En décembre 2009 est paru le livre « Le mythe de la maladie d’Alzheimer. Ce qu’on ne vous dit pas sur ce diagnostic tant redouté » écrit par Peter Whitehouse et Daniel George, ouvrage que nous avons traduit et préfacé.
La parution de cet ouvrage a suscité, et suscite encore, beaucoup d’émotion, voire de l’indignation, même et surtout chez les personnes qui ne l’ont pas lu.
En effet, se basant essentiellement sur le titre provocateur de ce livre et aussi sur quelques informations lues dans la presse, de nombreux proches ou aidants de personnes ayant reçu ce diagnostic, ont été choqués d’apprendre que l’existence de la maladie d’Alzheimer était contestée, alors qu’ils vivent au quotidien les difficultés et la souffrance suscitées par cette « maladie ».
Nous souhaitons ici résumer la conception qui est réellement défendue dans ce livre et que nous défendons nous-mêmes.
Par ce texte, nous souhaitons nous adresser tout particulièrement aux personnes qui ne sont pas des spécialistes du domaine, mais qui sont amenées à rencontrer, à accompagner ou à aider une personne âgée qui a des difficultés cognitives (de mémoire, d’attention, de compréhension, etc.) dans sa vie quotidienne, ainsi qu’aux personnes âgées elles-mêmes, qu’elles aient ou non des difficultés.
Nous éviterons autant que possible les termes trop techniques (médicaux ou psychologiques). Celles ou ceux qui voudront en savoir plus et obtenir plus d’arguments pourront néanmoins consulter les différentes chroniques que nous avons rédigées et que nous continuons à rédiger sur ce blog.
Le mythe de la maladie d’Alzheimer
Le titre principal du livre est volontairement provocateur: il a pour but d’attirer l’attention et de susciter l’intérêt. Cependant, chez certains, il a l’effet inverse, car il transmet une idée qui est considérée comme choquante et inacceptable.
Mais qu’est-ce qu’un mythe ? Dans une de ses significations, il s’agit d’une construction de l’esprit, traditionnelle, à laquelle les personnes adaptent leur manière de penser et leur comportement, qui donne confiance et qui incite à l'action, mais qui peut être fausse ou ne pas correspondre à la réalité.
C’est dans ce sens que Peter Whitehouse et Daniel George ont parlé du « mythe de la maladie d’Alzheimer » : la maladie d’Alzheimer est la manière avec laquelle, à un moment du 20ème siècle, des spécialistes ont nommé les difficultés parfois importantes rencontrées par certaines personnes âgées du fait du vieillissement de leur cerveau.
Selon cette conception, qui est constamment transmise et amplifiée par les médias et qui est donc très présente dans l’esprit de la population :
* la maladie d’Alzheimer est une maladie qui a des symptômes précis, une cause précise et qui est différente de ce qu’on appelle le vieillissement normal ;
* cette maladie est considérée comme une épidémie contre laquelle il faut se battre et qu’il faut vaincre à tout prix ;
* il s’agit de mettre beaucoup d’argent pour la recherche, dans le but de trouver la cause biologique de cette maladie et de développer un médicament qui la guérira ;
* cette maladie est associée à un état catastrophique, décrit sous les termes de « perte d’identité », de « démence », de « mort mentale », etc.
