Résumé
Ces derniers mois, plusieurs recherches ont renforcé la conception selon laquelle le vieillissement cérébral et cognitif problématique (la « démence ») dépend de très nombreux facteurs, intervenant tout au long de la vie.
Ainsi, divers facteurs de protection et de risque de « démence » chez les personnes âgées ont été confirmés ou identifiés : le nombre de stresseurs psychosociaux durant le milieu de la vie, l’allaitement des enfants au sein, l’utilisation de médicaments potentiellement inappropriés et la charge d’anticholinergiques, le niveau d’alphabétisation, certaines caractéristiques du sommeil durant le milieu de la vie et une moindre stimulation immunitaire en lien avec des pratiques d’hygiène. Par ailleurs, une étude a spécifiquement mis en évidence plusieurs facteurs de risque de développer une « démence à début précoce » (< 65 ans) : trois facteurs évalués durant la fin de l’adolescence (un bas niveau de fonctionnement cognitif, une petite taille et une pression artérielle systolique élevée) et six autres facteurs évalués durant la période de suivi (une démence paternelle, une intoxication aiguë à l’alcool, une intoxication aiguë à une drogue autre que l’alcool, un accident vasculaire cérébral, l’utilisation d’antipsychotiques et une dépression). Enfin, une recherche a confirmé qu’une fragilité développementale peut contribuer à la présence, chez des personnes âgées, de déficits précoces, disproportionnés et progressifs, dans certains domaines cognitifs.
Ces travaux appuient la nécessité de prendre le tournant de la prévention, dans le but de différer ou de réduire les expressions problématiques du vieillissement cérébral et cognitif. Il ne s’agit cependant pas de disséquer de façon obsessionnelle notre existence afin d’identifier les multiples facteurs (en lien avec nos expériences de vie antérieure, notre réseau social, notre style de vie, ce que nous mangeons, ce que nous buvons, etc.) qui ont été associés au développement d’un vieillissement cérébral/cognitif. L’obsession du « vieillissement réussi » (« successful aging ») conduit en effet à présenter les personnes âgées comme des personnes moins performantes et à dévaluer leur existence antérieure. Il faut garder à l’esprit qu’un grand nombre d’entre nous rencontrerons, durant le grand âge, des difficultés physiques, cognitives et fonctionnelles. Cela ne fera pas de nous des personnes de moindre valeur.
Il semble possible de réduire ou de différer les manifestations les plus problématiques du vieillissement cérébral et cognitif en réduisant certains facteurs de risque. Mais devenir obsédé par chaque chose que l’on fait ou a fait, que l’on mange ou que l’on boit ne réduira pas plus le risque d’avoir des problèmes cognitifs que de maintenir une « saine modération ».
De très nombreuses études convergent pour appuyer une conception selon laquelle le vieillissement cérébral et cognitif problématique (la « démence ») dépend de très nombreux facteurs (biologiques, psychologiques, sociaux et environnementaux), intervenant tout au long de la vie et associés à différents mécanismes en interaction (voir, p. ex., notre chronique « Quand la complexité du vieillissement cérébral/cognitif problématique s’avère de plus en plus manifeste ! »).
Ces derniers mois, plusieurs recherches ont renforcé cette conception et l’ont étendue à la « démence » observée chez des personnes plus jeunes (âgées de moins de 65 ans).
De nouvelles données suggérant la complexité du vieillissement cérébral et cognitif
Stress et « démence
Un lien entre le stress psychologique et le vieillissement cérébral/cognitif problématique (la « démence ») a été rapporté dans plusieurs recherches (voir notre chronique « Le stress psychologique : un facteur-clé du vieillissement cérébral/cognitif problématique »).
Ce lien a récemment été confirmé par Johansson et al. (2013) dans une étude qui a suivi 800 femmes pendant une durée de 38 ans (examens en 1968, alors que les femmes étaient dans la période du milieu de leur vie [période de la quarantaine/cinquantaine], puis en 1974, 1980, 1992, 2000 et 2005). Lors de la ligne de base, la présence de 18 stresseurs psychosociaux a été évaluée (p. ex., divorce, veuvage, problèmes professionnels, maladie d’un proche). Par ailleurs, l’existence de symptômes de détresse psychologique a été évaluée à chaque vague d’examen. Durant le suivi, 153 femmes ont développé une « démence » (104 ayant reçu un diagnostic de « maladie d’Alzheimer »).
