S’inscrivant dans une perspective à bien des égards proche de celle que nous défendons dans ce blog, plusieurs voix ont réagi, de façon nette, à la contradiction étonnante que constitue, d’une part, le constat effectué par la Haute Autorité de Santé en France d’un Service Médical Rendu faible (en réalité, d’une inefficacité) des médicaments anti-Alzheimer et, d’autre part, le maintien du remboursement de ces produits (voir notre chronique « La Haute Autorité de Santé en France conclut à l’inefficacité des médicaments contre la « maladie d’Alzheimer » : cela mènera-t-il à un changement d’approche ? »).
Ainsi, dans un entretien publié dans le journal Libération du 8 novembre 2011 (http://www.liberation.fr/vieillesse-dependance,100097), le professeur Olivier Saint-Jean, chef du service de gériatrie à l’hôpital européen Georges-Pompidou indique en quoi il s’agit là d’« un très bel exemple de surmédicalisation, faute de pouvoir penser une médecine différente pour les personnes âgées ». Il ajoute que la multiplication des examens et analyses à la recherche de marqueurs biologiques ne change rien à prise en charge de ces malades. Selon lui : « Tout cela n’a pas de sens, sauf celui de satisfaire cette logique biomédicale sur la vieillesse qui cherche à s’imposer ». Il montre bien en quoi, pendant longtemps, les vieux qui perdaient la tête étaient considérés comme séniles ou gâteux, mais « restaient dans la logique du monde des vivants ». A partir des années 70, on a enfermé les vieux « déments » dans des services de long séjour et, plus récemment, on a cherché « à transformer la vieillesse en la saucissonnant, en la faisant entrer dans des catégories médicales »; ainsi, « être vieux serait la dernière des maladies ».
Il reconnaît que cette évolution médicalisante a pu avoir des effets positifs en induisant un intérêt plus important de la part des médecins pour les difficultés rencontrées par les personnes âgées, mais, ajoute-t-il, « une partie du corps médical n’a pas pu s’arrêter ». Les personnes âgées ont ainsi accès à tous les soins, y compris les techniques les plus lourdes comme la réanimation, mais cela s’est fait sans conscience, sans recul, avec « une pertinence moindre, en tout cas incertaine », et, le plus souvent, sans prendre l’avis des personnes. Olivier Saint-Jean conclut en disant que, précédemment, on expliquait tout par le vieillissement, en considérant qu’il n’y avait rien à faire, et que maintenant on pense que la vieillesse est une maladie qu’il faut traiter. Il indique en quoi une médicalisation peut être utile (« comme dans les pathologies cardiaques »), mais, pour le reste, il s’interroge… Il termine l’entretien par ces mots: « J’en viens même à penser qu’aujourd’hui, un des enjeux majeurs serait de démédicaliser la maladie d’Alzheimer ».
Dans son introduction (« Des individus à 100% ») à la Revue de Presse nationale et internationale de Novembre 2011 proposée par la Fondation Médéric Alzheimer (http://www.alzheimer-fr.org/presse), Jacques Frémontier s’interroge lui aussi sur le maintien du remboursement de médicaments considérés comme ayant une efficacité faible, « alors que les thérapies non médicamenteuses ne seront pas elles-mêmes remboursées…. ».
Nous serions ainsi placés devant la contradiction insoluble de « dépenser deux cent soixante-dix millions d’euros pour des médicaments aussi incertains, ou se condamner à un effondrement du secteur médical consacré à la maladie d’Alzheimer ». En effet, « s’il n’y a plus de médicaments, que dire désormais aux malades ? » (voir l’intervention du professeur Bruno Dubois, relatée dans notre chronique « Déclin cognitif chez les personnes âgées, style de vie contemporain et accumulation de médicaments »).
Selon Jacques Frémontier, pour sortir de cette contradiction, nous pourrions peut-être « à titre d’hypothèse provisoire, tenter l’aventure d’une logique différente : et si nous décidions qu’il n’existe plus de « personnes malades », ni d’ « aidant », ni même de « soignant », mais juste des individus, des cas uniques, chacun relevant d’un regard spécifique ».