Comme le montrent Peter Whitehouse et Daniel Georges, cette manière de présenter les aspects problématiques du vieillissement du cerveau a notamment été guidée par deux motivations principales :
* récolter de l’argent pour la recherche : il est en effet plus facile de convaincre quelqu’un de donner de l’argent pour une « abominable maladie de fin de vie contre laquelle il faut se battre », que pour des difficultés - plus ou moins importantes - liées au vieillissement du cerveau. Comme l’indiquait, dans les années 1970, Richard Butler, le directeur de l’Institut National du Vieillissement aux Etats-Unis : « J’ai décidé que nous devions faire de la maladie d’Alzheimer un nom connu de tous. Et la raison en est que c’est ainsi que le problème sera identifié comme une priorité nationale. C’est ce que j’appelle la politique sanitaire de l’angoisse. » (repris du livre Le mythe de la maladie d’Alzheimer, p. 135) ;
* décrire le vieillissement du cerveau en identifiant différentes maladies (dont la maladie d’Alzheimer) que l’on arrivera à guérir, c’est également entretenir le mythe de l’immortalité, l’illusion que l’on pourra vaincre le vieillissement, et en particulier le vieillissement du cerveau. Cela correspond bien à une vision du monde focalisée sur l’efficacité, le rendement, la compétition, l’individualisme... Un monde où la fragilité, la finitude, la différence, le contexte social et culturel, l’engagement social n’ont pas leur place. Une vision du monde qui a notamment médicalisé le vieillissement et élaboré une nouvelle discipline médicale : la « médecine anti-vieillissement » (« anti-aging medicine »). Tout un programme...
Ce qu’on ne vous dit pas sur ce diagnostic tant redouté
Il s’avère que cette construction qui a abouti à la notion de maladie d’Alzheimer ne correspond pas à la réalité. C’est ce que nous indique la deuxième partie du titre du livre : « Ce qu’on ne vous dit pas sur ce diagnostic tant redouté. »
Notre objectif est maintenant d’examiner les différentes choses que l’on ne vous dit pas sur le vieillissement du cerveau et d’aboutir à une autre conception plus humaniste, moins médicalisante, moins négative et qui, surtout, tient compte de la complexité du vieillissement cérébral.
Mais, avant tout, il est important de préciser que nous ne nions absolument pas le fait que des personnes âgées peuvent présenter des problèmes extrêmement importants, qui peuvent perturber profondément leur vie quotidienne et leur autonomie et qui peuvent provoquer beaucoup de souffrance et de difficultés chez les personnes proches.
En effet, nous travaillons tous deux depuis plus de 20 ans auprès de personnes âgées avec des difficultés cognitives. Peter Whitehouse lui-même est depuis plus de 30 ans neurologue-gériatre et tient une consultation pour personnes âgées présentant des problèmes cognitifs. Nous avons donc été amenés à rencontrer de nombreuses personnes âgées, dont certaines présentaient des problèmes très importants.
Voyons maintenant ce que la recherche montre et qui appuie une autre manière de voir le vieillissement du cerveau :
* Le cerveau vieillit chez tout le monde, comme les articulations, la peau, la vue, l’ouïe… ; il s’ensuit que le vieillissement s’accompagne inévitablement de difficultés cognitives (d’attention, de mémoire, etc.) ; par ailleurs, à 90 ans, une très grande partie des personnes âgées présentent des difficultés cognitives importantes.
* Le cerveau vieillit plus ou moins bien selon les personnes, et donc les problèmes cognitifs liés au vieillissement du cerveau seront plus légers chez certaines personnes et n’évolueront que très lentement, alors que chez d’autres, les problèmes seront très importants et évolueront très rapidement.
* L’évolution plus ou moins problématique du vieillissement du cerveau, et donc la présence plus ou moins importantes de troubles cognitifs, dépendent de très nombreux facteurs : génétiques, biologiques/médicaux, environnementaux et liés au style de vie, psychologiques, sociaux, culturels… Les recherches ont ainsi montré que la présence de troubles cognitifs plus ou moins importants chez la personne âgée dépendait en partie de facteurs génétiques, mais aussi du niveau d’éducation, du type de métier que l’on a eu, de la personnalité, du niveau de stress que l’on a subi au milieu de l’âge adulte, du type d’alimentation, de son réseau social, de la présence de facteurs de risque vasculaires (hypertension, diabète, etc.), de son activité physique, de son engagement dans des activités « à défis », des stéréotypes négatifs qui sont associés au vieillissement, etc.
