Traditionnellement, le déclin cognitif graduel lié à l’âge a été attribué à des processus développementaux « normaux » qui se distingueraient du déclin cognitif consécutif à des processus neuropathologiques, tels que ceux qui sous-tendraient la soi-disant « maladie d’Alzheimer » ou d’autres types de démences.
Cependant, peu d’études ont explicitement examiné chez les personnes âgées les relations entre les changements cognitifs apparaissant avec le temps et la présence de caractéristiques neuropathologiques. C’est précisément ce qu’ont entrepris Wilson et al. (2010).
Dans leur étude, 350 personnes (des religieux et religieuses ayant participé à l’étude dite des Ordres Religieux ; voir Wilson et al., 2004) ont été soumises à une évaluation cognitive annuelle pendant une période allant jusqu’à 13 ans. Par ailleurs, leur cerveau a été autopsié quand elles sont décédées (l’âge moyen du décès était de 86.7 ans). L’évaluation cognitive a permis d’obtenir des scores spécifiques de mémoire épisodique, de mémoire sémantique, de mémoire de travail et de vitesse perceptive, ainsi qu’un score composite de cognition globale. Au plan de l’autopsie, plusieurs mesures neuropatholologiques ont été effectuées : la densité de dégénérescences neurofibrillaires, la présence de corps de Lewy, ainsi que l’existence d’infarctus cérébraux (micrososcopiques et plus importants).
Les résultats montrent tout d’abord que, durant le suivi et sur l’ensemble des participants, la vitesse globale de déclin cognitif (identifiée via le score composite de cognition) était dans un premier temps graduelle, puis a plus que quadruplé durant les 4 à 5 dernières années de la vie. En d’autres termes, deux composantes du déclin cognitif ont été observées : une composante de déclin graduel, que les auteurs ont appelées « déclin cognitif lié à l’âge », et une composante de déclin abrupt, caractérisée comme un déclin lié à la « maladie » ou à la « démence ».
Par ailleurs, une densité plus élevée de dégénérescences neurofibrillaires, la présence de corps de Lewy et l’existence d’infarctus cérébraux étaient, pour chacune de ces mesures, associées à un déclin plus rapide dans la composante graduelle dite « liée à l’âge ». Il faut également relever que pratiquement la totalité du déclin cognitif dit « lié à l’âge » découlait de la présence des trois mesures neuropathologiques.
De plus, la densité de dégénérescences neurofibrillaires et la présence de corps de Lewy (mais pas l’existence d’infarctus) étaient, également pour chacune des deux mesures, associées à la composante de déclin cognitif abrupt. Il faut relever que, contrairement à ce qui a été observé pour le déclin graduel « lié à l’âge », une partie substantielle de la composante de déclin abrupt n’était pas expliquée par les mesures neuropathologiques, ce qui indique que d’autres facteurs que les dégénérescences neurofibrillaires et les corps de Lewy entrent en jeu dans cette accélération du déclin.
Notons enfin que, quand on intègre simultanément les trois types de caractéristiques neuropathologiques dans l’analyse, on observe que les dégénérescences neurofibrillaires sont associées au déclin dans les 4 domaines cognitifs explorés (mémoire épisodique, mémoire sémantique, mémoire de travail et vitesse perceptive), et ce pour les deux composantes du déclin cognitif (graduel et abrupt). Par contre, les corps de Lewy sont associés au déclin de la vitesse de traitement dans la composante graduelle et au déclin de la mémoire épisodique et de la mémoire sémantique dans la composante abrupte. Enfin, les infarctus sont liés au déclin de la mémoire de travail.
