De plus en plus de voix s’ajoutent à celles de Whitehouse et George (les auteurs du livre « Le mythe de la maladie d’Alzheimer ») pour mettre en question la conception de la « maladie d’Alzheimer » en tant que « maladie spécifique curable » et pour défendre une approche qui envisage les différentes manifestations de cette prétendue « maladie » comme le résultat de processus naturels du vieillissement cérébral, aggravés par différents facteurs de risque intervenant tout au long de la vie (Fotuhi, Hachinski, & Whitehouse, 2009 ; Chen, Maleski, & Sawmiller, 2010 ; Herrup, 2010 ; voir également Collier, Kanaan & Kordower, 2011, pour un point de vue similaire concernant la « maladie de Parkinson » ).
Nous avons régulièrement fait écho à ces voix (notamment dans nos chroniques « Réintégrer le vieillissement cérébral/cognitif problématique dans le cadre plus général du vieillissement » et « Quand d’autres voix s’élèvent pour mettre en question le concept de maladie d’Alzheimer »). Plusieurs articles récents s’inscrivent dans la même perspective et contribuent ainsi à renforcer la nécessité d’un changement d’approche, tout en offrant d’autres interprétations du vieillissement cérébral/cognitif problématique.
Les apports de l’épidémiologie neuropathologique
Wharton et al. (2011) ont présenté une synthèse des recherches d’épidémiologie neuropathologique (se fondant sur des donations successives de cerveaux, en population générale) entrepris dans le cadre de la « MRC Cognitive Function and Ageing Study ». Ils montrent que, dans la plupart des cas, la « démence » des personnes âgées est attribuable à la coexistence de différents types de changements neuropathologiques, incluant outre des plaques séniles et des dégénérescences neurofibrillaires, des problèmes vasculaires, de l’angiopathie amyloïde cérébrale, des corps de Lewy, une pathologie astrogliale, des lésions de la substance blanche ou encore une atrophie corticale reflétant une perte neuronale et une densité synaptique réduite (voir aussi notre chronique « La complexité des facteurs neuropathologiques associés au vieillissement cérébral/cognitif problématique : de nouvelles données »). Ces recherches indiquent également qu’il existe un nombre non négligeable de personnes âgées qui meurent avec des changements neuropathologiques importants alors qu’elles n’ont pas, de leur vivant, présenté de « démence ».
Sur base de ces observations, Wharton et al. considèrent que le modèle médical dominant, qui postule l’existence de « maladies discrètes », différentes de l’état normal, n’est clairement pas adapté aux modifications cérébrales et cognitives observées chez les personnes âgées. En outre, ils indiquent en quoi les études qui portent uniquement sur des « patients » diagnostiqués selon les critères établis par l’approche biomédicale dominante (p. ex., des personnes ayant reçu le diagnostic de la prétendue « maladie d’Alzheimer ») introduisent des biais liés à la nature très sélective des échantillons étudiés. Plus généralement, les auteurs concluent que les fondements biologiques des difficultés cognitives des personnes âgées, ainsi que les mécanismes impliqués dans la tolérance de certaines personnes à des changements neuropathologiques parfois importants (la réserve cérébrale/cognitive), demeurent très mal compris. Ils plaident ainsi pour la mise en œuvre d’études longitudinales prospectives, menées sur des échantillons issus de la population générale et qui unifient évaluation cognitive, imagerie cérébrale, neuropathologie post-mortem (examinant différents types de modifications cérébrales) et exploration des différences individuelles (en lien avec le style de vie, l’environnement, l’éducation, les caractéristiques socioéconomiques, les facteurs génétiques, etc.).
Autrement dit, les recherches futures devraient considérer le vieillissement cérébral/cognitif en termes de continuum et non plus sur base de catégories pathologisantes telles que la « maladie d’Alzheimer » ou le « MCI ». Elles devraient en outre tenter d’identifier les différents facteurs (biologiques, psychologiques, sociaux, environnementaux…), ainsi que leurs relations, impliqués dans l’atteinte, plus ou moins progressive, rapide et généralisée, du fonctionnement cognitif des personnes âgées. Au plan neurobiologique, il s’agirait de s’affranchir de l’approche réductionniste basée sur l’exploration de cascades de petites molécules pour explorer d’autres hypothèses impliquant en particulier des interactions entre diverses combinaisons de facteurs neurobiologiques. Par ailleurs, plutôt que de suivre une approche cérébrale localisatrice, il semblerait plus pertinent d’explorer les facteurs pouvant contribuer à une réduction de la coordination (de l’intégration) de l’activité cérébrale au sein et entre différents réseaux cérébraux de haut niveau, laquelle peut s’accompagner de difficultés cognitives dans plusieurs domaines (Andrews-Hanna et al., 2007). Il s’avèrerait aussi particulièrement intéressant d’examiner dans quelle mesure il existe une fragilité développementale de certains réseaux cérébraux, qui pourrait rendre compte, en interaction avec d’autres facteurs, de la présence de déficits disproportionnés et progressifs dans certains domaines cognitifs. Enfin, il faudrait prendre en compte les capacités de compensation (la plasticité cérébrale et cognitive) des personnes âgées et examiner les facteurs qui modulent cette plasticité et qui contribuent ainsi aux différences interindividuelles.
