S’affranchir d’une approche catégorielle, réductionniste et pathologisante du vieillissement cérébral/cognitif pour prendre en compte la multitude de facteurs (biologiques, psychologiques sociaux, culturels et environnementaux) qui en module l’évolution plus ou moins problématique tout au long de la vie, c’est à la fois changer de paradigme théorique, de méthodes de recherche ainsi que de pratiques cliniques et sociales.
En particulier, pour les psychologues clinicien(ne)s spécialisé(e)s en neuropsychologie et psychogérontologie, il s’agit de concevoir autrement leur activité d’évaluation et la manière avec laquelle ils/elles en font le compte-rendu, mais aussi d’envisager différemment leur activité d’intervention, en l’intégrant davantage dans la communauté et en la focalisant sur la personne dans son individualité et la complexité de son fonctionnement.
Au plan de l’évaluation psychologique, ce changement d’approche devrait conduire à l’élaboration d’une formulation de cas prenant en compte différents types de processus psychologiques (cognitifs, affectifs, motivationnels, relationnels) empiriquement fondés, qui tente de les intégrer dans une interprétation psychologique cohérente, tout en considérant le rôle des facteurs sociaux, des événements de vie et des facteurs biologiques (voir notre chronique « Les symptômes dépressifs chez les personnes présentant un vieillissement cérébral/cognitif problématique »). Par ailleurs, plutôt que d’annoncer l’existence d’une « maladie » effrayante et implacable, la transmission des résultats de cette évaluation devrait plutôt mettre l’accent sur ce qui relie la personne aux autres, se focaliser sur les capacités préservées et les multiples moyens qui peuvent être mis en œuvre pour optimiser son vieillissement et insister sur le fait que même avec un vieillissement cérébral/cognitif problématique, la personne peut garder une vitalité, une insertion sociale, un sens à son existence et un épanouissement personnel.
En ce qui concerne la prise en charge, il s’agirait de privilégier une approche individualisée, visant des buts concrets et spécifiques dans la vie quotidienne, et fondée sur différents types d’interventions : cette approche devrait donc être multiple, intégrée et mise en place au sein de la communauté (en première ligne). Ses objectifs seront d’optimiser la qualité de vie des personnes, de maintenir la confiance en soi, le sentiment d’efficacité et de contrôle de son existence, d’améliorer les relations familiales et de permettre l’intégration dans la communauté, en y trouvant des buts et un rôle social valorisants
Dans une chronique précédente (« Quand une absence d’effet bénéfique d’un plan de soin destiné à des personnes ayant reçu le diagnostic de soi-disant « maladie d’Alzheimer n’étonne pas… »), nous avons rapporté les résultats d’une étude (Nourhashemi et al., 2010) ayant montré que le plan français de Soin et d’Aide destiné aux personnes âgées ayant reçu un diagnostic de « maladie d’Alzheimer » et administré via des Cliniques de la Mémoire spécialisées ne s’était pas avéré efficace. Selon nous, trois raisons principales permettent d’expliquer cette absence d’efficacité : 1. Ce plan s’inscrivait dans une démarche majoritairement pathologisante et focalisée sur les déficits ; 2. Il ne comportait aucune proposition d’intervention spécifique et individualisée visant à optimiser le fonctionnement cognitif et socio-émotionnel dans la vie quotidienne des personnes présentant un vieillissement problématique, au-delà de conseils et principes généraux, souvent assez vagues, concernant les troubles du comportement ; 3. Les conseils étaient essentiellement transmis verbalement, éventuellement par écrit, et donc sans accompagnement régulier au quotidien
Dans une chronique ultérieure (« Une autre façon d’organiser les cliniques de la mémoire »), nous avons mis en question la pertinence des Cliniques de la Mémoire spécialisées, souvent établies dans un contexte hospitalier, et avons suggéré qu’il faudrait plutôt offrir aux personnes âgées présentant un vieillissement cérébral problématique, ainsi qu’à leurs proches, des possibilités d’évaluation, de conseils, d’intervention et de suivi au sein même de leur milieu de vie, c’est-à-dire dans des structures de soins primaires.