* La soi-disant maladie d’Alzheimer n’a pas de symptômes spécifiques ; il existe de très grandes différences dans les difficultés cognitives observées chez les personnes qui ont reçu le diagnostic de la soi-disant maladie d’Alzheimer ; notamment, le début de leurs difficultés ne se caractérise pas nécessairement, comme les critères de diagnostic l’exigent, par des troubles de la mémoire particulièrement importants : ces personnes peuvent en fait montrer une grande variété de difficultés (de perception du monde, de réalisation de gestes, d’organisation des actions, de langage, d’attention, etc.), parfois sans troubles de la mémoire ; en outre, l’évolution de ces difficultés varie très fortement d’une personne à l’autre et, chez un grand nombre de personnes, la situation peut rester stable pendant plusieurs années.
* La soi-disant maladie d’Alzheimer n’est pas associée à des changements spécifiques dans le cerveau ; d’une part, on constate des modifications dans des régions du cerveau très variables d’une personne à l’autre, et pas nécessairement dans certaines régions dites "temporales" (notamment dans une structure que l’on nomme l’hippocampe), comme l’indiquent les critères de diagnostic traditionnels ; d’autre part, quand on examine le cerveau de personnes décédées et qui ont reçu de leur vivant le diagnostic de maladie d’Alzheimer, on constate chez bon nombre d’entre elles différents types d’anomalies : pas uniquement celles considérées comme typiques de la soi-disant maladie d’Alzheimer (les plaques séniles et les dégénérescences neurofibrillaires), mais aussi d’autres anomalies, comme des lésions vasculaires, des corps de Lewy, etc. De plus, on peut observer dans le cerveau de certaines personnes âgées qui ne présentaient pas de leur vivant de difficultés cognitives importantes (pas de « démence ») un taux important de signes pourtant considérés comme « caractéristiques » de la maladie d’Alzheimer (plaques séniles et dégénérescences neurofibrillaires)…
* La frontière entre le vieillissement dit normal et la prétendue maladie d’Alzheimer n’est pas claire : d’une part, un grand nombre de difficultés cognitives observées chez les personnes ayant reçu le diagnostic de maladie d’Alzheimer sont de même nature que les difficultés cognitives rencontrées dans le vieillissement dit normal, mais plus importantes ; d’autre part, le vieillissement dit normal s’accompagne de modifications cérébrales dans des régions où l’on observe également des changements - mais plus importants - chez les personnes ayant reçu le diagnostic de maladie d’Alzheimer. De plus, comme l’ampleur des difficultés cognitives et des modifications cérébrales varie considérablement, tant chez les personnes âgées considérées comme normales que chez celles ayant reçu un diagnostic de soi-disant maladie d’Alzheimer, il n’est pas possible de définir clairement quelle est la limite entre le normal et l’anormal.
Il faut par ailleurs ajouter qu’il n’existe à ce jour aucune explication convaincante de la cause de la prétendue maladie d’Alzheimer. En fait, de très nombreuses explications coexistent, faisant appel à des mécanismes très différents les uns des autres, et sans qu’aucune explication ne puisse être considérée comme plus valide qu’une autre. En outre, on ne dispose aujourd’hui d’aucun médicament ayant une réelle efficacité sur l’autonomie et la qualité de vie des personnes qui ont reçu le diagnostic de la soi-disant maladie d’Alzheimer.
L’ensemble de ces données nous conduisent à considérer que la conception traditionnelle du vieillissement du cerveau, qui identifie des « maladies de fin de vie » comme la maladie d’Alzheimer, n’est pas adéquate et qu’il nous faut changer de façon de penser. De manière plus précise, il s’agit :
* de se libérer de la notion dépassée de maladie d'Alzheimer (et cela vaut aussi pour d’autres «maladies neurodégénératives» ou «démences»), pour réintégrer les différentes manifestations de ces soi-disant «maladies spécifiques» dans le cadre plus large du vieillissement cérébral, dans ses multiples expressions plus ou moins problématiques, sous l’influence de nombreux facteurs (environnementaux, psychologiques, biologiques, médicaux, sociaux et culturels) intervenant tout au long de la vie. Il s’agit donc de tenir compte de l’extrême complexité du vieillissement cérébral et de ses nuances infinies, plutôt que de le réduire à quelques catégories pathologisantes.
