Résumé
Un accroissement considérable de l’espérance de vie a été observé chez les personnes handicapées mentales et ce phénomène devrait se poursuivre dans les années futures. Toutefois, à mesure qu’elles vieillissent, les personnes handicapées mentales paraissent avoir un risque accru de « démence », avec une apparition plus précoce que ce qui est observé dans la population générale. L’approche biomédicale dominante, qui considère la « maladie d’Alzheimer » (et les autres « maladies neurodégénératives ») comme des entités homogènes (des « maladies » essentielles) causées par des facteurs pathogènes spécifiques (des protéines anormales) a commencé à envahir le champ de la « démence » dans le handicap mental. Corollairement, on y a également vu apparaître des objectifs de diagnostic précoce, via l’entité diagnostique « trouble cognitif léger » et l’utilisation de biomarqueurs.
Nous montrerons en quoi les arguments sont nombreux pour défendre aussi une autre approche de la « démence » chez les personnes présentant un handicap mental (y compris celles présentant un syndrome de Down) : une approche qui considère également les aspects problématiques du vieillissement cérébral/cognitif comme étant associés à des réseaux complexes de mécanismes causaux (certains directement liés à l’âge), qui interagissent les uns avec les autres et qui sont influencés par de multiples facteurs de risque intervenant tout au long de la vie.
Un accroissement considérable de l’espérance de vie a été observé chez les personnes handicapées mentales et ce phénomène devrait se poursuivre dans les années futures. Ainsi, par exemple, les personnes présentant un syndrome de Down avaient, en 1949, une espérance de vie de 12 ans, alors qu’elles atteignent maintenant l’âge de 60 ans, voire plus.
Toutefois, à mesure qu’elles vieillissent, les personnes handicapées mentales paraissent avoir un risque accru de « démence », avec une apparition plus précoce que ce qui est observé dans la population générale. Une étude de Coppus et collaborateurs (2006) montrent ainsi que la prévalence de la « démence » (le nombre de cas de « démence » à un moment donné) est, chez les personnes avec un syndrome de Down, de 8.9% jusqu’à 49 ans, de 17.7% entre 50 et 54 ans, de 32.1% entre 55 et 59 ans, et qu’elle baisse légèrement pour atteindre 25.6% après 60 ans. Cependant, l’incidence de de la « démence » (le risque de contracter une démence pendant une période donnée) continue de s’accroître au-delà de 60 ans. Par ailleurs, la mortalité est significativement associée au statut de « démence » jusqu’à 60 ans, mais pas au-delà, ce qui suggère que les patterns différents de prévalence et d’incidence sont en partie reliés à un taux plus élevé de mortalité chez les personnes dont la « démence » a démarré avant 60 ans. Chez les personnes âgées ayant un autre type de handicap mental que le syndrome de Down, les estimations de prévalence sont plus conflictuelles, mais, elles semblent néanmoins également indiquer un risque plus élevé de « démence » que ce qui est observé dans la population générale (Strydom et al., 2013).
Syndrome de Down et « maladie d’Alzheimer »
Le syndrome de Down est une anomalie congénitale qui est due à la présence d’un chromosome supplémentaire dans la 21e paire de chromosome, laquelle inclut le gène du précurseur de la protéine béta-amyloïde (APP). La présence d’un chromosome 21 supplémentaire, conduisant à une surexpression d’APP, contribuerait à la formation excessive de plaques amyloïdes (de plaques séniles), lesquelles sont généralement considérées comme une caractéristique pathologique centrale et initiale de la « maladie d’Alzheimer ». En fait, il apparaît que des plaques séniles et des dégénérescences neurofibrillaires peuvent être observées dans le cerveau des personnes avec un syndrome de Down dès l’âge de 30 ans et que pratiquement toutes les personnes présentant ce syndrome montrent ces caractéristiques à l’âge de 40 ans (Whalley, 1982). Or, comme, on l’a vu précédemment, même chez les personnes avec un syndrome de Down âgées de plus de 60 ans, les trois quarts d’entre elles ne présentent pas de « démence » ! Il apparaît donc que d’autres facteurs sont impliqués dans la survenue d’une « démence » chez ces personnes.