Les résultats montrent que le nombre de stresseurs psychosociaux identifiés durant le milieu de la vie est significativement associé à la survenue d’une « démence » (et aussi plus spécifiquement d’une « maladie d’Alzheimer ») et ce lien subsiste après avoir pris en compte le niveau scolaire, l’âge, le statut socio-économique, le statut marital, le statut professionnel, l’hypertension, la présence d’une maladie cardiaque coronarienne, celle d’un accident vasculaire cérébral, d’un diabète ou d’un trouble mental dans la famille (père, mère, frères et sœurs), le rapport taille-hanches et la consommation de vin. Par ailleurs, le nombre de stresseurs psychosociaux identifiés en 1968 prédit significativement la détresse psychologique en 1968, 1974, 1980 et 2005. Cependant, le nombre de stresseurs psychosociaux et la détresse psychologique présente sur le long terme (1968-1974-1980) sont associés de façon indépendante à la survenue d’une « maladie d’Alzheimer ». Ce dernier résultat indique ainsi que le lien entre stresseurs psychosociaux et « maladie d’Alzheimer » existe même chez les personnes que ne vivent pas (ou ne rapportent pas) une détresse psychologique en lien avec le stresseur.
Plusieurs interprétations du lien entre stresseurs psychosociaux et « démence » sont possibles: augmentation du niveau d’hormones de stress, accroissement des cytokines pro-inflammatoires, fréquence accrue de maladies cardiovasculaires et d’hypertension, etc.
Quoi qu’il en soit, outre le fait que les données de Johansson et al. devront être confirmées, il s’agira aussi d’examiner le poids respectif de stresseurs plus ou moins importants, ainsi que la contribution de stresseurs non évalués dans cette étude, comme les violences physiques ou une maladie personnelle grave.
Allaitement au sein et « démence »
Dans une étude de cas-témoin (étude d'observation rétrospective, dans laquelle les caractéristiques des patients, les cas, sont comparées à celles de personnes de contrôle, les témoins), Fox, Berzuini et Knapp (2003) ont constaté, sur un échantillon de 81 femmes âgées de plus de 70 ans, que les femmes qui ont allaité leurs enfants au sein avaient un risque moindre de développer une « maladie d’Alzheimer », et ce, après avoir contrôlé l’influence de l’âge, du niveau scolaire, de la profession, d’une thérapie de remplacement de l’œstrogène, de l’âge de la première naissance, de l’âge de la ménopause et d’une ovariectomie bilatérale. Par ailleurs, une durée plus longue d’allaitement au sein conduit à une diminution du risque de « maladie d’Alzheimer » (voir également Heys et al., 2011, pour des résultats similaires).
Ces données ont été interprétées en considérant les effets bénéfiques de l’allaitement au sein sur les œstrogènes et la sensibilité à l’insuline, deux facteurs qui ont été impliqués dans le risque de développer une « maladie d’Alzheimer ».
Médicaments potentiellement inappropriés, charge d’anticholinergique et performance cognitive/statut fonctionnel
Koyama et al. (2013) ont suivi, sur une période de 5 ans, 1’429 femmes âgées de 75 ans et plus, issues de la communauté. Lors de la ligne de base, les médicaments potentiellement inappropriés (médicaments dont les effets négatifs dépassent les bénéfices thérapeutiques, comme, p. ex., les benzodiazépines ou certains médicaments visant à traiter l’incontinence urinaire ou l’allergie ; liste établie sur base des critères classiques) ont été identifiés, ainsi que la charge d’anticholinergique (mesurée par l’échelle « Anticholinergic Cognitive Burden»). Lors du suivi, le fonctionnement cognitif a été exploré au moyen de sept tests cognitifs évaluant notamment la mémoire épisodique, les fonctions exécutives, l’attention, la mémoire sémantique et les capacités visuo-spatiales. Par ailleurs, le statut fonctionnel a été évalué via l’identification d’un ou plusieurs troubles dans les activités instrumentales de la vie quotidienne.
Les résultats montrent que l’utilisation de médicaments potentiellement inappropriés et des scores élevés à l’échelle « Anticholinergic Cognitive Burden» sont, d’une part, associés à des performances cognitives plus faibles (en particulier, en mémoire épisodique immédiate et différée et en fluence verbale) et, d’autre part, fortement reliés à la présence de troubles fonctionnels. Ces effets ont été observés après contrôle des données sociodémographiques, de variables en lien avec le style de vie et du statut ApoE.
