Plusieurs études indiquent que la dépression constitue un facteur de risque de vieillissement cérébral/cognitif problématique ou de « démence » (voir notre chronique « Dépression et risque de vieillissement cérébral/cognitif problématique » ; voir également Barnes & Yaffe, 2011).
Il a également été montré que le diabète de type 2 était lié à un risque accru de déficits cognitifs et de « démence » (voir notre chronique « Diabète de type 2 et troubles cognitifs chez les personnes âgées : des relations complexes… » ; voir aussi Barnes & Yaffe, 2011). Il faut rappeler que la prévalence du diabète de type 2 et du syndrome métabolique (un groupement de facteurs de risque cardiovasculaire et de diabète de type 2, à savoir l’obésité abdominale, l’hypertriglycéridémie, un taux HDL/cholestérol bas, l’élévation de la glycémie et l’hypertension) ne cesse de progresser de par le monde, y compris dans les pays émergents (les incidences les plus élevées étant attendues en Amérique latine, en Afrique et en Asie). Ainsi, selon la Fédération Internationale du Diabète, il y avait en 2010, 285 millions de personnes souffrant de diabète (de type 2 dans 90% des cas). Les projections pour 2030 prédisent environ 444 millions de diabétiques.
Par ailleurs, il existe des relations bidirectionnelles entre la dépression et le diabète : des épisodes dépressifs plus tôt dans la vie mènent à un risque accru de diabète et un diabète développé à l’âge adulte augmente le risque de dépression (Knol et al, 2006 ; Mezuk et al., 2008).
Enfin, il a été montré que jusqu’à 20 % des adultes souffrant de diabète de type 2 présentaient les critères de dépression majeure (Ali et al., 2006). La présence de dépression chez les personnes souffrant de diabète est associée à une réduction des soins personnels (non observance du régime, de l’activité physique, de la prise de médicaments et de l’arrêt/réduction du tabagisme), à un moins bon contrôle de la glycémie et à un risque accru de complications micro- et macro-vasculaires. Or, un mauvais contrôle de la glycémie, les facteurs de risque vasculaires et les problèmes vasculaires associés à la dépression chez les personnes souffrant de diabète peuvent accroître le risque de « démence ». En outre, tant la dépression que le diabète sont associés à des changements biologiques tels qu’un accroissement des facteurs pro-inflammatoires, une sensibilité à l’insuline diminuée et des anomalies de l’homéostasie du système nerveux autonome, lesquels peuvent aussi augmenter le risque de « démence ».
Les effets de la dépression sur le risque de « démence » chez les personnes diabétiques
Dans ce contexte, Katon et al. (2011) ont examiné dans quelle mesure la présence d’une dépression chez les personnes présentant un diabète de type 2 augmentait le risque de « démence ». Cette recherche, menée dans le cadre de la « Diabetes and Aging Study », a porté sur 19’239 personnes souffrant de diabète et âgées entre 30 et 75 ans.
La présence de dépression a été identifiée sur base d’un score de 10 ou plus au « Patient Health Questionnaire 8 » (PHQ-8) et soit d’un diagnostic de dépression (à partir des critères de la Classification Internationale des Maladies, CIM-9) fourni par un médecin dans les 12 mois précédant l’évaluation de ligne de base, soit d’une prescription d’antidépresseurs. La présence d’une « démence » a été identifiée durant une période de 5 ans après l’évaluation initiale (ligne de base) sur base des critères de la CIM-9 (démence sénile simple, démence vasculaire et démence non spécifiée). Ont été exclues les personnes ayant reçu un diagnostic de « démence » avant la ligne de base.
Plusieurs facteurs pouvant avoir un effet confondant ont été contrôlés : les caractéristiques sociodémographiques (âge, genre, scolarité et appartenance ethnique), durée du diabète, taille, poids, indice de masse corporelle, comportements à risque pour la santé (incluant le tabagisme et l’activité physique), nombre de visites médicales durant le suivi de 5 ans et présence durant l’année précédente de complications du diabète (accident vasculaire cérébral, infarctus du myocarde, hypertension, neuropathie, néphropathie, rétinopathie, maladie cérébro-vasculaire, maladie vasculaire périphérique), ainsi que la glycémie et un score de comorbidité (durant l’année précédente).
Afin d’exclure la possibilité que la dépression soit en fait un signe avant-coureur (un prodrome) de la « démence », les analyses ont été effectuées uniquement chez les personnes ayant reçu un diagnostic de « démence » durant les années 3 à 5 du suivi de 5 ans après la ligne de base.