Ces résultats sont importants, car ils mettent en question la conception classique selon laquelle le déclin cognitif graduel lié à l’âge serait un processus de vieillissement « normal », dissociable d’un vieillissement dit « pathologique ». En fait cette étude montre que plusieurs facteurs neuropathologiques contribuent à expliquer pratiquement l’entièreté du déclin cognitif manifesté par bon nombre de personnes âgées. Il faut néanmoins relever que les corrélations entre les mesures neuropathologiques post-mortem et le déclin cognitif sont loin d’être parfaites : en d’autres termes, il existe des personnes âgées qui, avec un niveau de caractéristiques neuropathologiques équivalent, présentent des vitesses de déclin différentes. Ceci confirme qu’il existe d’importantes différences individuelles dans les conséquences cognitives des changements neuropathologiques explorés.
Les relations entre les changements neuropathologiques et le déclin cognitif sont donc complexes et semblent varier en fonction du type de mesure neuropathologique, de la portion de la trajectoire de déclin explorée et du domaine cognitif évalué.
Cette recherche comporte plusieurs limites qu’il importe de mentionner (et que les auteurs reconnaissent d’ailleurs). Il faut tout d’abord mentionner que le mode de vie même des personnes âgées explorées dans cette recherche (des religieux) a très vraisemblablement réduit une part importante de la complexité des processus en jeu dans le vieillissement cérébral/cognitif, ainsi que des différences interindividuelles dans les mécanismes impliqués. Par ailleurs, on ne dispose d’aucune information précise concernant le contexte dans lequel ces personnes ont vécu leurs dernières années de vie : or, on sait que ce contexte peut avoir un impact important sur le déclin cognitif des personnes (voir, par exemple, notre chronique précédente « Le placement dans une structure d’hébergement à long terme est associé à un déclin cognitif accéléré chez les personnes ayant reçu le diagnostic de "maladie d’Alzheimer"»). Les auteurs reconnaissent également que le fait d’avoir établi en fonction de leur modèle statistique un point de séparation fixe pour tous les participants (52 mois avant le décès) entre la composante graduelle et abrupte du déclin cognitif n’a pas permis de capter les différences individuelles dans l’installation du déclin cognitif accéléré, ce qui peut avoir eu un impact sur les résultats. Notons enfin que les atteintes vasculaires évaluées dans cette recherche ne constituent qu’une approche très limitée du vieillissement cérébral vasculaire (dans ses multiples manifestations, par ex., de raréfaction des microvaisseaux ou de réduction de la plasticité microvasculaire), lequel semble constituer une voie d’approche fondamentale du déclin cognitif des personnes âgées (voir Ungvari et al., 2010 ; Le Couteur & Lakatta, 2010)
Idéalement, une étude analogue à celle de Wilson et al. devrait être menée sur une population plus hétérogène, en effectuant des mesures neuropathologiques plus diversifiées, en prenant en compte l’influence de différents facteurs génétiques et liés au style de vie, à l’environnement, au niveau d’éducation, à la personnalité, etc., et en adoptant une analyse plus apte à identifier les différences interindividuelles dans les trajectoires de déclin.
Quoi qu’il en soit, cette étude nous paraît apporter des éléments supplémentaires en faveur d’une conception qui suggère d’envisager le vieillissement cérébral/cognitif dans une perspective de continuum et comme étant déterminé par de multiples facteurs en interaction, pouvant intervenir tout au long de la vie.
Le Couteur, D.G., & Lakatta, E.G. (2010). A vascular theory of aging. Journal of Gerontology A: Biological Sciences, 65A, 1025-1027.
Ungvari, Z., Kaley, G., de Cabo, R., Sonntag, W.E., & Ciszbar, A. (2010). Mechanisms of vascular aging: New perspectives. Journal of Gerontology A: Biological Sciences, 65A, 1028-1041.
Wilson, R.S., Bienias, J.L., Evans, D.A., & Bennett, D.A. (2004). Religious Orders Study: Overview and change in cognitive and motor speed. Aging, Neuropsychology, and Cognition, 11, 280-303.
Wilson, R.S., Leurgans, S.E., Boyle, P.A., Schneider, J.A., & Bennett, D.A. (2010). Neurodegenerative basis of age-related cognitive decline. Neurology, 75, 1070-1075.
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