Et pourtant, l’approche biomédicale dominante qui considère la « maladie d’Alzheimer » (et les autres « maladies neurodégénératives ») comme des entités homogènes (des « maladies essentielles ») causées par des facteurs pathogènes spécifiques (des protéines anormales) a commencé à envahir le champ de la « démence » dans le handicap mental. Ainsi, des essais pharmacologiques ont été menés, et sont actuellement en cours, afin de tester l’efficacité de certains médicaments « anti-Alzheimer » (donézépil, mémantine, rivastigmine) chez des personnes avec syndrome de Down présentant une « démence » (et d’ailleurs aussi chez des enfants ! Voir Goodman & Brixner, 2013). Ces essais, qui ont conduit à des résultats peu probants, ont été menés alors que l’on sait actuellement que ces médicaments, administrés à des personnes âgées issues de la population générale et présentant une « maladie d’Alzheimer », ont une efficacité minime et transitoire, ne ralentissent pas l’évolution des troubles et exposent à des effets indésirables graves (voir, p.ex., notre chronique « Les médicaments anti-Alzheimer et les emboles cérébraux spontanés sont associés à un déclin plus rapide chez les personnes avec une maladie d’Alzheimer »). Cela a d’ailleurs amené la revue Prescrire à considérer que ces médicaments devaient être retirés du marché, « pour mieux soigner » (lien). Il faut ajouter que les effets secondaires de ces médicaments pourraient même être amplifiés chez les personnes avec syndrome de Down, du fait de leur interaction possible avec les multiples problèmes de santé que ces personnes présentent (voir infra).
De même, on a vu récemment apparaître un soutien au diagnostic précoce de la « démence » chez les personnes handicapées mentales avec, en particulier, un appel à élaborer des méthodes d’évaluation et des critères d’identification du « Mild Cognitive Impairment (MCI) » ou « Trouble Cognitif Léger » (Krinsky-McHale & Silverman, 2013). On peut aisément comprendre que les multiples problèmes (d’ordre méthodologique, conceptuel et éthique) que nous avons identifiés concernant cette entité diagnostique utilisée dans la population générale se verront multipliés si elle est appliquée aux personnes avec un handicap mental préalable (voir, en particulier, notre chronique « Le Trouble Cogntif Léger ou Mild Cogntive Impairment, MCI : une flagrante myopie intellectuelle »).
Enfin, un appel à un partenariat public-privé a été lancé afin d’établir les biomarqueurs de la « démence » dans le syndrome de Down, en considérant « l’apparent rôle pathogène commun de l’APP » dans le syndrome de Down et la « maladie d’Alzheimer » (Ness et al., 2012 ; voir également l’éditorial de la revue The Lancet Neurology, d’octobre 2013 : « Strengthening connections between Down syndrome and AD »). A nouveau, les critiques que nous avons adressées à l’utilisation des biomarqueurs à des fins de diagnostic précoce dans la population générale s’appliquent avec autant de force à leur utilisation chez les personnes présentant un handicap mental (voir, notamment, notre chronique « La détection précoce de la démence : Halte à la médicalisation du vieillissement »).
Handicap mental et démence : assumer la complexité des facteurs et des mécanismes en jeu
Les arguments sont nombreux pour défendre une autre approche de la « démence » chez les personnes présentant un handicap mental (y compris celles présentent un syndrome de Down) : une approche qui considère les aspects problématiques du vieillissement cérébral/cognitif comme étant associés à des réseaux complexes de mécanismes causaux (certains directement liés à l’âge), qui interagissent les uns avec les autres et qui sont influencés par de multiples facteurs de risque intervenant tout au long de la vie.