Le vieillissement cérébral/cognitif problématique et la perturbation des connexions au sein du « réseau cérébral par défaut »
David Neill (2011), du département de psychiatrie de l’Université de Newcastle, a récemment repris et mis à jour une hypothèse qu’il avait déjà proposée en 1995, dans laquelle il assimile la « maladie d’Alzheimer » au vieillissement cérébral ou, plus spécifiquement, il considère que le vieillissement cérébral humain et la « maladie d’Alzheimer » doivent être envisagés sur la base d’un continuum.
Cette hypothèse (dite de « neuroplasticité inadaptée ») suggère l’existence d’un processus initial de sénescence (apparaissant chez toutes les personnes âgées) conduisant à une régulation métabolique « à la baisse » (« down-regulation »), à savoir une réduction de l’efficacité métabolique, pouvant provoquer des lésions oxydatives et une dérégulation du signalement par le calcium (voir Chen, Nguyen & Sawmiller, 2011, pour qui une déficience dans le signalement par le calcium Ca2+, un processus exigeant beaucoup d’énergie, est le point de convergence de beaucoup d’autres facteurs dans le vieillissement cérébral/cognitif problématique ou « démence »).
Ce processus initial de sénescence affecterait préférentiellement le réseau cérébral par défaut (« the default network »), amenant à une perte de synapses au sein de ce réseau et ainsi à un problème de connectivité.
Le réseau par défaut se compose des régions suivantes : le cortex préfrontal médian dorsolatéral et ventral, le cortex rétrosplénial, le cortex cingulaire postérieur, le précuneus, le lobule pariétal inférieur, le cortex temporal latéral, la formation hippocampique incluant le cortex entorhinal et le cortex parahippocampique. Il a été montré qu’il s’active lorsque la personne n’a pas de tâche particulière à accomplir et se désactive quand son attention est focalisée sur des stimuli externes. Il a par ailleurs été impliqué dans diverses activités impliquant la prise en compte d’informations internes (récupération d’épisodes passés, prise en compte du point de vue de l’autre, voyage mental dans le futur, etc.), mais aussi dans les situations d’attention non focalisée (diffuse, de surveillance) vers l’environnement externe.
Au sein de ce réseau, la première structure affectée serait le cortex postéro-médian (cortex rétrosplénial, cortex cingulaire postérieur, précuneus) et ce du fait du rôle pivot qu’elle entretient dans ce réseau. Plus généralement, le réseau par défaut, et en particulier le cortex postéro-médian, serait sensible à la réduction de l’efficacité métabolique liée à l’âge du fait du haut niveau de métabolisme manifesté par ces structures cérébrales ainsi que de leur niveau élevé de glycolise aérobie.
Après une phase de réponse compensatoire adaptée, le processus intial de sénescence conduirait ensuite à une perte d’input excitateur glutamatergique vers la couche II des neurones du cortex entorhinal. Une réponse neuroplastique indadaptée, spécifiquement humaine, serait alors mise en place dans ces neurones, menant à un dysfonctionnement neuronal, à la formation de dégénérescences neurofibrillaires et à la mort des neurones. Cela mènerait à davantage de perte d’input excitateur glutamatergique et à la propagation de la réponse inadaptée à d’autres neurones fonctionnellement reliés, menant finalement au dysfonctionnement et à la mort d’un grand nombre de neurones vulnérables dans des réseaux fonctionnels de haut niveau. Relevons que, selon Neill, les dépôts de bêta-amyloïdes pourraient être des sous-produits inoffensifs des processus neuroplastiques compensatoires.
