La présence de l’allèle E4 du gène de l’apolipoprotéine E (ApoE) est considérée comme un facteur de risque important de la « maladie d’Alzheimer », mais peu de recherches ont examiné dans quelle mesure ce génotype ApoE pouvait moduler le phénotype de cette « maladie ».
Partant des données qui ont montré l’importante hétérogénéité des déficits cognitifs dans la « maladie d’Alzheimer » (voir notre chronique « Le diagnostic de la prétendue " maladie d’Alzheimer " repose-t-il sur des critères valides ? »), Wolk et al. (2010) ont comparé les différences dans le fonctionnement cognitif et la topographie de l’atrophie corticale régionale chez des personnes ayant une « maladie d’Alzheimer » légère à très légère, porteuses (n=67) ou non (n=24) de l’allèle E4.
Seules ont été sélectionnées (et nous reviendrons sur cette question), les personnes ayant reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer » et qui présentaient à l’examen du liquide céphalorachidien les caractéristiques considérées comme typiques de la « maladie d’Alzheimer » (signant une présence significative de plaques amyloïdes et de dégénérescences neurofibrillaires).
Les résultats de cette recherche indiquent que les porteurs de l’allèle E4 montrent des troubles plus importants que les non-porteurs dans une tâche de mémoire épisodique (de mots), et plus spécifiquement dans le taux de rétention des mots après 30 minutes, ainsi que dans une mesure de discrimination (d’) en reconnaissance, alors que la performance des deux groupes en rappel immédiat n’est pas significativement différente. Par contre, les non-porteurs de l’allèle E4 obtiennent des performances significativement moins bonnes que les porteurs au test du Trail Making (une mesure, entre autres, de la flexibilité cognitive), à l’empan de chiffres à l’envers (une mesure de la mémoire de travail), ainsi qu’en dénomination d’images. Aucune différence significative entre les groupes n’est cependant observée à une tâche de fluence verbale sémantique (animaux et végétaux), à l’empan à l’endroit et à une tâche de substitution chiffres/symboles.
Par ailleurs, les porteurs de l’allèle E4 montrent une atrophie temporale mésiale plus importante que les non-porteurs alors que les non-porteurs montrent une atrophie frontopariétale plus importante que les porteurs.
Les auteurs interprètent ces résultats en suggérant que le génotype de l’ApoE module le phénotype clinique de la « maladie d’Alzheimer » via son influence sur des réseaux cérébraux à grande échelle (voir la fin de notre chronique « Le diagnostic de la prétendue " maladie d’Alzheimer " repose-t-il sur des critères valides ? ») : respectivement, le réseau de la mémoire épisodique pour les porteurs de l’allèle E4 et l’interaction entre le réseau « attentionnel dorsal » et le système de « contrôle frontopariétal » pour les non-porteurs.
Ces résultats, au demeurant intéressants, méritent néanmoins plusieurs commentaires. Ainsi, comme l’indiquent d’ailleurs les auteurs eux-mêmes :
- d’autres facteurs génétiques (outre le gène de l’ApoE) et non-génétiques (éducation, différences interindividuelles dans les capacités cognitives prémorbides, problèmes médicaux prémorbides, etc.) peuvent influencer le profil cognitif et la topographie des atteintes cérébrales.
- les mécanismes par lesquels l’ApoE produit la dissociation observée sont loin d’être clairement établis et différents modes d’action ont été invoqués, comme, par exemple, outre un rôle dans la production et le dépôt de la béta-amyloïde ainsi que dans la réduction de l’efficacité des mécanismes de réparation neuronale, un rôle dans la plasticité synaptique, la neuroinflammation, le dysfonctionnement mitochondrial, un mauvais métabolisme du glucose, etc. (voir Kim, Basak, & Holtzman, 2009).