Dans une revue de question récente, Evans et al. (2013) montrent en quoi de multiples facteurs de risque (biologiques, médicaux, en lien avec l’éducation et le style de vie, psychologiques) pourraient effectivement être impliqués dans la survenue d’une « démence » et sa prévalence plus importante chez les personnes avec un handicap mental. Les auteurs mentionnent ainsi, outre les facteurs de risque génétiques, la réduction de l’efficience intellectuelle, les opportunités moindres de formation et d’engagement dans des activités stimulantes (à tous les âges de la vie), un réseau social plus restreint, la présence de traumatismes crâniens (plus fréquents chez les personnes avec un handicap mental), la présence de traumatismes émotionnels (les personnes avec un handicap mental étant plus souvent victimes de maltraitance, sous forme d’abus physiques, sexuels, verbaux et psychologiques, ainsi que d’exploitation financière), un régime alimentaire déséquilibré, le manque d’exercice physique et l’obésité (des facteurs fréquents chez les personnes avec un handicap mental).
Les auteurs indiquent également la présence de facteurs de risque médicaux, avec la présence plus fréquente de troubles sensoriels (vision, audition), d’épilepsie, de problèmes gastro-intestinaux, de maladies infectieuses, de problèmes cardiaques, de problèmes respiratoires, de troubles musculo-squelettiques, de diabète ou de troubles psychologiques (p. ex., dépression, anxiété). Hermans et Evenhuis (2014) identifient encore bien d’autres problèmes de santé dans leur étude ayant exploré la « multimorbidité » chez les personnes âgées présentant un handicap mental.
La grande majorité de ces facteurs ont été identifiés comme des facteurs de risque de « démence » chez les personnes âgées de la population générale (de nombreuses chroniques de notre blog ont décrit les études ayant confirmé la contribution de ces facteurs). Parmi les facteurs de risque en lien avec la santé qui semblent jouer un rôle particulièrement important dans la survenue d’une « démence » au sein de la population générale, il y a les problèmes vasculaires. Dans ce contexte, de Winter et collaborateurs (2012) ont montré, sur une population néerlandaise de 900 personnes âgées présentant un handicap mental (âge moyen : 61.5 ans), que 53 % d’entre elles avaient une hypertension, 23% une hypercholestérolémie, 13.7% un diabète et 44.7% un syndrome métabolique (réunissant obésité abdominale, hypertriglycéridémie, taux HDL/cholestérol bas, élévation de la glycémie et hypertension). Il est par ailleurs important de noter que 50% des personnes souffrant d’hypertension n’avaient pas été diagnostiquées pour ce problème avant la réalisation de l’étude, et que c’est aussi le cas pour 45% des personnes avec un diabète, 46% des personnes avec une hypercholestérolémie et 94% des personnes avec un syndrome métabolique !
De façon intéressante, Fernandez et Edgin (2013) ont émis l’hypothèse selon laquelle des problèmes de sommeil (sommeil fragmenté et syndrome d’apnées obstructives du sommeil), fréquents chez les personnes avec syndrome de Down, pourraient jouer un rôle dans le déclin cognitif lié à l’âge observé chez elles. Il faut encore relever qu’une relation entre apnées du sommeil et fonctionnement cognitif a été mise en évidence chez des enfants présentant un syndrome de Down (Breslin et al., 2014).
Se pose aussi la question de l’expression de la « démence » chez les personnes présentant un handicap mental. Ainsi, il a été montré que les manifestations premières du déclin cognitif chez les personnes âgées présentant un syndrome de Down concernaient spécifiquement le domaine des fonctions exécutives et du comportement/de la personnalité (impliquant notamment les lobes frontaux), et ce avant l’apparition de troubles mnésiques (Ball et al., 2008). Dans ce contexte, il se pourrait qu’une fragilité développementale affectant prioritairement les structures frontales contribue, en interaction avec d’autres facteurs (biologiques, psychologiques, sociaux et environnementaux), à la présence de déficits exécutifs et comportementaux précoces et disproportionnés chez ces personnes (voir Geschwind et al., 2001 ; Rogalski, Johnson, Weintraub, & Mesulam, 2008, pour une interprétation similaire chez des personnes âgées présentant une « démence » et issues de la population générale).