Ainsi, une sélection prudente des médicaments pourrait limiter les problèmes cognitifs et fonctionnels des personnes âgées (voir également notre chronique « Déclin cognitif chez les personnes âgées, style de vie et accumulation de médicaments »).
Alphabétisation et « démence »
Un niveau scolaire faible, généralement mesuré par le nombre d’années d’études, constitue un facteur de risque de « démence » bien établi (voir, p. ex., notre chronique « L’influence bénéfique du nombre d’années d’études sur le risque de démence »). Cependant, le degré d’alphabétisation pourrait constituer un indicateur plus sensible que le nombre d’années d’étude pour le développement d’une « démence».
Dans cette perspective, Kaup et al. (2013) ont examiné le lien entre l’alphabétisation (évaluée par le « Rapid Estimate of Adult Literacy in Medicine » : lecture de mots) et le risque de « démence probable » auprès de 2.458 personnes âgées de 71 à 82 ans, lesquelles ont été suivies pendant une période de 8 ans. L’incidence d’une « démence probable » a été établie sur base des dossiers médicaux, des prescriptions de médicaments pour la « démence » et d’un déclin au MMSE. Les analyses ont été ajustées en prenant en compte des données sociodémographiques, des variables en lien avec le style de vie, le niveau scolaire, la présence de comorbidités, le revenu et le statut ApoE.
Les résultats ont mis en évidence que 23 pourcents des personnes avaient un niveau limité d’alphabétisation (niveau de lecture inférieur à 9 années d’études ou « 9th-grade level »). Les personnes qui avaient ce niveau limité d’alphabétisation ont présenté une incidence plus élevée de « démence probable » que les personnes ayant un niveau d’alphabétisation plus élevé. Par ailleurs, une interaction tendancielle a été observée entre le niveau d’alphabétisation et le statut ApoE : le lien entre alphabétisation et « démence probable » était fort chez les non porteurs de l’allèle ε4 du gène de l’APOE et non significatif parmi les porteurs de l’allèle ε4.
On ne peut pas exclure la possibilité que le niveau d’alphabétisation soit associé à d’autres facteurs non contrôlés dans cette étude et qui représentent eux-mêmes des facteurs de risque de « démence », tels que la précarité socio-économique ou des problèmes d’apprentissage tout au long de la vie. Cependant, si un lien spécifique entre alphabétisation limitée et « démence » était confirmé, cela ouvrirait une autre piste d’intervention à visée préventive.
Sommeil et « démence »
Plusieurs études ont montré que certaines caractéristiques du sommeil étaient associées à un risque accru de « démence » ou de déclin cognitif, mais elles ont effectué des suivis de trop courte durée (au mieux 10 ans ; voir, p. ex., Loerbroks et al. 2010).
Virta et al. (2013) ont, quant à eux, examiné auprès de 2’336 personnes âgées de 65 ans et plus, le lien entre les caractéristiques du sommeil évalués durant le milieu de la vie (période de la quarantaine/cinquantaine) et le fonctionnement cognitif ultérieur (évalué via deux instruments validés, administrés par téléphone), et ce, pendant une période médiane de suivi de 22.5 ans. Les analyses ont contrôlé l’influence de l’âge, du genre, du niveau scolaire, du statut ApoE et de la durée du suivi.
Les résultats ont mis en évidence que les personnes ayant rapporté, durant le milieu de leur vie, un sommeil court (<7h/jour) ou un sommeil long (>8h/jour), avaient des scores cognitifs globaux plus bas que les participants qui dormaient 7-8h/jour. Par ailleurs, en comparaison avec une bonne qualité du sommeil rapportée, une mauvaise ou assez mauvaise qualité du sommeil était associée à des performances cognitives plus faibles. De plus, l’utilisation d’hypnotiques pendant 60 jours ou plus par an était également reliée à un fonctionnement cognitif plus faible. L’association entre hypnotiques et cognition n’était cependant significative que chez les hommes, était plus forte chez les personnes porteuses d’au moins un alléle ε4 du gène de l’ApoE et n’était présente que chez les personnes âgées de 70-75 ans au moment de l’évaluation cognitive.