Face à l’inadéquation des structures et démarches actuelles d’évaluation et d’intervention, certains psychologues spécialisés en neuropsychologie et psychogérontologie ont initié des changements dans leurs pratiques cliniques. Ainsi, lors de la 1ère Journée Francophone de Psychogérontologie, organisée à Paris (le 28 mai 2011) par la Fédération Française des Psychologues et de Psychologie, plusieurs exposés ont décrit ces pratiques différentes, et en particulier les exposés proposés par Jérôme Erkes (Psychologue spécialisé en neuropsychologie, Centre Antonin Balmès, Service de Gérontologie Clinique, CHU Montpellier) et Virginie Mattio (Psychologue spécialisée en neuropsychologie, CORIDYS VAR – Var Guidance Domicile, La Seyne sur Mer).
Changer les pratiques d’évaluation neuropsychologique en consultation mémoire
Dans son exposé (« Restituer le bilan neuropsychologique au patient et à l’aidant : une approche collaborative et centrée sur la personne »), Jérôme Erkes montre comment il est possible, dès à présent, de modifier certaines pratiques dans le contexte classique d’une consultation mémoire. Il part du constat selon lequel le nombre de consultations mémoire a considérablement augmenté en France, passant de 200 en 2003 à plus de 500 actuellement. Par ailleurs, il indique en quoi ces consultations adoptent en majorité une approche médicale, centrée sur le diagnostic et la mise en place d’un traitement pharmacologique. Une moitié environ de ces consultations proposent néanmoins un accompagnement aux personnes âgées ayant reçu un diagnostic de « démence » et à leurs proches, et ceci essentiellement dans le cadre d’hôpitaux de jour.
Ensuite, il décrit la démarche dominante de la consultation dans ce type de structure et la place qu’occupe l’évaluation neuropsychologique : demande d’examen neuropsychologique par le médecin en vue d’un diagnostic, évaluation neuropsychologique visant à rechercher des déficits cognitifs spécifiques évoquant une « pathologie neurodégénérative », transmission d’un compte-rendu au médecin demandeur, lequel transmet les résultats à la personne âgée et à ses proches (résultats normaux ou annonce d’un diagnostic). Dans ce contexte, l’évaluation est subie passivement par la personne, elle constitue fréquemment une situation anxiogène et ses apports et bénéfices sont minces : très souvent, la personne âgée et ses proches se retrouvent livrés à eux-mêmes et en souffrance psychologique, manquant d’informations - autres que médicales - pour faire face aux difficultés particulières qu’ils rencontrent au quotidien et soumis à la stigmatisation nourrie par l’évaluation neuropsychologique qui a « objectivé l’existence d’ un état pathologique ».
Sur la base de ces constats, Jérôme Erkes montre en quoi est venue l’idée de mettre en place une consultation de feedback, menée par les psychologues eux-mêmes. Une telle consultation correspond d’ailleurs à ce qu’impose le code de déontologie des psychologues et elle peut aider la personne âgée et ses proches à mieux comprendre les difficultés rencontrées dans la vie quotidienne. Dans d’autres domaines de la pratique clinique en psychologie (états psychopathologiques, traumatismes crâniens), il a été montré que ces consultations de feedback avaient un impact positif sur l’adhérence au traitement et à la prise en charge et étaient très appréciées des personnes.
De façon plus spécifique, ces consultations de feedback organisées au sein de la consultation mémoire dans laquelle travaille Jérôme Erkes abordent les points suivants : la validité et l’apport réel de l’étiquette diagnostique, dans le but de modifier la vision et les représentations habituelles de la « maladie » (les stéréotypes négatifs) ; descriptions des résultats en termes de forces et de faiblesses (en commençant par les forces) ; présentation accessible des tests, des processus sous-jacents et des performances obtenues (en impliquant au maximum la personne dans ce compte-rendu) ; mise en relation des performances aux tests avec des situations de la vie quotidienne ; évocation des aspects émotionnels et de leur impact sur le fonctionnement cognitif ; discussion concernant des difficultés quotidiennes non évoquées précédemment.
