Dans une revue de question récente, Enache, Winblad et Aarsland (2011) ont décrit l’ensemble des données suggérant que la dépression plus tôt dans la vie constitue un facteur de risque de vieillissement cérébral/cognitif problématique (de « démence » ») et que la dépression chez la personne âgée peut en être un signe avant-coureur (voir également notre chronique « Dépression et risque de vieillissement cérébral/cognitif »).
Sur base de ces données, il a été estimé que 10-15% des cas de « maladie d’Alzheimer » seraient attribuables à la dépression et qu’une réduction de 25% de la prévalence de la dépression pourrait conduire à une diminution de 827’000 cas de « maladie d’Alzheimer » dans le monde et à 173’000 cas aux Etats-Unis (Barnes & Yaffe, 2011).
Par ailleurs, Enache et al. montrent également que la dépression se produit chez 20 à 30 % des personnes ayant reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer » et que ce pourcentage est même plus élevé chez les personnes ayant reçu le diagnostic de « démence vasculaire » et de « démence à corps de Lewy ».
Enfin, les auteurs indiquent que les mécanismes impliqués dans les relations entre « démence » et « dépression » demeurent inconnus et sont vraisemblablement multiples. Ils ajoutent en outre qu’il n’existe pas de données convaincantes attestant de l’efficacité des antidépresseurs chez les personnes présentant une « démence » (voir également notre chronique « Les symptômes dépressifs chez les personnes présentant un vieillissement cérébral/cognitif problématique : la nécessité de développer des interventions non-pharmacologiques et individualisées »).
Une meilleure compréhension des liens entre dépression et vieillissement cérébral/cognitif nous paraît devoir impérativement passer par l’abandon d’une approche biomédicale et catégorielle, tant du vieillissement cérébral que de la dépression. Il s’agit une fois de plus d’adopter une perspective en continuum, en prenant en compte la complexité des facteurs impliqués dans ces relations.
Les manifestations dépressives diffèrent en fonction du contexte
Alors que la psychiatrie tend de plus en plus à proposer des explications réductionnistes (à un niveau moléculaire ou neuronal) de la diversité de symptômes psychopathologiques et notamment des symptômes regroupés sous le terme de « dépression », il existe des données montrant que ces symptômes dépendent de façon importante du contexte psychologique, environnemental ou culturel.
Ainsi, par exemple, Keller, Neal et Kendler (2007) ont constaté que les manifestations dépressives étaient flexibles et modulées par le contexte environnemental. Plus spécifiquement, ils ont observé que les neufs symptômes dépressifs (repris dans le DSM-III-R pour caractériser la dépression majeure) variaient en fonction du type d’événements de vie auquel était confrontée la personne. Ainsi, le décès d’un proche et une rupture amoureuse sont associés à la tristesse, l’anhédonie (perte d’intérêt et de plaisir), la perte d’appétit et la culpabilité (pour la rupture amoureuse). Par contre, le stress chronique et, dans une moindre mesure, l’échec, sont associés à la fatigue et l’hypersomnie, mais moins à la tristesse, l’anhédonie et la perte d’appétit. Par ailleurs, les personnes qui ne rapportaient pas d’évènement négatif comme facteur initiateur de leurs manifestations dépressives présentaient de la fatigue, un gain d’appétit et des pensées d’atteinte à soi-même, mais moins de tristesse et de problèmes de concentration.
Ces patterns spécifiques de symptômes ont été observés chez des personnes ayant présenté un ou plusieurs épisodes dysphoriques (épisodes définis par la présence de 2 symptômes ou plus parmi les neufs), ainsi que chez des personnes ayant reçu le diagnostic d’épisode dépressif majeur selon les critères du DSM. Il apparaît que ces profils spécifiques de symptômes sont comparables chez les femmes et les hommes et chez les personnes jeunes et âgées. Ces profils spécifiques ont été obtenus par des comparaisons entre les personnes mais aussi par des comparaisons effectuées chez les mêmes personnes ayant vécu plusieurs épisodes de dysphorie ou dépression. Il faut d’ailleurs relever qu’il existe peu de stabilité dans les symptômes dépressifs chez la même personne au travers de plusieurs épisodes dépressifs (Oquendo et al., 2004).
Plus généralement, Allan Horwitz et Jerome Wakefield (2010) montrent comment, en ne prenant pas en compte le contexte dans lequel les manifestations dépressives apparaissent, les systèmes de classification psychiatriques de type catégoriel (tel que le DSM) ont contribué à médicaliser (à pathologiser) ce qui est le plus souvent une réaction normale (pouvant parfois être intense) à des situations personnelles et sociales difficiles. Comme l’indique le titre de leur livre, la psychiatrie a transformé le chagrin normal en trouble dépressif (en maladie). On voit là un processus de pathologisation du fonctionnement psychologique très comparable à celui observé dans le domaine du vieillissement cognitif…
Il s’ensuit que l’exploration des liens entre les manifestations « dépressives » et le vieillissement cérébral/cognitif devrait privilégier une approche centrée sur les symptômes, ainsi que sur les facteurs et mécanismes sous-jacents, plutôt que sur des catégories réductrices et identifiées sur la base de critères arbitraires (dépression majeure, dysthymie). Il s’agirait aussi de s’inscrire dans une approche en continuum, de très nombreuses études ayant mis en évidence la structure dimensionnelle et non catégorielle des manifestations dépressives (voir par ex., Ruscio & Ruscio, 2000).
Dépression et apathie
Un exemple caractéristique des ambigüités amenées par l’approche catégorielle de la dépression concerne les liens entre dépression et apathie. L’approche biomédicale, notamment dans le domaine du vieillissement cérébral/cognitif, cherche désespérément à identifier deux entités (deux « maladies ») distinctes et homogènes, qui seraient définies par des critères spécifiques.