Il s’agit de la première étude évaluant les liens entre les caractéristiques du sommeil durant le milieu de la vie et le fonctionnement cognitif subséquent. Les résultats de cette étude devront dès lors être confirmés par des recherches ultérieures. Si les résultats étaients reproduits , ils pourraient conduire à de nouvelles mesures de prévention. Il faut enfin relever que les auteurs reconnaissent ne pas pouvoir proposer de mécanisme biologiquement plausible, par lequel la longueur du sommeil, la qualité du sommeil et l’utilisation d’hypnotiques durant le milieu de la vie pourraient causer un déclin des performances cognitives 20 ans plus tard.
Hygiène et distribution mondiale de la « maladie d’Alzheimer »
L’ « hypothèse d’hygiène » suggère que certains aspects de la vie moderne (p. ex., les antibiotiques, les mesures d’assainissement, l’eau potable, le revêtement des rues, etc.) soient associés à des niveaux moindres d’exposition aux micro-organismes, qui auraient été présents durant la plus grande partie de l’histoire humaine. De plus, la faible exposition aux microbes conduirait à un faible renouvellement des lymphocytes, ce qui provoquerait une dysrégulation immunitaire. La « maladie d’Alzheimer » a, entre autres interprétations, été décrite comme un état traduisant une inflammation systémique. Dans ce contexte, Fox et al. (2013) considèrent que la dysrégulation immunitaire, due à une faible stimulation immunitaire, pourrait contribuer au risque de développer une « maladie d’Alzheimer », via les cellules T du système immunitaire. De même, en accord avec l’hypothèse d’hygiène », l’incidence de la « maladie d’Alzheimer » serait positivement corrélée à l’hygiène.
Ces auteurs ont ainsi examiné si des différences dans la diversité microbienne pouvaient expliquer des différences dans les taux de « maladie d’Alzheimer » entre pays. Ils ont utilisé des modèles de régression afin de tester si la prévalence des agents pathogènes (un indicateur de diversité microbienne, établi à partir de diverses mesures : prévalence historique de diverses maladies, infestation actuelle par des parasites, accès à des installations sanitaires, accès à des sources d’eau potable, taux de mortalité infantile, revenu national brut, urbanisation ) dans 192 pays pouvait expliquer une part significative de la variance dans les taux de « maladie d’Alzheimer », ajustés par année de survie (taux identifiés à partir du « WHO’s Global Burden of Disease »).
Les résultats montrent que, en effet, l’hygiène est positivement associée au risque de « maladie d’Alzheimer ». Les pays ayant le degré le plus élevé d’assainissement et le degré le plus bas d’éléments pathogènes (établi sur base de la prévalence historique de certaines maladies et de l’infestation actuelle par des parasites) ont des taux plus élevés de « maladie d’Alzheimer », ajustés par année de survie. De plus, les pays ayant le degré le plus élevé d’urbanisation et de richesse montrent également des taux plus élevés de « maladie d’Alzheimer », ajustés par année de survie.
Ainsi, en dépit des limites inhérentes au recueil de vastes données épidémiologiques et bien que ces données soient essentiellement corrélationnelles et ne soient donc pas à même de démontrer une relation de causalité, elles ouvrent des perspectives intéressantes d’exploration, en suggérant qu’une certaine stimulation immunitaire pourrait constituer une protection contre le risque de « maladie d*Alzheimer ».
La « démence » de la personne jeune : implication de différents facteurs
Les recherches ayant mis en évidence la diversité des facteurs et mécanismes en jeu dans la « démence » ont essentiellement porté sur les personnes les plus âgées. Dans une brève et déjà ancienne chronique (« Les troubles cognitifs chez les personnes jeunes »), nous indiquions que, très vraisemblablement, quand les études s'accumuleront, on constatera que de très nombreux facteurs sont aussi impliqués dans le vieillissement cérébral/cognitif problématique des personnes plus jeunes (âgées de moins de 65 ans).
