La stigmatisation (c’est-à-dire l’attribution de caractéristiques négatives et dépréciatives) concerne non seulement la personne qui reçoit le diagnostic de la prétendue « maladie d’Alzheimer », mais aussi celles et ceux qui sont proches d’elle (c’est la stigmatisation par association) : cette stigmatisation modifie la façon dont la personne qui a reçu le diagnostic se perçoit, s’évalue et se comporte, mais aussi la façon dont les proches perçoivent et évaluent cette personne, se comportent à son égard et réagissent émotionnellement à ses difficultés.
Peu de travaux se sont cependant penchés sur la stigmatisation vécue subjectivement par les proches de personnes ayant reçu le diagnostic de maladie d’Alzheimer.
Dans une étude qualitative réalisée récemment en Israël, Werner et al. (2010) ont mené un entretien semi-structuré auprès de 10 enfants adultes (8 femmes et 2 hommes) qui apportaient des soins et de l’aide à leur père/mère. L’âge moyen des proches aidants était de 52.9 ans (42-67) et ils étaient impliqués dans l’aide et le soutien à leur père/mère depuis en moyenne 4.4 années. Un vivait avec son parent « Alzheimer », quatre dans le voisinage, quatre dans la même ville et un dans une autre ville.
La structure de base de l’entretien était la même pour tous les proches aidants interrogés et cet entretien était amorcé via des questions du type : « Essayez de vous souvenir de la réaction des autres quand vous leur avez dit que votre père/mère avait une maladie d’Alzheimer » ; « L’attitude des autres vis-à-vis de votre père/mère a-t-elle changé après le diagnostic ? Si oui, comment ? » ; « L’attitude des autres vis-à-vis de vous-même a-t-elle changé suite au diagnostic ? Si oui, comment ?»; « Avec qui avez-vous partagé le diagnostic ? Comment ces personnes ont-elles réagi ? » ; « Que ressentez-vous du fait de la maladie de votre père/mère ou de son comportement ? » ; « Comment pensez-vous que le grand public perçoit les personnes avec une maladie d’Alzheimer » ; etc. Les informations étaient recueillies jusqu’à ce qu’aucune information nouvelle ne soit obtenue.
Une analyse de contenu a fait émerger trois dimensions principales dans l’expérience subjective de stigmatisation vécue par les proches aidants :
- une stigmatisation intrapersonnelle en lien avec les problèmes cognitifs, les comportements inappropriés, la détérioration physique ou fonctionnelle de leur père/mère ; en particulier, les proches aidants indiquent clairement qu’une attribution conduisant à l’émergence de sentiments négatifs concerne l’apparence physique de leur parent ; le processus de stigmatisation fait émerger une grande palette d’émotions (compassion, chagrin, culpabilité, honte, gêne, dégoût), certaines d’entre-elles (comme la gêne ou le dégoût) conduisant à une moindre recherche d’aide, à la dépression, à la dissimulation de l’état de leur parent, ainsi qu’à une réduction des interactions avec lui et de l’implication dans les soins.
- une stigmatisation interpersonnelle, en lien avec les attributions négatives effectuées par les autres membres de la famille, les amis et d’autres personnes dans la communauté ; ces attributions sont principalement associées aux problèmes cognitifs et à l’apparence physique ; les proches aidants rapportent que les autres membres de la communauté ressentent essentiellement de la peur, du dégoût et de la pitié envers les personnes qualifiées de « malades d’Alzheimer » ; l’émotion de peur renvoie à deux expériences distinctes : la peur d’attraper la maladie (ou de vivre une expérience similaire) et la peur d’être en présence d’une personne « différente » (de ne pas reconnaître une personne qui était familière) ; les émotions de peur et de dégoût sont associées à un évitement de la personne qualifiée d’« Alzheimer », alors que l’émotion de pitié est associée à plus de rapprochement et d’intimité.
- une stigmatisation structurelle, qui concerne les attributions liées aux connaissances insuffisantes des professionnels (en particulier des médecins de famille) qui s’occupent de leur père/mère, ainsi que la difficulté de pouvoir recourir à des services et notamment de bénéficier d’une assurance « soins de longue durée »; dans la mesure où les auteurs de l’étude ont, dans une recherche précédente, montré que les médecins de famille disposaient d’une connaissance suffisante sur la « maladie d’Alzheimer » et sur les aides à proposer, il semblerait que l’attribution d’incompétence serait plus à mettre en lien avec une attitude discriminatoire (évitement, comportement coercitif) des médecins envers les personnes dites « Alzheimer ».
Les résultats de cette recherche doivent bien entendu être envisagés dans les limites strictes du contexte culturel dans lequel ils ont été obtenus et en prenant en compte l’échantillon limité qui a été exploré (ce qui a cependant permis de recueillir des informations très détaillées sur chaque proche aidant).
Néanmoins, ce qui émerge de ce travail, c’est l’image poignante d’enfants adultes s’occupant de leur père/mère et qui vivent cette situation en ayant des croyances stigmatisantes de différents types.
Des études ultérieures, menées dans différents milieux sociaux et culturels, devraient permettre de mieux caractériser ces croyances, de mieux comprendre les facteurs qui contribuent à leur installation et à leur maintien et ainsi de mettre en place des interventions, à différents niveaux (individuel, social, professionnel), visant à en réduire l’importance.
Une manière fondamentale de réduire cette stigmatisation est de s’affranchir du concept non valide, réducteur, pathologisant et catastrophiste de « maladie d’Alzheimer » pour réintégrer les diverses manifestations de cette prétendue «maladie spécifique» (et cela vaut aussi pour les autres « maladies dites apparentées » ainsi que pour le concept catégoriel de « Trouble cognitif léger ») dans le contexte plus général du vieillissement cérébral, dans ses multiples expressions plus ou moins problématiques, sous l’influence de nombreux facteurs (environnementaux, psychologiques, biologiques, médicaux, sociaux et culturels) intervenant tout au long de la vie.
Changer de perspective, en ne laissant plus le vieillissement cérébral aux mains d’une «maladie dévastatrice de fin de vie», c’est changer profondément le regard que la personne âgée porte sur elle-même et que les autres lui adressent.
Il s’agit de concevoir une société «personnes âgées admises», y compris quand elles ont des troubles cognitifs, et d’amener les membres de cette société à considérer que même en présence de difficultés cognitives, la personne âgée conserve un potentiel de vitalité, une identité et une place dans la communauté. Cette conception différente du vieillissement sera d’autant plus facile à installer que les relations intergénérationnelles seront favorisées.
Werner, P., Goldstein, D., & Buchbinder, E. (2010). Subjective experience of family stigma as reported by children of Alzheimer’s disease patients. Qualitative Health Research, 20, 159-169.
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