Résumé
Un changement de culture dans les structures d’hébergement à long terme, visant à prendre en compte le résident âgé en tant que personne singulière et à promouvoir son bien-être et sa qualité de vie, implique notamment de faciliter l’expression de sa sexualité. En fait, la question des besoins et du bien-être sexuels des personnes âgées résidant dans une structure d’hébergement à long terme, avec ou sans « démence », reçoit encore très peu d’attention. Les personnes âgées sont considérées comme asexuées et l’activité sexuelle des personnes âgées présentant une « démence » tend à être envisagée comme un symptôme indésirable de la « maladie », plutôt que comme l’expression de désirs appropriés. Or les recherches montrent que beaucoup de personnes âgées conservent un intérêt pour la sexualité et sont capables d’exprimer leur sexualité, et ce même quand elles présentent une « démence ». Par ailleurs, les membres du personnel des structures d’hébergement à long terme manquent généralement de connaissances et de compréhension concernant la sexualité des personnes âgées. En outre, l’expression de la sexualité des personnes âgées vivant dans une structure d’hébergement à long terme se heurte à d’autres obstacles, comme le manque d’intimité, le manque d’occasions ou de partenaires, l’accent mis sur d’autres aspects du bien-être que la sexualité, le manque d’aide concernant les problèmes médicaux ou physiologiques pouvant causer des dysfonctionnements sexuels ou encore les attitudes négatives des membres de la famille. Il apparaît donc essentiel d’identifier de façon précise les obstacles à l’expression de la sexualité des personnes âgées résidant dans une structure d’hébergement à long terme, ainsi que les moyens d’améliorer cette situation.
Dans une chronique précédente (« Une prison sans barreaux et un monde de silence ! »), nous avons montré en quoi l’organisation et le fonctionnement actuels de la majorité des structures d’hébergement à long terme destinées aux personnes âgées, en particulier celles accueillant des personnes présentant un vieillissement cérébral/cognitif problématique (une « démence »), ne favorisent pas la qualité de vie, le bien-être et la prise en compte de la singularité de la personne.
Ce que les personnes âgées appellent de leurs vœux, c’est un lieu de vie dans lequel elles ont le sentiment d’être reconnues dans toutes leurs dimensions (y compris spirituelle), de pouvoir exprimer leurs valeurs, intérêts et réalisations, d’avoir une vie privée (englobant notamment l’intégrité physique et morale, le droit à l’autonomie et au développement personnels, le droit d’établir et d’entretenir des rapports -y compris amoureux et sexuels- avec d’autres personnes, ainsi que des contacts avec le monde extérieur), d’avoir le contrôle sur leur vie et donc de pouvoir prendre leurs propres décisions et d’être directement impliquées dans les décisions relatives au fonctionnement quotidien, d’appartenir à une communauté et de se sentir chez elles, d’être pleinement engagées dans la vie et en contact direct avec la société, de pouvoir vivre et susciter des interactions et des événements inattendus et imprévisibles, d’avoir accès à des activités qui ont un sens et d’avoir des buts, d’avoir un rôle social, de pouvoir apporter leur aide et leur soutien à d’autres.
Dans ce contexte, la question des besoins et du bien-être sexuels des personnes âgées résidant dans une structure d’hébergement à long terme, avec ou sans « démence », reçoit encore très peu d’attention. De façon plus générale, les personnes âgées sont considérées comme asexuées et leur sexualité fait l’objet d’attitudes négatives. L’activité sexuelle des personnes âgées présentant une « démence » tend à être pathologisée et considérée comme un symptôme indésirable de la « maladie », plutôt que comme l’expression de désirs appropriés. Ainsi, Villar et al. (2014) ont observé que, quand une relation sexuelle implique un résident présentant une « démence » et un résident sans « démence », les membres du personnel ont tendance à définir la situation comme une situation d’abus sexuel —réel ou potentiel—, même si la personne avec « démence » a donné son consentement ou a exprimé des émotions positives dans le contexte de cette relation (son comportement étant interprété comme le signe de son incapacité à prendre des décisions).