Rappelons que, selon le DSM, l’identification d’un « trouble dépressif majeur » implique notamment la présence d’au moins un des deux symptômes suivants : une humeur dépressive ou une perte d’intérêt et de plaisir. Or, une caractérisation récente de l’apathie (Mulin et al., 2011) identifie trois types de manifestations apathiques :
*la perte ou la diminution des comportements dirigés vers un but (perte des comportements auto-initiés et perte des comportements stimulés par l’environnement) ;
* la perte ou la diminution de l’activité cognitive dirigée vers un but (perte des idées et de la curiosité spontanées pour les événements routiniers et nouveaux ; perte des idées et de la curiosité stimulées par l’environnement pour les événements routiniers et nouveaux) ;
* la perte ou la diminution des émotions, observée ou auto-rapportée (perte de l’émotion spontanée, observée ou auto-rapportée ; perte de la réactivité émotionnelle à des stimuli ou événements positifs ou négatifs).
Outre le caractère très contestable de la distinction tranchée établie entre l’aspect spontané ou réactif des manifestations de l’apathie et de la distinction entre perte des comportements dirigés vers un but et perte de l’activité cognitive dirigée vers un but (une perte d’intérêt étant de toute évidence très liée à une perte d’initiation de l’action et un problème d'initiation de l'action pouvant progressivement conduire à une perte d'intérêt), on ne peut qu’être frappé par l’important recouvrement qu’il y a entre la perte d’intérêt et de plaisir (un des deux critères obligés de la dépression) et la perte ou la diminution de l’activité cognitive dirigée vers un but, ainsi que la perte ou la diminution des émotions.
Par ailleurs, chacune des expressions de l’apathie peut en fait renvoyer à des facteurs multiples, dont certains sont directement associés aux manifestations dépressives Ainsi, par exemple, la perte ou la diminution des comportements dirigés vers un but peut être sous-tendue par des problèmes affectant différents facteurs psychologiques : planification de l’action, mémoire prospective et multitasking, motivation d’approche et d’évitement, motivation intrinsèque, projection dans le futur et anticipation du plaisir, évaluation de l’effort à allouer en fonction de la difficulté de la tâche, sentiment d’auto-efficacité et de contrôle, etc. Plusieurs de ces problèmes sont également observés dans la « dépression » et sont modulés par un état d’humeur négative. Il en va globalement de même pour les deux autres expressions de l’apathie.
Il apparaît donc complètement vain de vouloir distinguer, au sein du vieillissement, « apathie » et « dépression » en tant que catégories distinctes, dans la mesure où les manifestations regroupées autour de ces deux entités et les facteurs qui y sont associées se recouvrent largement. En outre, l’utilisation de ces catégories conduit naturellement à réduire la complexité des facteurs sous-tendant les différentes manifestations dépressives et apathiques et à se focaliser prioritairement sur des facteurs neurobiologiques.
Dans cette perspective, nous avons précédemment montré en quoi la participation (spontanée et suscitée) aux activités proposées dans les structures d’hébergement à long terme était liée à l’interaction de plusieurs facteurs et notamment les troubles du sommeil, des manifestations dépressives, l’adéquation des activités à la personnalité des personnes, le sentiment de contrôle sur son existence, la communication avec les résidents, etc. (voir nos chroniques « Le parler "personnes âgées" est associé à la résistance aux soins dans les structures d’hébergement à long terme » , « L’engagement dans les activités sociales et récréatives au sein des structures d’hébergement à long terme : l’importance de la personnalité des résidants », « Les relations réciproques entre troubles du sommeil et activités quotidiennes chez des résidents de structures d’hébergement à long terme » ; « Des études anciennes mais qui gardent toute leur pertinence: l’importance du sentiment de contrôle de son existence »).
Pour conclure, si l’on veut mieux comprendre la nature des liens qui relient « dépression » et vieillissement cérébral/cognitif problématique, il nous paraît plus judicieux d’adopter une approche qui se fonde sur les différents symptômes qui composent l’entité « dépression », en tenant d’identifier les mécanismes psychologiques qui les sous-tendent, ainsi que les facteurs biologiques, sociaux et événementiels qui y sont associés, et ce dans une perspective de continuum.
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Barnes, D.E., & Yaffe, K. (2011). The projected effect of risk factor reduction on Alzheimer’s disease prevalence. Lancet Neurology, 10, 819-828.
Enache, D., Winblad, B., & Aaarsland, D. (2011). Depression in dementia: epidemiology, mechanisms, and treatment. Current Opinion in Psychiatry, 24, 461-472.
Horwitz, A., & Wakefield, J. (2010). Tristesse ou dépression ? Comment la psychiatrie a médicalisé nos tristesses. Paris : Editions Mardaga.
Keller,M.C., Neale, M.C., & Kendler, K.S. (2007). Association of different adverse life events with distinct patterns of depressive symptoms. American Journal of Psychiatry, 164, 1521-1529.
Mulin, E., Leone, E., Dujardin, K., Delliaux, M., Leentjens, A., Nobili, F., …Robert, P.H. (2011). Diagnostic criteria for apathy in clinical practice. International Journal of Geriatric Psychiatry, 26, 158-165.
Oquendo, M.A., Barrera, A., Ellis, S.P., Burke, A.K., Grunebaum, M., Endicott, J., & Mann, J.J. (2004). Instability of symptoms in recurrent major depression. A prospective study. American Journal of Psychiatry, 161, 255-261.
Ruscio, J., & Ruscio, A.M. (2000). Informing the continuity controversy: A taxometric analysis of depression. Journal of Abnormal Psychology, 109, 473-487.
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