Les résultats montrent que la coexistence d’un diabète et d’une dépression conduit à un risque environ deux fois plus important de « démence » que l’existence d’un diabète isolé. Diverses analyses de sensibilité (menées sur les personnes ayant reçu un diagnostic de « démence » uniquement dans les années 4 et 5 du suivi, utilisant les résultats à une question interrogeant les personnes quand à l’existence antérieure d’un diagnostic de dépression ou portant uniquement sur le score de 10 et plus au PHQ-8) ont mis en évidence un risque encore plus élevé de « démence » associée à la dépression. Les résultats de ces analyses suggèrent, entre autres, que l’association observée entre dépression et risque de « démence » n’est pas liée à une dépression qui constituerait le prodrome de la « démence ».
De plus, l’association entre coexistence de diabète et de dépression et risque accru de « démence » se maintient après avoir contrôlé l’influence des différents facteurs possiblement confondants, ce qui indique que les facteurs spécifiquement associés à la dépression constituent des facteurs de risque de « démence » importants chez les personnes souffrant de diabète.
Plusieurs facteurs biologiques peuvent être impliqués dans ce lien entre dépression et « démence » chez les personnes souffrant de diabète. En particulier, la dépression a été associée à une dérégulation de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien (ou axe de l’hormone du stress), avec une production accrue de cortisol et ses effets délétères sur certaines régions cérébrales. Des taux élevés de cortisol prédisent aussi, indépendamment, plusieurs composantes du syndrome métabolique (tels que l’obésité abdominale, l’hypertriglycéridémie, la diminution des lipoprotéines de haute densité), lesquelles sont considérées comme des facteurs de risque de « démence » vasculaire et de « maladie d’Alzheimer ».
La dépression a également été mise en relation avec une augmentation de facteurs pro-inflammatoires, incluant des niveaux accrus de cytokines (facteur de nécrose tumorale–α, TNF α ; interleukine 6, IL-6) ainsi qu’une aggrégation plaquettaire augmentée. La dérégulation de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien et l’accroissement de facteurs pro-inflammatoires ont été associés à une résistance à l’insuline accrue, laquelle a aussi été identifiée comme un facteur de risque de « démence ».
Il a également été montré que les personnes avec diabète et dépression présentaient une probabilité deux fois plus importante d’avoir des facteurs de risque cardiovasculaires que les personnes ayant un diabète isolé. Or, un nombre plus important de facteurs de risque cardiovasculaires a été relié à un risque augmenté de « démence » vasculaire et de « maladie d’Alzheimer ». De façon plus générale, tant la dépression que le diabète sont associés à un risque plus élevé de problèmes cardiovasculaires et cérébrovasculaires, lesquels peuvent accroître le risque de « démence » de manière additive.
Il faut enfin relever deux autres résultats intéressants obtenus par Katon et al. (2011). D’une part, la dépression est associée à un risque plus grand de « démence » chez les personnes diabétiques âgées de moins de 65 ans par rapport à celles âgées de plus de 65 ans. On sait par ailleurs que les épisodes dépressifs se manifestent souvent tôt dans la vie et que la dépression accroît le risque de développer un diabète de type 2. En outre, il a été observé que les personnes ayant un diabète avec dépression avaient débuté leur diabète 5 à 6 ans plus tôt que les personnes diabétiques sans histoire de dépression. Ces différentes données montrent que si l’on souhaite réduire l’incidence de la « démence » en agissant sur le diabète et la dépression, il importe de mettre en place des interventions précoces.
D’autre part, les auteurs ont montré que la dépression est associée à un risque plus élevé de « démence » chez les personnes diabétiques qui ne sont pas traitées par insuline que chez celles qui le sont. Ce résultat doit être mis en perspective avec ceux montrant que tant la dépression que le diabète sont associés à une diminution de la sensibilité à l’insuline, et aussi avec les données suggérant que l’insuline protégerait les synapses de l’effet négatif de la substance béta-amyloïde.
En dépit de quelques limites (telles que l’absence de groupe de personnes sans diabète, une population issue de la seule zone géographique de Californie du Nord, un suivi assez court de 5 ans), l’étude de Katon et al. (2011) est importante à plus d’un titre.
