Diverses études longitudinales ont mis en évidence de grandes différences interindividuelles dans l’importance du déclin cognitif chez les personnes âgées. Ces différences dans les trajectoires longitudinales vont, au fil du temps, se traduire par une variabilité accrue du fonctionnement cognitif au sein d’une population de personnes âgées explorée à un moment donné (variabilité classiquement observée par les études transversales).
Dans une recherche récente, Mungas et al. (2010) ont examiné les trajectoires de changement cognitif au sein d’un échantillon de 369 personnes âgées (de 74.3 ans en moyenne), diverses au plan ethnique et socio-éducatif, et présentant un vieillissement cognitif plus ou moins problématique. La durée moyenne du suivi était de 2.9 ans (1.4 à 7.7 ans) et le nombre d’évaluations cliniques et cognitives variaient de 2 à 6 et plus.
Une évaluation clinique initiale (incluant entre autres un examen neuropsychologique) a conduit à identifier 50.9 % de personnes dites « cognitivement normales », 33.9 % de personnes avec un « Mild Cognitive Impairment (MCI) » et 15.2 % de personnes avec une « démence » (d’étiologies différentes telles que, en majorité, démence dite « d’Alzheimer », mais aussi démence avec corps de Lewy, démence vasculaire, démence mixte, démence fronto-temporale…). Une évaluation clinique longitudinale a également menée afin d’identifier les changements dans le diagnostic (de « normal » à « MCI » ou « démence », ainsi que de « MCI » à « démence »).
Par ailleurs, les participants ont également été soumis à une évaluation cognitive longitudinale en utilisant des mesures composites de mémoire épisodique (score composite dérivé d'une tâche d'apprentissage de liste de mots à plusieurs essais), de fonctionnement exécutif (score composite construit à partir de tâches de fluence catégorielle, phonémique et de mémoire de travail - empan de chiffres, empan visuel à l'envers et une tâche qui associe maintien temporaire et sériation d'items) et de mémoire sémantique (dénomination d'objets et association d'images), psychométriquement appariées. Ces mesures cognitives étaient différentes de celles composant l’examen neuropsychologique ayant contribué à l’établissement des diagnostics lors de l’évaluation initiale et à la mise en évidence de leur évolution.
Les résultats principaux de ce travail montrent qu’il existe, dans cet échantillon très diversifié (au sein et entre les groupes établis sur base du diagnostic clinique initial), une importante hétérogénéité, tant dans le fonctionnement cognitif de base (première évaluation cognitive) que dans les trajectoires cognitives longitudinales, et ce pour les trois domaines cognitifs explorés. De plus, le diagnostic clinique initial rend mal compte de cette hétérogénéité : en d’autres termes, il a une valeur pronostique relativement faible. Ainsi, parmi les personnes avec un « MCI », certaines s’améliorent, d’autres restent stables et d’autres encore déclinent rapidement. Quant aux personnes considérées initialement comme « cognitivement normales », la majorité ne décline pas, mais un petit sous-groupe montre un déclin rapide.
Il apparaît aussi que l’importance du déclin cognitif en mémoire épisodique est similaire dans les trois groupes établis sur base de l’évaluation clinique initiale, alors qu’il existe un déclin différentiel dans le déclin cognitif en mémoire sémantique et dans le fonctionnement exécutif (les personnes « cognitivement normales » déclinant moins rapidement que les personnes « MCI » et les personnes « démentes », les deux groupes « cliniques » ne différant pas dans leur vitesse de déclin). Un autre élément important est qu’il existe un recouvrement considérable entre les groupes diagnostiques dans la distribution des taux de déclin cognitif.
Par ailleurs, si l’on examine uniquement les personnes qui ont montré des changements longitudinaux dans les diagnostics, on constate, pour les trois types de mesures cognitives, des vitesses de déclin élevées et similaires pour les personnes dont la « démence » s’aggrave, les personnes « MCI » évoluant vers la « démence » et les personnes « cognitivement normales » évoluant vers un « MCI » ou une « démence ». Selon Mungas et al., ces changements cognitifs d'importance similaire observés chez les personnes qui déclinent dans les trois domaines explorés (scores composites de mémoire épisodique, de fonctions exécutives et de mémoire sémantique) sont compatibles avec l'existence d'une atteinte d'un ou de plusieurs processus pathologiques communs. Ce ou ces processus communs pourraient, selon nous, contribuer à une atteinte d'un facteur général d'attention contrôlée (voir Tse et al., 2010; Balota et al., 2010). Dans cette perspective, il eut été intéressant d'intégrer d'autres mesures plus spécifiques du fonctionnement cognitif (plus automatiques ou moins directement en lien avec l'attention contrôlée, telles que des mesures praxiques, phonologiques, visuospatiales... ), afin de voir s'il n'existe pas pour ces mesures une hétérogénéité dans les déclins cognitifs.
Même si cette étude comporte certaines limites (notamment une durée de suivi relativement peu importante et des mesures cognitives trop peu diversifiées), elle confirme que le statut cognitif d’une personne à un moment donné, ainsi que son évolution, sont des phénomènes extrêmement complexes.
Comme le relèvent Mungas et al., la découverte des facteurs (biologiques, environnementaux, psychologiques, sociaux) qui déterminent l’hétérogénéité du fonctionnement cognitif des personnes âgées et de son évolution constitue un défi considérable.
Ils indiquent également en quoi « l’exploration de ces déterminants sera plus efficace si les échantillons explorés incluent une diversité de fonctionnements cognitifs ». En effet, « les personnes "cognitivement normales", avec un "MCI" ou avec "une démence" qui déclinent peuvent être étiologiquement plus similaires que des personnes au sein de chaque catégorie diagnostique qui déclinent à des vitesses différentes et ces patterns ne seront pas identifiables si l’étendue des performances cognitives observées initialement est limitée arbitrairement ».
Globalement, ces données plaident clairement pour l’adoption d’une approche qui considère le vieillissement cérébral/cognitif en termes de continuum - et non plus sur base de catégories pathologisantes - et qui tente d’identifier les différents facteurs (biologiques, psychologiques, sociaux, environnementaux…), ainsi que leurs différentes combinaisons, impliqués dans l’atteinte, plus ou moins progressive et rapide de difficultés cognitives (que ce soit des difficultés générales de type attention contrôlée et/ou des déficits affectant plus spécifiquement certains domaines cognitifs, variables selon les personnes).
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Balota, D.A., Tse, C.-S., Hutchinson, K.A., Spieler, D.H., Duchek, J.M., & Morris, J.C. (2010). Predicting conversion to dementia of the Alzheimer's type on a healthy control sample: The power of errors in Stroop color naming. Psychology and Aging, 25, 208-218.
Mungas, D., Beckett, L., Harvey, D., Tomaszewski Farias, S., Reed, B., Carmichael, O., et al. (2010). Heterogeneity of cognitive trajectories in diverse older persons. Psychology and Aging, à paraître (doi: 10.1037/a0019502).
Tse, C.-S., Balota, D.A., Moynan, S.C., Duchek, J.M., & Jacoby, L.L. (2010). The utility of placing recollection in opposition to familiarity in early discrimination of healthy aging and very mild dementia of the Alzheimer's type. Neuropsychology, 24, 49-67.
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