Renvoyant à Peter Whitehouse et Daniel George dans leur livre « Le mythe de la maladie d’Alzheimer » et à d’autres personnes à leur suite qui ont montré en quoi « l’on aurait arbitrairement regroupé sous un même vocable un certain nombre de symptômes qui auraient leur étiologie propre », Jacques Frémontier indique qu’ « une même logique pourrait nous amener à considérer qu’il existe avant tout des individus souffrant de déficits cognitifs variés, irréductibles à un modèle unique ». Il poursuit: « Et tout le secret d’une bonne approche thérapeutique résiderait justement dans la reconnaissance claire de cette affirmation ».
Il s’agirait, dès lors, de décrypter les besoins ou attentes de la personne, porteuse d’une histoire unique. Jacques Frémontier ajoute que la personne définie « comme individu et non comme figure anonyme d’une catégorie médicale, reste donc pleinement sujet de droit jusqu’à l’ultime moment de son existence ». Selon lui, ce changement de regard restera cependant inopérant « si une telle révolution culturelle ne concernait pas aussi les aidants et même certains soignants ».
Manifestement, les choses bougent… et la conception biomédicale dominante est de plus en plus contestée. Néanmoins, la mise en place d’une autre approche du vieillissement, prenant réellement en compte la personne âgée dans toute sa complexité et son individualité, nécessitera de contrecarrer des forces multiples, culturelles et idéologiques (avec, profondément ancré, le rêve de la jeunesse éternelle), mais aussi le pouvoir de l’ « empire Alzheimer » (dans ses composantes scientifiques, politiques, industrielles et associatives) et la désinformation qui y est reliée.
Ainsi, par exemple, dans leur livre « Menaces sur nos neurones. Alzheimer, Parkinson…. Et ceux qui en profitent », Marie Grosman et Roger Lenglet (2011) consacrent un chapitre (chapitre III, « Le grand consensus ») au « Train pour Tout savoir sur la Maladie (d’Alzheimer) » qui, en septembre 2010, s’est arrêté dans toutes les grandes villes de France, et dans lequel, selon la SNCF et France Télévision -qui se présentent comme les organisateurs-, des spécialistes ont « prévenu, informé et donné des précisions concrètes sur la maladie, mais également fait le point sur les recherches en cours ». Les auteurs montrent en quoi ce projet de train (en réalité initié par un conseiller direct de Nicolas Sarkozy) a été conçu en lien étroit avec les laboratoires pharmaceutiques et d’autres entreprises ayant des intérêts économiques clairs dans la « maladie d’Alzheimer » (ainsi qu’avec l’Association France Alzheimer), le tout avec une contribution massive de spécialistes en communication commerciale. Il s’agit donc d’une exposition « sous influence », et ce avec la présence d’hommes et de femmes politiques, de stars et d’experts/professeurs/chercheurs très liés aux laboratoires pharmaceutiques, sous l’œil de nombreux medias qui n’ont eu aucun regard critique et qui n’ont posé aucune question dérangeante ou imprévue. On peut ainsi comprendre que les informations transmises ont été taillées sur mesure en fonction de la conception biomédicale et réductionniste dominante, avec notamment une marginalisation de la prévention.
Ce projet a culminé par le 6ème gala de l’« International Foundation for Research on Alzheimer Disease » (Ifrad) réunissant le gratin parisien sous la haut patronage de Nicolas Sarkozy, l’argent récolté à cette occasion (dons, repas, loterie) étant destiné à l'Ifrad. Les auteurs nous apprennent que cette fondation a pour projet prioritaire d’associer des responsables des principaux laboratoires de recherche sur la maladie d’Alzheimer, afin de « centraliser en un même lieu, le Centre National d’Information et de Recherche sur la maladie d’Alzheimer (CNIR-MA), l’ensemble de leurs résultats » (un des objectifs de l’Ifrad étant de créer un registre national des patients). Comme l’indiquent Marie Grosman et Roger Lenglet, il paraît « choquant qu’une association privée devienne responsable d’une structure d’utilité publique aussi sensible ».
Pour conclure, et en reprenant une phrase de Grosman et Lengelt, « la maladie d’Alzheimer ne fait pas que des malheureux. Elle offre un " effet d’aubaine " non seulement pour l’industrie pharmaceutique et d’innombrables laboratoires de recherche génétique, mais également pour les conseillers politiques en quête d’opportunités médiatiques pour leur mentor. ».
Grosman, M., & Lenglet, R. (2011). Menaces sur nos neurones. Alzheimer, Parkinson… Et ceux qui en profitent. Arles : Actes Sud.
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