Tout d’abord, elle illustre à merveille l’extrême complexité des facteurs potentiellement impliqués dans le vieillissement cérébral/cognitif problématique. Dans une chronique précédente susmentionnée (« Diabète de type 2 et troubles cognitifs chez les personnes âgées : des relations complexes… »), nous avions déjà mis en évidence la complexité des relations entre diabète de type 2 et déficits cognitifs, en montrant notamment la contribution médiatrice de la pression artérielle systolique, de l’évaluation subjective de la santé et de la capacité de marche et d’équilibre, différents facteurs vraisemblablement en lien avec des mécanismes multiples (mécanismes vasculaires, stress, motivation, intégration de processus sensoriels et cognitifs, stratégies de régulation émotionnelle, etc.).
De plus, les résultats obtenus par Katon et al. indiquent en quoi il est essentiel de prévenir, détecter et traiter précocement le diabète, ainsi que la dépression qui peut y conduire ou y être associée, dans le but de différer l’installation d’une « démence ». Dans une étude prospective menée auprès de 1’433 personnes âgées de plus de 65 ans (voir notre chronique « Des programmes de prévention visant à réduire l’incidence d’un vieillissement cérébral/cognitif problématique : quelles cibles ? »), Ritchie et al. (2010) ont notamment montré que si l’on parvenait à éliminer la dépression et le diabète et si l’on augmentait la consommation de fruits/légumes, cela amènerait à une réduction globale de 20.7% de « démence » (l’élimination de la dépression amenant à elle seule à une réduction de 10.3%).
Comme l’ont indiqué Ruiz et Egli (2010 ; voir notre chronique « Repérer et traiter le diabète de type 2 pour différer la démence : l’importance d’une approche globale »), les interventions à mener dans le domaine du diabète, dans ses liens avec la dépression, doivent impérativement prendre en compte les facteurs sociaux, et en particulier être adaptées aux personnes issues de milieux socioculturels défavorisés. Plus globalement, les interventions devraient s’inscrire dans une approche holistique et individualisée prenant en compte des facteurs physiopathologiques, psychologiques, socioculturels, politiques et environnementaux et faisant intervenir différents partenaires, autres que les médecins, et notamment des sociologues, des anthropologues, des médiateurs culturels, des assistants sociaux, et des psychologues. Selon Ruiz et Egli, il importe, en outre, « de développer des programmes de prévention transversaux incluant activement tous les secteurs de la société : social, économique, industrie agro-alimentaire, transports, éducation, aménagement du territoire, culture, santé, etc.». Il s’agit aussi de ne pas perdre de vue les repères culturels et identitaires des différentes communautés.
Il faut enfin rappeler la nécessité de mettre en place, pour la dépression, des interventions non pharmacologiques (psychologiques et sociales) et individualisées (voir nos chroniques « L’efficacité des antidépresseurs : un autre mythe à démonter ! » et « La complexité des relations entre dépression et démence »).
Ali, S., Stone, M.A., Peters, J.L., Davies, M.J., & Khunti, K. (2006). The prevalence of co-morbid depression in adults with type 2 diabetes: a systematic review and meta-analysis. Diabetic Medicine, 23, 1165-1173.
Barnes, D.E., & Yaffe, K. (2011). The projected effect of risk factor reduction on Alzheimer’s disease prevalence. Lancet Neurology, 10, 819-828.
Katon, W., Lyles, C.R., Parker, M.M., Karter, A.J., Huang E.S., & Whitmer, R.A. (2011). Association of depression with increased risk of dementia in patients with 2 diabetes. The Diabetes and Aging Study. Archives of General Psychiatry, à paraître.
Knol, M.J., Beekman, A.T., Heine, R.J., Snoek, F.J., & Pouwer, F. (2006). Depression as a risk factor for the onset of type 2 diabetes mellitus: a meta-analysis. Diabetologia, 49, 837-845.
Mezuk, B., Eaton, W.W., Albrecht, S., Golden, S.H. (2008). Depression and type 2 diabetes over the lifespan: a meta-analysis. Diabetes Care, 31, 2383-2390.
Ritchie, K., Carrière, I., Ritchie, C.W., Berr, C., Artero, S., & Ancelin, M.-L. (2010). Designing prevention programmes to reduce incidence of dementia: prospective cohort study of modifiable risk factors. British Medical Journal, doi:10.1136/bmj.c3885.
Ruiz, J., & Egli, M. (2010). Syndrome métabolique, diabète sucré et vulnérabilité: une approche «syndémique»de la maladie chronique. Revue Médicale Suisse, 271, 2205-2208.
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