A partir de ce compte-rendu de l’évaluation neuropsychologique, une réflexion est menée avec la personne âgée et le proche aidant sur les adaptations et interventions qui pourraient être utiles compte tenu « des forces et des faiblesses », et la personne âgée et/ou le proche aidant peuvent ensuite être orientés vers une prise en charge ou un travail complémentaire. Dans certains cas, ce travail complémentaire s’effectue au sein même de la consultation mémoire, essentiellement via un travail avec le proche aidant (formation et entraînement à l’utilisation de stratégies visant à diminuer l’impact des troubles, accompagnement de la mise en place d’aides externes, psychoéducation sur les stratégies de « coping »), sur la base d’une à cinq séances (Jérôme Erkes indique néanmoins que ce suivi auprès des aidants n’est pas encore complètement structuré).
Intégrer les interventions psychosociales au sein de la communauté
Dans son exposé (« L'accompagnement au domicile dans les actes de la vie quotidienne: vers une inclusion des sujets dans la société »), Virginie Mattio a d’abord indiqué en quoi, ayant exercé en consultation mémoire et en accueil de jour pour (soi-disant) malades d’Alzheimer, elle a été confrontée à des pratiques professionnelles qui ne lui semblaient pas respecter certains principes éthiques et déontologiques de la profession de psychologue, notamment le peu de réponses apportées aux difficultés rencontrées par les personnes âgées présentant des troubles cognitifs (et par leurs proches) et vivant à domicile.
Dans ce contexte, Virginie Mattio a travaillé, avec son collègue Damien Sernis, à la création d’un service innovant en matière d’accompagnement de personnes âgées présentant des troubles cognitifs. Après un bref rappel du contexte actuel quant à la perte d’autonomie après 60 ans en France et des principes généraux (droits de l’homme et du citoyen, principes éthiques et code de déontologie des psychologues) qui les ont animés, Virginie Mattio a décrit la démarche qu’ils ont adoptée pour faire reconnaître les interventions des psychologues au domicile des personnes.
Tout d’abord, Ils sont partis de la circulaire (ANSP/DGEFP/DGAS no 1-2007 du 15 MAI 2007) donnant en France agrément aux organismes de services à la personne (notamment les chapitres : « 4.1.9 : aide aux personnes âgées » et « 4.1.10: aide aux personnes handicapées »), circulaire qui décrit les services à la personne comme suit :
« Cette activité recouvre :
* l’accompagnement et l’aide aux personnes dans les actes essentiels de la vie quotidienne (…) ; dans ce cadre peuvent être, notamment, intégrées les prestations de vigilance, visites physiques de convivialité permettant de détecter des signes ou comportements inhabituels des personnes ; cette prestation est effectuée en lien avec l’entourage et/ou les services compétents ;
* l’accompagnement et l’aide aux personnes dans les activités de la vie sociale et relationnelle (accompagnement dans les activités domestiques, de loisirs, et de la vie sociale, soutien des relations sociales...) à domicile ou à partir du domicile ; font notamment partie de cette activité les prestations d’animation culturelles et artistiques pour des personnes gravement malades ou en fin de vie maintenues au domicile
* le soutien des activités intellectuelles, sensorielles et motrices ; dans ce cadre, peuvent être, notamment, agréées les activités comprenant des interventions au domicile de personnes en perte d’autonomie, afin de les aider à adapter leurs gestes et modes de vie à leurs capacités d’autonomie dans leur environnement, tout en permettant, dans le même temps, d’optimiser l’accompagnement des aidants eux-mêmes. »
Sur cette base, ils ont proposé aux institutions concernées (Directions Départementales du Travail, de l’Emploi et de la Formation Professionnelle et Conseil Général du Var) la création d’un service à domicile, en leur précisant qu’ils souhaitaient intervenir uniquement auprès de personnes présentant des troubles cognitifs, ayant constaté un certain manque de spécialisation des professionnels intervenant auprès de ces personnes. Ils ont précisé que les encadrants de ce service seraient des psychologues spécialisés en neuropsychologie.
