le quotient intellectuel à 11 ans, le tabagisme, la consommation d’alcool, l’indice de masse corporelle, le cholestérol total, une histoire de maladie cardiovasculaire, une histoire de maladie cérébrovasculaire et une histoire de diabète et d’hypertension. Il faut par ailleurs relever que le statut ApoE E4 n’était pas associé à un taux plus élevé de « dropout » ou de mortalité durant le suivi.
Les résultats montrent que la possession de l’allèle ApoE E4 est associée à un déclin cognitif relatif plus important sur la période de 8 ans en mémoire épisodique verbale et en raisonnement abstrait. Par contre, la fluence verbale n’est pas affectée par le statut ApoE E4. Il est à noter que l’allèle ApoE E2 n’entretient aucun lien avec un changement dans la performance cognitive
Globalement, ces données indiquent que la présence de l’allèle ApoE E4 constitue non seulement un facteur de risque de vieillissement cérébral/cognitif problématique, mais qu’elle a aussi un impact sur le déclin cognitif de personnes « non démentes ».
Il faut néanmoins noter que l’influence de l’allèle ApoE E4 sur le déclin lié à l’âge dans des domaines particuliers du fonctionnement cognitif reste encore à déterminer, et ce en utilisant des tâches cognitives plus spécifiques. Ainsi, une méta-analyse récente de Wisdom et al. (2011), reprenant des études transversales effectuées cher des adultes sans « troubles cognitifs » (essentiellement des personnes âgées « non démentes »), a montré que les porteurs de l’allèle ApoE E4 ont un fonctionnement cognitif moins bon que les non-porteurs, et ce dans divers domaines, incluant la mémoire épisodique, le fonctionnement exécutif, la vitesse perceptive et même le fonctionnement cognitif global. Cependant, les auteurs reconnaissent que les conclusions de cette méta-analyse sont limitées par la variabilité des tests cognitifs utilisés, la faible qualité psychométrique et le caractère multi-déterminé de certains d’entre eux, ainsi que par la non prise en compte de facteurs confondants.
Néanmoins, la mise en évidence d’une relation entre l’allèle ApoE E4 et le déclin cognitif chez des personnes âgées « non démentes » constitue un argument supplémentaire pour s’affranchir de l’approche biomédicale catégorielle et pour envisager le vieillissement cérébral/cognitif selon un continuum d’expressions plus ou moins problématiques, sous l’influence de nombreux facteurs (environnementaux, psychologiques, biologiques, médicaux, sociaux et culturels) intervenant tout au long de la vie (voir aussi notre chronique « Le vieillissement cérébral/cognitif problématique ou la démence : une entité qualitativement distincte ou un continuum? »).
Des études ultérieures devraient poursuivre l’exploration de la contribution de l’allèle ApoE E4 au déclin plus ou moins problématique dans certains domaines cognitifs (sans a priori de type catégoriel et au moyen de tâches cognitives plus pertinentes) et en examinant les interactions potentielles entre ce facteur génétique et d’autres facteurs de risque. Les mécanismes impliqués dans cette association se devraient également d’être explorés.
En tout cas, ces études devront considérer la contribution de l’ApoE E4 dans toute sa complexité, avec des influences variées (à la fois négatives et positives) et modulées par de nombreux facteurs (éducation, genre, facteurs vasculaires, etc.). Ainsi, par exemple, Lock, Prest et Lloyd (2006) rappellent que l’ApoE E4 agit de façon inattendue dans certaines populations et, notamment, semble protéger contre la « démence » chez les Pygmées et d’autres populations, dont l’économie de subsistance était jusqu’il y a peu dominée par la chasse et la cueillette.
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Lock, M., Prest, J., & Lloyd, S. (2006). Genetic susceptibility and Alzheimer’s disease: the penetrance and uptake of genetic knowledge. In A. Leibing & L. Cohen (Eds.), Thinking about dementia: culture, loss, and the anthropology of senility. New Jersey: Rutgers University Press.
Schiepers, O.J.G., Harris, S.E., Gow, A.J., Pattie, A., Brett, C.E., Starr, J.M., & Deary, I.J. (2011). APOE E4 status predicts age-related cognitive decline in the ninth decade: longitudinal follow-up of the Lothian Birth Cohort 1921. Molecular Psychiatry, sous presse (doi:10.1038/mp.1010.137).
Wisdom, N.M., Callahan, J.L., & Hawkins, K.A. (2011). The effect of apolipoprotein E on non-impaired cognitive functioning: A meta-analysis. Neurobiology of Aging, 32, 63-74.
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