Une étude récente. menée par Norström et al. (2013) en Suède, confirme pleinement le caractère plurifactoriel de la « démence à début précoce » ou « démence du sujet jeune » (suivant la terminologie actuelle : « early-onset dementia », « young-onset dementia »), à savoir une « démence » apparaissant avant l’âge de 65 ans. Les auteurs ont suivi, pendant une période moyenne de 37 ans, une cohorte de 488’484 hommes qui avaient été évalués alors qu’ils effectuaient, en Suède, leur service militaire obligatoire (et étaient âgés alors d’environ 18 ans). Durant la période de suivi, 487 hommes ont reçu un diagnostic de « démence à début précoce », et ce, à un âge médian de 54 ans. Ce diagnostic a été établi par un centre spécialisé (après une moyenne de 3 évaluations). Une validation ultérieure des diagnostics a pu être effectuée auprès de 75 hommes sur 79, à partir des dossiers médicaux (incluant des examens radiographiques et neuropsychologiques, ainsi que des tests de laboratoire -y compris l’examen du liquide céphalorachidien- chez 51 personnes).
Les résultats montrent que trois facteurs de risque, évalués durant la fin de l’adolescence (lors du service militaire), prédisent significativement la survenue d’une « démence à début précoce » (tous types confondus) : un bas niveau de fonctionnement cognitif, une petite taille et une pression artérielle systolique élevée. Six autres prédicteurs significatifs (facteurs de risque évalués durant la période de suivi) ont été identifiés : une démence paternelle, une intoxication aiguë à l’alcool, une intoxication aiguë à une drogue autre que l’alcool, un accident vasculaire cérébral, l’utilisation d’antipsychotiques et une dépression. Les 9 facteurs de risque expliquent 68% du risque attribuable de « démence à début précoce » dans la population. De plus, ces facteurs agissent de façon indépendante et les hommes qui ont au moins 2 des facteurs de risque et qui sont dans le tiers inférieur au plan du fonctionnement cognitif ont un risque 20 fois plus élevé de développer une « démence à début précoce ».
Un nombre moindre de facteurs de risque a été identifié pour les hommes ayant reçu un diagnostic spécifique de « maladie d’Alzheimer » et de « démence frontotemporale ». Il faut cependant noter qu’un grand nombre de personnes ont reçu un diagnostic de « démence à début précoce » de type non spécifié. Par ailleurs, le risque attribuable de « démence à début précoce » associé à la démence du père n’est que de 4 %, ce qui indique que les facteurs héréditaires ont une influence limitée sur la survenue de ce type de « démence ». Relevons en outre que la « démence à début précoce de type Alzheimer » et « la démence à début précoce de type frontotemporal » ne sont pas davantage associées à la démence parentale que les autres types de « démence » (démence vasculaire, alcoolique et non spécifiée).
En résumé, cette étude montre que la « démence à début précoce » est associée à différents facteurs de risque, dont la majorité est potentiellement modifiable. Les auteurs reconnaissent que ces données ne peuvent être généralisées aux femmes, dont le profil de facteurs de risque est vraisemblablement différent. De plus, d’autres facteurs de risque pouvant être associés au risque de développer une « démence à début précoce » n’ont pas été contrôlés, comme, par exemple, l’activité physique ou un traumatisme crânien. Enfin, du fait de son caractère observationnel, cette étude ne permet pas de distinguer si certains facteurs, comme la dépression, représentent de réels facteurs de risque ou des symptômes précoces de « démence ».
Un autre travail récent confirme, par ailleurs, qu’une fragilité développementale peut contribuer à la présence, chez des personnes âgées, de déficits précoces, disproportionnés et progressifs, dans certains domaines cognitifs, comme l’avaient déjà suggéré des études antérieures (Geschwind et al., 2001 ; Rogalski, Johnson, Weintraub, & Mesulam, 2008).
Ainsi, Miller et al. (2013) ont montré que des difficultés développementales d’apprentissage du langage conduisent, chez les personnes âgées, à une prévalence plus élevée, plus précoce et plus isolée, de déficits langagiers progressifs de type phonologique, associés à une atrophie temporo-pariétale postérieure (la variante logopénique de l’aphasie progressive primaire ; une « pathologie focale de type Alzheimer d’installation précoce »). Par ailleurs, une latéralité manuelle gauche s’avère plus fréquente seulement chez les personnes âgées qui présentent une aphasie progressive primaire de type sémantique. Enfin, la variante non fluente de l’aphasie progressive primaire ne montre pas de prévalence plus élevée de troubles d’apprentissage du langage, ni de gaucherie.
Ainsi, il apparaît que des facteurs développementaux peuvent avoir une influence déterminante sur la survenue, plus ou moins précoce et spécifique, de difficultés cognitives progressives chez les personnes âgées.