Dans un premier temps, cette demande n’a pas été acceptée, avec plus précisément un refus d’agréer des actes de psychologie normalement non remboursés. Ceci a nécessité une reformulation des objectifs en des termes acceptables par les instances officielles : ainsi, les « bilans neuropsychologiques » ont-ils été modifiés en « évaluations des besoins » ; la « remédiation ou stimulation cognitive » a été remplacée par « soutien des activités intellectuelles, de la vie sociale et relationnelle » ; l’« ergonomie cognitive » a été changée en « aider ou effectuer l'aménagement de l'espace dans un but de confort et sécurité » ; et « suivi, guidance des proches » a pris la forme de « optimiser l’accompagnement des proches ».
Cette approche s’inscrit parfaitement dans l’idée selon laquelle la fonction des psychologues ne se limite pas à la réalisation d’une évaluation des fonctions cognitives au moyen de tests standardisés, mais qu’ils ont également à explorer le retentissement des déficits observés sur le fonctionnement dans la vie quotidienne, et ce en prenant en compte divers facteurs (capacités préservées, contexte de vie, personnalité, réponses émotionnelles, etc.). Comme l’indique Virginie Mattio, c’est seulement ainsi que les psychologues pourront proposer des interventions individualisées et centrées sur les difficultés dans la vie quotidienne, incluant aussi l’aménagement de l’environnement de vie, la mise en place d’aides externes, l’information, les conseils et l’aide aux proches aidants et aux autres intervenants ainsi que la modification du regard que la société porte sur les personnes âgées, en particulier celles présentant un vieillissement cognitif problématique. Virginie Mattio ajoute qu’il s’agit aussi de favoriser la circulation de ces personnes et le maintien des interactions sociales et du lien avec l’extérieur, tout en alliant protection et liberté de se déplacer et en réfléchissant (avec toutes les personnes impliquées, y compris la personne âgée elle-même) aux problèmes éthiques soulevés par les différentes options technologiques de sécurisation.
L’exposé de Virgine Mattio s’est terminé par une illustration de leur démarche d’accompagnement dans la vie quotidienne chez une personne âgée, dans différents domaines et en prenant en compte ses forces et faiblesses cognitives spécifiques :
* l’indépendance pour les actes de la vie courante : p. ex., diverses adaptations permettant à la personne de conserver l’utilisation d’un téléphone portable (simplifier le clavier avec masquage de certaines touches, automatiser au maximum les procédures et écrire directement les prénoms des personnes à appeler, téléphone à clapet pour faciliter les opérations de décrocher et raccrocher, téléphone sur lequel il existe une fonction « raccourci clavier » permettant de pré-enregistrer un numéro de téléphone et de le faire correspondre à une seule touche) ;
* l’occupation et les loisirs : p. ex., favoriser la réalisation des activités de dessin, via des techniques d’amorçage (comme laisser le matériel à vue, dans la pièce à vivre, près de la table où s’installe généralement la personne) ; ne proposer que des couleurs vives, la personne ayant tendance à abandonner son dessin lorsque les couleurs sont trop ternes ;
* l’intégration sociale et le rôle social : p. ex., impliquer la personne dans l’achat et la préparation de cadeaux de Noël, ce qui a amené une valorisation de soi, un plaisir d’offrir et le maintien du statut de mère et de grand-mère.
Conclusions
Ces exemples sont encourageants et montrent qu’un changement de pratiques est possible chez les psychologues clinicien(ne)s travaillant auprès de personnes âgées qui présentent des troubles cognitifs. Comme nous l’avons déjà indiqué précédemment, le temps nous paraît venu pour que les psychologues francophones spécialisé(e)s en neuropsychologie et psychogérontologie se réunissent et proposent des recommandations concernant les pratiques d’évaluation et d’intervention dans ce domaine. Il s’agirait d’inscrire ces recommandations dans le cadre d’une réflexion plus large sur la prise en charge globale et individualisée des personnes âgées présentant un vieillissement cérébral/cognitif problématique et sur le développement de structures d’évaluation, de conseils, d’interventions et de suivi insérées dans le milieu de vie des personnes.
Un exemple d'aide-externe destinée à favoriser l'autonomie
au quotidien. Ici, un MEM-X, qui délivre à des heures préci-
ses des messages ou instructions enregistrés par un proche.
Une revalidation cognitive permet d'optimiser son utilisation.
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