Le processus initial de sénescence serait présent chez toute personne âgée, mais son évolution pourrait néanmoins varier (en âge d’apparition, en vitesse et gravité) en fonction non seulement d’une série de facteurs de risque de nature génétique (des gènes régulant le contrôle général de la vitesse d’évolution de la sénescence et des gènes modifiant les pathologies spécifiques du vieillissement cérébral et impliqués dans les processus compensatoires), mais aussi de facteurs en lien avec le style de vie (alimentation, activité physique, activité cognitive, etc.), la présence d’atteinte cérébrales (p. ex., un traumatisme crânien, des atteintes vasculaires) ou encore le niveau d’éducation (dans ses liens avec la réserve cognitive/cérébrale). Ainsi, dans certains cas, la sénescence pourra être précoce et dans d’autres (les centenaires sans « démence »), elle pourra avoir une évolution lente avec une absence de facteurs de risque génétiques et environnementaux et, possiblement, la présence de facteurs protecteurs du vieillissement cérébral. On peut en outre penser que des variations pourraient également dépendre de l’existence d’une fragilité développementale dans ce réseau par défaut.
Il faut relever que des atteintes touchant la connectivité d’autres réseaux fonctionnels sont également possibles, conduisant à des changements pathologiques et des dysfonctionnements psychologiques de nature différente (p. ex., une atteinte du réseau dit de la « saillance », impliqué dans les traitements socio-émotionnels et recrutant le gyrus cingulaire antérieur, le cortex orbital fronto-insulaire, en connexion avec des structures sous-corticales et limbiques).
Conclusions
De plus en plus d’auteurs défendent une conception qui réintègre les manifestations de la prétendue « maladie d’Alzheimer », mais aussi d’autres « maladies neurodégénératives », dans le cadre plus général du vieillissement cérébral.
Ces différentes approches offrent de nouvelles pistes interprétatives et conduisent à prendre en compte la multiplicité et le caractère probabiliste des facteurs qui modulent l’évolution du vieillissement cérébral et cognitif.
Elles suggèrent également une diversification des interventions, en considérant la pluralité des facteurs biologiques impliqués, mais aussi -et surtout- en visant tout particulièrement à protéger les neurones âgés et à cibler les facteurs de risque (et les événements initiateurs) environnementaux et de style de vie (c’est-à-dire, intervenir au plan de la prévention).
Plus généralement, ces conceptions conduisent à revoir la distinction entre le vieillissement « dit » normal et vieillissement « dit » pathologique. En effet, le vieillissement naturel du cerveau et les facteurs qui contribuent à aggraver ses effets font intrinsèquement partie de la vie normale et les réponses cérébrales (plus ou moins adaptées) à ces événements et aux atteintes cérébrales qu’ils induisent sont également des phénomènes normaux. Ces modèles nous amènent donc à considérer que le monde n’est pas divisé entre ceux qui ont et qui n’ont pas une « maladie neurodégénérative » mais que, en fait, nous partageons tous les vulnérabilités liées au vieillissement cérébral.
Andrews-Hanna, J.R., Snyder, A.Z., Vincent, J.L., Lustig, C., Head. D., Raichle, M.E., & Buckner, R.L. (2007). Disruption of large-scale brain systems in advanced aging. Neuron, 56, 924-935.
Chen, M., & Maleski, J., & Sawmiller, D.R. (2011). Scientific truth or false hope? Understanding Alzheimer’s disease from an aging perspective. Journal of Alzheimer’s Disease, 24, 3-10.
Chen, M., Nguyen, H.T., & Sawmiller, D.R. (2011). What to look for beyond “pathogenic” factors in senile dementia? A functional deficiency of Ca2+ signaling. Journal of Alzheimer’s Disease, sous presse.
Collier, T.J., Kanaan, N.M., & Kordower, J.H. (2011). Ageing as a primary factor for Parkinson’s disease: evidence from studies of non-human primates. Nature Reviews Neuroscience, 12, 359-366.
Fotuhi, M., Hachinski, V., & Whitehouse, P. (2009). Changing perspectives regarding late-life dementia. Nature Reviews Neurology, 5, 649-658.
Herrup, K. (2010). Reimagining Alzheimer’s disease. An age-based hypothesis. The Journal of Neuroscience, 15, 16755-16762.
Neill, D. (2011). Should Alzheimer’s disease be equated with human brain aging ?: A maladaptive interaction between brain evolution and senescence. Ageing Research Reviews, sous presse.
Richards, M., & Brayne, C. (2010). Alzheimer’s disease: What do we mean by Alzheimer’s disease ? British Medical Journal, 341:c4670.
Wharton, S.B., Brayne, C., Savva, G.M., Matthews, F.E., Forster, G., Simpson, J., Lace, G., Ince, P.G. on behalf of the Medical Research Council Cognitive Function and Ageing Study (2011). Epidemiological neuropathology: The MRC Cognitive Function and Ageing Study Experience. Journal of Alzheimer’s Disease, 25, 359-372.
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