L’importance de la prévention, mais … pas de panique !
L’ensemble de ces recherches confirme la nécessité de prendre clairement le tournant de la prévention, dans le but de différer ou réduire les expressions problématiques du vieillissement cérébral et cognitif.
Ce point de vue a récemment été défendu, de façon nette, par Barnett, Hachinski et Blackwell (2013) dans un article éloquemment intitulé « Cognitive health begins at conception : addressing dementia as a lifelong and preventable condition ». Plus spécifiquement, les auteurs rappellent que la moitié du risque de « maladie d’Alzheimer » est expliquée par 7 facteurs de risque : diabète, hypertension, obésité, tabagisme, dépression, activité cognitive /niveau d’éducation et activité physique. Par ailleurs, les données sont particulièrement convaincantes pour un groupe de facteurs métaboliques (hypertension, diabète, lipides sériques et obésité) présents durant le milieu de la vie (quarantaine/cinquantaine). Ils mentionnent également que le risque de « démence » commence vraisemblablement aussi dès la naissance, voire même avant (dans le ventre de la mère), via des facteurs agissant sur le développement cérébral et cognitif, tels que l’environnement néonatal (le régime alimentaire, l’exposition à de toxines, le tabagisme maternel), la précarité sociale, etc.
Dans la même perspective, plusieurs recherches récentes ont rapporté l’existence d’une diminution des taux de prévalence et d’incidence de « démence » pour les personnes qui sont nées plus tard dans la première partie du 20ème siècle, en comparaison à des personnes qui sont nées plus tôt (voir Larson, Yaffe, & Langa, 2013 ; voir également notre chronique « Une diminution de la prévalence et une compression de la période de comorbidité cognitive de 1993/1995 à 2002/ 2004 aux Etats-Unis »). Cette diminution a été interprétée comme traduisant une augmentation des niveaux de scolarité et une meilleure prévention des maladies vasculaires. Larson et al. insistent sur la nécessité de mener des études visant à mieux connaître les facteurs (notamment, en lien avec le style de vie) qui affectent les taux de « démence ».
Cependant, comme l’indique Al Power (un gériatre des Etats-Unis qui défend une autre approche de la « démence »), il ne faut pas tomber dans la paranoïa et se mettre à disséquer de façon obsessionnelle notre existence pour identifier les multiples facteurs (en lien avec nos expériences de vie antérieure, notre réseau social, notre style de vie, ce que nous mangeons, ce que nous buvons, etc.) qui ont été associés au développement d’un vieillissement cérébral/cognitif problématique (voir la chronique de Al Power : http://changingaging.org/blog/the-hitchhikers-guide-to-dementia/). En effet, l’obsession du « vieillissement réussi » (« successful aging ») conduit à présenter les personnes âgées comme des personnes moins « performantes » et à dévaluer leur existence antérieure (voir notre chronique « Le vieillissement cérébral et cognitif problématique : S’affranchir de la neuro-culture »). Dans cette perspective, devrait-on également considérer que les personnes ayant manifesté des incapacités développementales ou congénitales sont vouées, dès le début de leur vie, à un « vieillissement échoué » ?
Gardons à l’esprit que nous sommes mortels et qu’un grand nombre d’entre nous rencontrerons, durant le grand âge, des difficultés physiques, cognitives et fonctionnelles. Cela ne fera pas de nous des personnes de moindre valeur. Il semble possible de réduire ou de différer les manifestations les plus problématiques du vieillissement cérébral et cognitif en réduisant les facteurs de risque vasculaire, en mangeant plus sainement, en faisant de l’exercice physique, en s’engageant dans des activités stimulantes et en ayant des buts dans la vie. Mais devenir obsédé par chaque chose que l’on fait ou a fait, mange ou boit, ne réduira pas plus le risque d’avoir des problèmes cognitifs que de maintenir une « saine modération ».
Nous profitons de cette dernière chronique de l’année 2013 pour vous souhaiter de très bonnes fêtes de fin d’année et pour vous remercier de vos encouragements et de votre engagement en faveur d’une autre approche du vieillissement, en espérant que 2014 voie s’agrandir le mouvement de résistance à la médicalisation et à la neurobiologisation du vieillissement, et plus largement, du fonctionnement psychologique !
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