Il faut souligner que peu d’études épidémiologiques ont été menées afin d’identifier la contribution de facteurs de risque au développement d’une « démence » chez les personnes présentant un handicap mental. Cela est vraisemblablement la conséquence des nombreux problèmes méthodologiques que soulèvent ce type d’étude et que décrivent bien Evans et al. (2013) : difficulté de définir la « démence » chez des personnes avec un handicap mental, difficulté d’évaluer le déclin cognitif et fonctionnel (notamment, au vu de l’importante hétérogénéité des profils), difficulté d’obtenir un échantillon représentatif, etc.
Néanmoins, une étude intéressante a récemment été menée par Esbensen et collaborateurs (2013). Ces auteurs ont suivi, aux plans du fonctionnement dans la vie quotidienne, du comportement et de leur santé, 75 personnes avec un syndrome de Down pendant une période de 22 ans (de 1989 à 2011 ; ces personnes avaient un âge moyen de 51 ans en 2011). Par ailleurs, ils ont évalué, entre 1989 et 2000, différentes caractéristiques des parents de ces personnes : symptômes dépressifs, bien-être psychologique et qualité de leur relation avec leur fille/fils, ainsi que le changement dans ces caractéristiques entre 1989 et 2000. Ensuite, ils ont examiné l’influence des caractéristiques parentales sur l’évolution des personnes avec syndrome de Down. Après avoir pris en compte les niveaux initiaux de problèmes, les résultats montrent que des niveaux moindres de problèmes comportementaux chez les personnes avec un syndrome de Down sont prédits par une amélioration des symptômes dépressifs maternels. Similairement, des niveaux plus élevés de capacités fonctionnelles sont prédits par les mesures initiales et les améliorations des symptômes dépressifs maternels. Une meilleure santé est prédite par les mesures initiales des symptômes dépressifs maternels, du bien-être positif paternel, de la qualité des relations entre les pères et leurs enfants adultes, ainsi que par l’amélioration du bien-être maternel. Enfin, la survenue d’une « démence » est aussi prédite par les caractéristiques parentales.
Cette étude est importante car elle montre en quoi la survenue d’une « démence » et, plus largement, de problèmes fonctionnels et comportementaux, dépend aussi du contexte socio-familial dans lequel évolue la personne présentant un handicap mental (un syndrome de Down). Des travaux ultérieurs devraient confirmer ces données, idéalement sur un échantillon plus important, et aussi explorer les mécanismes responsables de ces diverses associations. Il s’agirait également de se pencher sur les moyens les plus efficaces d’informer et soutenir les familles afin d’optimiser le vieillissement des personnes avec un syndrome de Down.
En conclusion
Il apparaît nécessaire, tout comme pour la « démence » des personnes âgées issues de la population générale, de s’affranchir de l’approche biomédicale réductrice et stigmatisante de la « démence » survenant chez des personnes présentant un handicap mental, pour adopter une approche qui assume réellement la complexité et le caractère multifactoriel du vieillissement dans le contexte d’un handicap mental. Il importerait aussi de consacrer une part plus importante des ressources disponibles pour, d’une part, mettre en place des interventions de prévention (focalisées sur la formation scolaire et professionnelle, les activités physiques, l’alimentation, les activités cognitives stimulantes, les facteurs vasculaires, le sommeil, les relations sociales et familiales [y compris le soutien et l’information aux proches], etc.) dans le but de différer ou de réduire les expressions problématiques du vieillissement chez ces personnes et, d’autre part, de favoriser leur bien-être, leur qualité de vie, le sens qu’elles donnent à leur vie et à leurs activités, leur pouvoir d’agir et leur sentiment de contrôle de leur existence, leur sentiment d’identité et leur place dans la société.
Teresa Tidswell, première Australienne avec syndrome de Down
à obtenir une ceinture noire de karaté. Source: News Limited
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