Avoir la possibilité d’exprimer sa sexualité constitue un élément important de la qualité de vie, du bien-être et de la santé et représente par ailleurs un droit humain (comme l'est la possibilité d'avoir une vie privée). En fait, les recherches montrent que beaucoup de personnes âgées conservent un intérêt pour la sexualité et sont capables d’exprimer leur sexualité, et ce même quand elles présentent une « démence ». Ainsi, Bauer, Nay, et al. (2013) ont mis en évidence, au moyen d'une étude qualitative, que les personnes âgées résidant dans une structure d’hébergement à long terme, avec et sans « démence », se voient comme des êtres sexués et ont le désir d’exprimer leur sexualité, sous des formes qui diffèrent selon les personnes: avoir des relations sexuelles, se masturber, se toucher, flirter, se serrer dans les bras, séduire (notamment via l'habillement), faire des avances, pouvoir partager son lit avec une autre personne, etc. Ces désirs sont considérés comme une composante normale et acceptable de la vie dans une structure d’hébergement à long terme, et ce même par les personnes pour qui les relations sexuelles ou d’autres formes d’expression sexuelle ne sont pas importantes. Les personnes âgées parlent de la sexualité généralement en des termes métaphoriques ou imagés, témoignant ainsi du caractère encore tabou de ce domaine. Pour certains résidents, la sexualité constitue un domaine strictement privé, mais d’autres souhaitent pouvoir parler de leurs désirs avec les membres du personnels, lesquels sont cependant vus comme peu accessibles sur cette question ou comme ne pouvant pas vraiment les aider.
Il a d’ailleurs été montré que les membres du personnel des structures d’hébergement à long terme pour personnes âgées manquaient de connaissances et de compréhension concernant la sexualité des personnes âgées et qu’elles se sentaient mal à l’aise dans la prise en compte concrète de cette question, du fait d’un manque de formation. Récemment, Bauer, McAuliffe, et al. (2013) ont mis en évidence les effets bénéfiques d’un programme de formation de courte durée (un atelier de 3 heures) sur les attitudes et croyances des membres du personnel relatives à l’expression de la sexualité chez les personnes âgées dans les structures d’hébergement à long terme, avec en particulier une meilleure compréhension des besoins sexuels des personnes âgées (y compris de celles ayant une démence). Un changement a également été observé par rapport aux attitudes vis-à-vis des relations homosexuelles.
L’expression de la sexualité des personnes âgées vivant dans une structure d’hébergement à long terme se heurte à d’autres obstacles que l’attitude négative et le manque de formation des membres du personnel, et notamment le manque d’intimité, le manque d’occasions ou de partenaires, l’accent mis sur d’autres aspects du bien être que la sexualité ou encore le manque d’aide concernant les problèmes médicaux ou physiologiques pouvant causer des dysfonctionnements sexuels. En ce qui concerne le manque d’intimité, il est très fréquent que les membres du personnel entrent dans la chambre des personnes âgées sans s’annoncer et de façon inattendue, ou en frappant à la porte et en l’ouvrant simultanément. De plus, même quand leur intimité est préservée, certains résidents ont peur d’être « découverts » quand ils ont des relations intimes, et ce d’autant plus que les membres du personnels partagent fréquemment des informations concernant les résidents et ne sont pas sensibles au manque d’intimité que subissent les personnes âgées. Par ailleurs, les structures d’hébergement à long terme sont généralement des environnements hautement structurés, dans lesquels les membres du personnel ont un accès illimité à l’espace personnel des résidents et où les résidents sont contrôlés avec grande attention.
Il a également été relevé que les membres du personnel fournissent souvent des informations à la famille concernant les relations et comportements sexuels des résidents, et s’en remettent à leurs souhaits quant à la conduite à tenir (Frankowski & Clark, 2009). Dans ce contexte, Bauer, Nay, et al. (2014) ont constaté que les membres de la famille de résidents âgés présentant une « démence » (seules 7 personnes proches ont accepté d’être interrogées) souhaitaient être tenus informés des comportements sexuels de la personne âgée et être impliqués dans les décisions relatives à ces comportements. Comme l’indiquent Bauer et al., les membres du personnel doivent impérativement envisager le besoin d’information de la famille en prenant en compte la responsabilité qu’ils ont de protéger la confidentialité et le bien-être du résident. Par ailleurs, bien que l’attitude des proches concernant l’expression de la sexualité des résidents soit globalement positive, ils considèrent néanmoins que cette expression devait se limiter à des comportements tels que se toucher, s’embrasser, se serrer dans les bras : les relations sexuelles complètes sont considérées comme « à risque » (pour des raisons peu claires). Ces données, bien que préliminaires, suggèrent la mise en place d’une programme de formation des membres de la famille sur la question de la sexualité des personnes âgées, ainsi que la réalisation d’études à plus grande échelle visant à mieux comprendre les attitudes et motivations des proches et la manière dont ces attitudes et motivations peuvent influer sur l’expression de la sexualité des résidents âgés présentant une « démence ».
