Un exemple fréquent de comportement problématique chez les personnes présentant une « démence » est la fixation sur les parents, c’est-à-dire la croyance selon laquelle un ou les deux parents sont encore vivants, alors qu’ils sont décédés depuis de nombreuses années. Il en résulte divers comportements tels qu’appeler les parents, les chercher, poser des questions sur leur état ou encore demander de quitter la structure d’hébergement pour leur rendre visite. Le fait de confronter les personnes avec la réalité du décès de leurs parents peut susciter une souffrance psychologique et des tentatives accrues de les trouver.
La prévalence de la fixation sur les parents dans les structures d’hébergement à long terme a été estimée entre 54% et 60%. En dépit de sa fréquence, peu d’explorations empiriques de ce phénomène ont été entreprises. C’est ce à quoi se sont attelés Osborne et al. (2010). Ils ont interrogé 51 personnes présentant une « démence » (âgées en moyenne de 78.8 ans et vivant dans la communauté ou dans des structures d’hébergement à long terme), ainsi que 51 personnes proches.
La fixation sur les parents a été évaluée au moyen de l’échelle TATP (Thinking About The Parents), dans laquelle on demandait aux personnes présentant une « démence » d’évaluer la fréquence avec laquelle ils pensaient à leurs parents, avaient des contacts avec eux et agissaient (ou avaient des sentiments) comme si leurs parents étaient là. Les manifestations comportementales de la fixation sur les parents étaient quant à elles explorées au moyen d’un questionnaire (à 7 questions) administré aux personnes proches, et dans lequel on leur demandait d’estimer la fréquence avec laquelle elles avaient observé que la personne âgée parlait de ses parents comme s’ils étaient encore vivants, demandait de voir ses parents, les appelait ou essayait de rejoindre le domicile parental.
Le fonctionnement cognitif global des personnes âgées a été évalué au moyen de l’IQ-CODE (un bref questionnaire rempli par une personne proche) et les comportements en lien avec un syndrome dysexécutif ont été explorés au moyen du Questionnaire DEX (également rempli par une personne proche).
Le style d’attachement (anxieux-ambivalent, sécure et évitant) présent chez les personnes âgées avant l’installation de la « démence » a été déterminé par les personnes proches via le Questionnaire de Style d’Attachement (ASQ). De plus, la personnalité pré-morbide des personnes âgées a été évaluée au moyen de la version à 60 items du NEO-FFI, remplie par les proches. Enfin, les variables suivantes ont été contrôlées : genre, environnement de vie (domicile ou structure d’hébergement), statut marital, scolarité, carrière professionnelle, médication, vie sociale, durée du diagnostic, nombre de problèmes de santé mentale pré-morbides, nombre d’enfants décédés, nombre d’années depuis le décès des parents et durée des relations avec la personne proche.
Les résultats montrent que 31.4% des personnes âgées présentaient une fixation consistante sur l’un et/ou l’autre des parents (telle qu’auto-évaluée par le TATP) et deux personnes (3.9%) présentaient une fixation fluctuante. Par ailleurs, les manifestations comportementales de la fixation sur les parents étaient plus fréquentes, puisque rapportées par les proches chez 52.9% des participants. Il est intéressant de noter que 17.6% des proches rapportent des manifestations comportementales de fixation sur les parents alors que, lors de l’évaluation via le TATP, les personnes âgées étaient conscientes, de façon consistante, que leurs parents étaient morts : ce résultat confirme que la fixation sur les parents peut avoir un caractère fluctuant.
Des analyses de régression ont mis en évidence trois prédicteurs indépendants de la fixation sur les parents (auto-évaluée par le TATP) :
- le fait de vivre dans une structure d’hébergement à long terme ;
- la présence d’un niveau plus élevé dans la facette de personnalité pré-morbide « conscience » (degré d’organisation, d’obstination, de contrôle et de motivation dans un but précis) ;
- un style d’attachement pré-morbide moins anxieux.
D’autres analyses de régression ont par ailleurs trouvé deux prédicteurs indépendants des manifestations comportementales de la fixation sur les parents : le fait d’être une femme et un faible fonctionnement exécutif.
Il apparaît donc que la fixation sur les parents doit être appréhendée dans une perspective psychosociale qui combine l’environnement de vie, ainsi que le style d’attachement et la personnalité pré-morbides. Par ailleurs, le fonctionnement exécutif et le genre influencent l’expression comportementale de cette fixation.
Contrairement à l’hypothèse selon laquelle la fixation sur les parents serait une réponse à un sentiment d’insécurité, on constate que cette fixation est surtout observée chez les personnes qui ont un style d’attachement moins anxieux (plus confiante dans les réponses apportées par les partenaires).
Osborne et al. suggèrent ainsi que la fixation sur les parents agit comme un processus par lequel les personnes âgées cherchent une représentation symbolique d’une figure d’attachement bonne et consistante. Selon la théorie de l’attachement et la notion d’attachement symbolique, la fixation sur les parents se produirait en l’absence d’une figure d’attachement disponible. Le fait que la fixation sur les parents est plus fréquente chez les personnes vivant dans une structure d’hébergement à long terme que chez celles vivant à domicile (avec leur conjoint ou un membre de la famille) et que ce facteur environnemental est un prédicteur indépendant de cette fixation appuie l’idée selon laquelle ce phénomène se produit à la fois en réaction à l’environnement et à la non disponibilité d’une figure d’attachement.
En ce qui concerne le lien entre le niveau plus important de « conscience » pré-morbide et la fixation sur les parents, les auteurs suggèrent que les personnes qui, avant la « démence », avaient maintenu un haut sentiment d’identité et de sécurité en créant de l’ordre et en adoptant des standards élevés seraient moins capables de s’adapter à l’expérience de « démence » et auraient davantage besoin de la sécurité et de la réassurance apportées par des représentations d’attachement « sûres ».
Les relations entre manifestations comportementales de la fixation sur les parents et le faible fonctionnement exécutif pourraient être interprétées, selon les auteurs, en postulant une difficulté à inhiber des comportements inappropriés ou des impulsions. Pour ce qui est de l’effet du genre, il n’a pas été retrouvé dans deux autres études sur ce thème et mérite donc d’être exploré plus avant.
Il faut ajouter que seule une proportion modeste de la variance dans la fixation sur les parents et ses manifestations comportementales (29 et 65%) est expliquée par les modèles de régression, ce qui indique clairement que d’autres facteurs sont en jeu, lesquels devront faire l’objet d’explorations futures. De plus, cette étude n’est pas sans limite, notamment dans la plus ou moins bonne adéquation de certains outils d’évaluation.
Néanmoins, il s’agit d’une bonne illustration de la complexité des phénomènes (psychologiques et sociaux) en jeu dans les comportements problématiques des personnes âgées présentant une « démence ».
De façon plus spécifique, les résultats de ce travail indiquent en quoi il est essentiel à la fois de prendre en compte les caractéristiques psychologiques pré-morbides de la personne dans l’élaboration d’un plan de soins, de considérer l’expérience subjective de la personne et de favoriser le maintien et l’établissement de relations d’attachement.
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Osborne, H., Stokes, G., & Simpson, J. (2010). A psychosocial model of parent fixation on people with dementia: The role of personality and attachment. Aging & Mental Health, 14, 928-937.
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