Nous avons à plusieurs reprises décrit les nombreux et importants problèmes conceptuels, méthodologiques et éthiques associés à l’utilisation de la catégorie diagnostique de « Mild Cognitive Impairment » ou MCI (voir nos chroniques « Pour en finir avec le concept catégoriel de MCI » ; « Un changement de paradigme pour aborder le vieillissement est-il en vue ? » ; « L’empire Alzheimer ne désarme pas! »). Ces problèmes nous ont amenés à considérer que l’utilisation de cette catégorie diagnostique, tant dans un contexte clinique que de recherche, n’est pas acceptable : elle conduit à pathologiser des personnes dont la plus grande partie n’évoluera pas vers une « démence », en sachant en outre que l’évolution des personnes qui reçoivent un diagnostic de « démence » est très variable (un pourcentage important d‘entre elles présentant une période stabilité de plusieurs années) ; par ailleurs, elle réduit la complexité du vieillissement cognitif et les nuances multiples de ses manifestations.
Il apparaît pourtant que cette « entité » continue à faire son chemin et est déjà bien installée dans la pratique clinique des neurologues.
Ainsi, dans une étude récente réalisée aux Etats-Unis, Roberts et al. (2010) ont envoyé un questionnaire aux membres de l’ «American Academy of Neurology» ayant une pratique dans le domaine du vieillissement, de la démence ou de la neurologie comportementale, afin de les interroger sur leur conception du MCI en tant que diagnostic clinique et sur la manière dont ils traitent les « patients » présentant des troubles cognitifs légers.
Les réponses obtenues auprès de 420 questionnaires (taux de réponse de 48%) montrent que 90% des répondants reconnaissent le MCI en tant que diagnostic clinique et utilisent son code diagnostique à des fins de facturation ! Par ailleurs, 88.3% d'entre eux indiquent qu’ils reçoivent des « patients » avec des troubles cognitifs légers au moins une fois par mois (65.1% plusieurs fois par mois).
La plupart des répondants disent fournir régulièrement aux personnes ayant reçu ce diagnostic des conseils concernant des exercices physiques (78%) et mentaux (75%) et transmettre des informations sur le risque de démence (63%). Une minorité d’entre eux informent les personnes sur l’existence de services de soutien (27%).
En dépit de l’absence d’effet avéré de ces médicaments (et de la présence d’effets secondaires), une grande partie des neurologues ayant répondu au questionnaire prescrivent des inhibiteurs de la cholinestérase (45% « parfois » et 24.8% « de façon régulière »). La mémantine est également prescrite, « parfois » (30.7%) et « régulièrement » (8.5%). D’autres médicaments sont également prescrits (« parfois », 40.2% et « régulièrement », 15.7%), les plus fréquemment cités étant le Ginkgo Biloba, la vitamine E et les antidépresseurs.
En dépit du faible pouvoir prédictif du diagnostic de MCI concernant le devenir cognitif des personnes et des incertitudes immenses concernant l’impact des « difficultés cognitives légères » sur le fonctionnement dans la vie quotidienne, les répondants considèrent en majorité que les personnes qui reçoivent ce diagnostic peuvent en tirer des bénéfices : être impliquées dans la planification de leur futur (87%) ; réduire leurs activités à risque (85%) ; être aidées dans la planification financière (72%) ; recevoir un traitement médicamenteux (65%).
Un faible pourcentage de répondants rapporte que le diagnostic est trop difficile à poser (23%), qu’il faudrait plutôt parler de maladie d’Alzheimer précoce (21%) ou que le diagnostic peut causer des inquiétudes inutiles (20%).
Notons qu’il aurait été bien utile de connaître les moyens utilisés par les neurologues pour diagnostiquer ce soi-disant « MCI » : on peut craindre le pire quand on voit combien les facteurs psychologiques, sociaux et culturels qui conduisent une personne à se plaindre de son fonctionnement cognitif sont complexes et combien les contraintes psychométriques qu’il faut prendre en compte dans l’interprétation d’une performance à un test cognitif (voir notre chronique « Pour en finir avec le diagnostic catégoriel de MCI ») sont négligées ; on peut même suspecter qu’un certain nombre de neurologues se fondent essentiellement sur de petites tâches cliniques de mémoire, non validées...
On est donc là en présence d’une médicalisation extrême et de plus en plus précoce du vieillissement cognitif, qui conduit à stigmatiser la personne âgée, à la marginaliser et à la déclasser (au plan familial, social, voire professionnel), à la mettre sous protection et à réduire son autonomie, et, bien sûr, à lui faire consommer des médicaments inefficaces…
Gageons que la situation soit moins grave en Europe, mais rien n’est moins sûr…..
Roberts, J.S., Karlawish, J.H., Uhlmann, W.R., Petersen, R.C., & Green, R.C. (2010). Mild cognitive impairment in clinical care. A survey of American Academy of Neurology members. Neurology, 75, 425-431.
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