Dans une perspective centrée sur la personne, il apparaît donc essentiel d’identifier de façon précise les obstacles à l’expression de la sexualité des personnes âgées résidant dans une structure d’hébergement à long terme, ainsi que les moyens d’améliorer la situation. Dans cette perspective, Bauer, Fetherstonhaugh, et al. (2014) ont élaboré un questionnaire (Sexuality Assessement Tool, SexAT) comportant 69 questions et permettant d’évaluer dans quelle mesure une structure d’hébergement à long terme facilite l’expression de la sexualité des résidents, et ce dans 7 domaines : la politique et les directives de l’établissement, la détermination des besoins du résident, la formation du personnel, l’information et le soutien aux résidents, l’information et le soutien aux familles, l’environnement physique, la sécurité et la gestion des risques. Ce questionnaire, en langue anglaise, est librement accessible, en cliquant ici (nous élaborons actuellement une version en langue française de ce questionnaire, que nous mettrons à votre disposition).
Notons enfin que, compte tenu du vieillissement de la population qui a connu la libération des mœurs et la révolution sexuelle post-1968, il s’agira également de plus en plus de prendre en compte les besoins sexuels des résidents âgés des communautés gay, lesbienne, bisexuelle et transgenre.
Bauer, M., Fetherstonhaugh, D., Tarzia, L., Nay, R., Wellman, D., & Beattie, E. (2013). ‘I always look under the bed for a man’. Needs and barriers to the expression of sexuality in residential aged care: the views of residents with and without dementia. Psychology & Sexuality, 4, 296-309.
Bauer, M., McAuliffe, L., Nay, R., & Chenco, C. (2013). Sexuality in older adults: Effect of an education intervention on attitudes and beliefs of residential aged care staff. Educational Gerontology, 39, 82-91.
Bauer, M., Fetherstonhaugh, D., Tarzia, L., Nay, R., & Beattie, E. (2014). Supporting residents’ expression of sexuality: the initial construction of a sexuality assessment tool for residential aged care facilities. BMC Geriatrics, 14:82.
Bauer, M., Nay, R., Tarzia, L., Fetherstonhaugh, D., Wellmen, D., & Beattie, E. (2014). ‘We need to know what’s going on’: Views of family members toward the sexual expression of people with dementia in residential aged care. Dementia, 13, 571-585.
Frankowski, A.C., & Clark, L.J., (2009). Sexuality and intimacy in assisted living: Residents’ perspectives and experiences. Sexual Research & Social Policy, 6, 144-149.
Villar, F., Celdràn, M., Fabà, J., & Serrat, R. (2014). Staff attitudes towards sexual relationships among institutionalized people with dementia: does an extreme cautionary stance predominate ? International Psychogeriatrics, 26, 403-412.
Complément bibliographique :
Une fois n'est pas coutume, c'est à la lecture d'une bande dessinée que nous vous invitons en complément à cette chronique. En effet, "Au coin d'une ride" de Thibaut Lambert, parue le 14 septembre 2014 chez "Des ronds dans l'O", lui fait joliment écho. Narrant l'histoire d'un couple dont l'un des éléments présente des difficultés cognitives telles qu'il va devoir intégrer une structure d'hébergement à long terme pour personnes âgées, l'ouvrage témoigne avec délicatesse et tendresse du maintien de l'amour et du désir malgré la présence de troubles cognitifs, mais aussi des obstacles (et pas qu'au niveau de la vie amoureuse) rencontrés dans l'établissement -et ce d'autant plus que le couple dont il est question est homosexuel.
Bien au-delà du cliché, une œuvre sensible et subtile (même si l'on n'échappe pas à l'appellation de "maladie d'Alzheimer").
Merci beaucoup à Marie, notre lectrice qui nous a indiqué ce titre !
Lambert, T. (2014). Au coin d'une ride. Vincennes: Des ronds dans l'eau.
http://desrondsdanslo.com/AuCoinDUneRide.html