- la (relative) préservation de certaines fonctions cognitives et régions cérébrales observée chez les porteurs de l’allèle E4 est également loin d’être claire. En effet, des études d’autopsie ont mis en évidence une distribution topographique de plaques amyloïdes similaire chez les porteurs de l’allèle E4 et chez les non-porteurs, mais avec, chez les porteurs, des dépôts de plaques amyloïdes plus importants et plus étendus dans les régions néocorticales, y compris dans les lobes frontaux et pariétaux (par ex., Drzezga et al., 2009). Il s’ensuit que l’atrophie moins importante de ces régions chez les porteurs de l’allèle E4 semble être sous-tendue par d’autres mécanismes que les plaques amyloïdes. Il faut d’ailleurs rappeler que le rôle causal primaire des plaques séniles (et de la protéine bêta-amyloïde) et des dégénérescences neurofibrillaires (et de la protéine tau) dans la détérioration cérébrale et les déficits cognitifs des personnes âgées est fortement contesté par certains (Castellani et al., 2009 ; Mondragón-Rodriguez et al., 2010)
Il est un dernier point sur lequel nous aimerions nous arrêter quelque peu. Cela concerne le fait que n’ont été retenues dans cette étude que les personnes présentant une « maladie d’Alzheimer » légère ou très légère, qui montraient à l’examen du liquide céphalorachidien les caractéristiques considérées comme typiques de cette prétendue « maladie». Les auteurs justifient ce choix par le souhait de limiter les erreurs de diagnostic. Il s’agit là, selon nous, d’un élément contestable dans la mesure où ce biomarqueur est censé refléter la présence de plaques amyloïdes et de dégénérescences neurofibrillaires, dont le rôle causal principal dans la dégénérescence cérébrale ne fait pas l’unanimité. Par ailleurs, l’identification de ce biomarqueur s’effectue sur des personnes ayant reçu un diagnostic clinique dont la validité est très sujette à caution. On sait en outre que les personnes âgées avec troubles cognitifs présentent fréquemment des atteintes cérébrales multiples (incluant non seulement des plaques séniles et des dégénérescences neurofibrillaires, mai aussi des atteintes vasculaires, des corps de Lewy, etc.) et que bon nombre de personnes « non-démentes » ont suffisamment de plaques séniles et de dégénérescences neurofibrillaires pour recevoir le diagnostic de « maladie d’Alzheimer » (voir Fotuhi et al., 2009).
En caricaturant à peine, on se trouve ainsi devant un raisonnement complètement circulaire dans lequel les biomarqueurs diagnostiques (et notamment l’analyse du liquide céphalorachidien) sont censés permettre l’identification d’une « maladie d’Alzheimer », laquelle est, faute d’autres critères indépendants valides, définie par la présence de ces biomarqueurs. Comme l’indiquent Blennov et Zetterberg (2010), nous devrions (peut-être disent-ils ; certainement dirions-nous) arrêter d’utiliser le terme de biomarqueurs de « maladie d’Alzheimer » et reconnaître que les biomarqueurs, quand leur rôle causal dans les atteintes cérébrales est établi et que leur mesure s’est avérée fiable, reflètent des mécanismes généraux qui peuvent se présenter de façon variable selon les cas et dans des combinaisons également variables, chez des personnes âgées présentant des difficultés cognitives plus ou moins importantes.
En conclusion, les résultats obtenus par Wolk et al. (2010) concernant l’influence de la présence ou non de l’allèle E4 du gène de l’ApoE sur le fonctionnement cognitif et la topographie des atteintes cérébrales confirment une fois de plus l’hétérogénéité de la prétendue « maladie d’Alzheimer » et montrent le rôle que semble jouer le génotype de l’ApoE dans cette hétérogénéité. Cependant, les auteurs reconnaissent la complexité des mécanismes qui gouverne cette hétérogénéité, et aussi la complexité du rôle du gène de l’ApoE.
Plus fondamentalement, il s’agirait maintenant de tirer les implications de ces constats, ainsi que de la faible validité du diagnostic de « maladie d’Alzheimer », pour s’affranchir de ce concept et pour examiner la contribution du génotype de l’ApoE, en conjonction avec d’autres facteurs, chez les personnes âgées présentant des difficultés cognitives plus ou moins importantes, sans a priori de type catégoriel (« kraepelinien »).
Blennow, K., & Zetterberg, H. (2010). Is it time for biomarker-based diagnostic criteria for prodromal Alzheimer’s disease? Alzheimer’s Research and Therapy, 2, 8.
Castellani, R.J., Zhu, X., Lee, H.-G., Smith, M.A., & Perry, G. (2009). Molecular pathogenesis of Alzheimer’s disease: Reductionist versus expansionist approaches. International Journal of Molecular Sciences, 10, 1386-1406.
Drzezga, A., Grimmer, T., Henriksen, G., Mühlau, M., Perneczky, R., Miederer, I., Praus, C., Sorg, C., Wohlschläger, A., Riemenschneider, M., Wester, H.J., Foerstl, H., Schwaiger, M., & Kurz, A. (2009). Effect of ApoE genotype on amyloid plaques load and gray matter volume in Alzheimer disease. Neurology, 72, 1487-1494.
Fotuhi, M., Hachinski, V., & Whitehouse, P. (2009). Changing perspectives regarding late-life dementia. Nature Reviews Neurology, 5, 649-658.
Kim, J., Basak, J.M., & Holtzman, D:M: (2009). The role of Apolipoprotein E in Alzheimer’s disease. Neuron, 63, 287-303.
Mondragón-Rodriguez, S., Basurto-Islas, G., Lee, H.-G., Perry, G., Zhu, X., Castellani, R.J., & Smith, M.A. (2010). Causes versus effects: The increasing complexities of Alzheimer's disease pathogenesis. Expert Review of Neurotherapeutics, 10, 683-691.
Wolk, D.A., Dickerson, B.A., & The Alzheimer’s Disease Neuroimaging Initiative (2010). Apoliprotein E (ApoE) genotype has dissociable effects on memory and attentional-executive network function in Alzheimer’s disease. PNAS, sous presse.
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