* de mieux répartir les financements, tant au plan de la recherche que de la prise en charge, en faveur des interventions psychologiques et sociales, ainsi que de la prévention (à tous âges et à différents niveaux : stress, contrôle de l’hypertension, nourriture, toxiques environnementaux, etc.), visant à retarder les aspects problématiques du vieillissement cérébral ou à en diminuer les effets. Certaines de ces interventions ont d’ores et déjà montré leur efficacité.
* de laisser au médicament la place que la personne âgée souhaite lui donner, après avoir été correctement informée des mérites réels de la substance et de ses possibles effets secondaires, et après qu’on lui a également décrit (ainsi qu’à ses proches) l’ensemble des démarches psychologiques et sociales qui pourraient lui permettre de réduire les manifestations problématiques de son vieillissement cérébral, tout en restant partie prenante dans la société et en conservant un sens à sa vie. Il ne s’agit pas de rejeter la recherche médicale, mais de plaider pour une recherche qui envisage la complexité des processus (y compris des processus biologiques) impliqués dans le vieillissement cérébral et qui, dès lors, n’entretient pas l’illusion du « médicament miracle ». Nous sommes d’ailleurs convaincus que la recherche médicale et pharmacologique gagnerait en efficacité à adopter une telle approche.
* de changer de culture dans les structures d’hébergement à long terme des personnes âgées, en sachant que le vieillissement cérébral fait partie de l’aventure humaine et que ses aspects problématiques apparaîtront inévitablement chez tous, plus ou moins tôt, de manière plus ou moins importante. Il s’agit de passer d’une pratique qui se focalise sur la sécurité, l’uniformité et les questions médicales à une approche dirigée vers le résident en tant que personne (et non pas en tant que « patient »), vers la promotion de son bien-être (psychologique et physique) et de sa qualité de vie. Une importance particulière devrait être accordée aux relations entre les résidents et la nature, les animaux, les autres générations et, plus largement, la communauté.
Changer de perspective, en ne laissant plus le vieillissement cérébral aux mains d’une «maladie dévastatrice de fin de vie», c’est réduire les croyances ou attitudes négatives concernant le vieillissement cérébral (qui contribuent à accroître les difficultés des personnes), c’est changer profondément le regard que la personne âgée porte sur elle-même et que les autres lui adressent.
Il s’agit de concevoir une société dans laquelle les personnes âgées ont toute leur place, y compris quand elles ont des troubles cognitifs, et de considérer que, même en présence de difficultés cognitives importantes, la personne âgée conserve de la vitalité, une identité, un rôle dans la communauté. Cette conception différente du vieillissement sera d’autant plus facile à installer que les relations intergénérationnelles seront favorisées.
Ce changement d’approche, qui refuse les diagnostics traditionnels, soulève indiscutablement des questions difficiles concernant les critères à partir desquels les personnes âgées seront prises en charge par les structures de soin, d’aide et d’accompagnement et sur base desquels les prestations seront remboursées.
Nous devrions cependant avoir assez d’imagination collective (politique) pour élaborer des propositions qui prennent en compte toute la complexité et les nuances du vieillissement cérébral, tout en garantissant des soins et des lieux d’hébergement de qualité à toutes les personnes âgées. Comme l’indiquent Peter Whitehouse et Daniel George « nous ne devrions pas laisser aux assureurs le pouvoir de dicter le type d’histoires que les personnes influentes du monde médical (notre « establishment » médical) racontent ensuite aux personnes âgées et à leur entourage. »
Martial Van der Linden et Anne-Claude Juillerat Van der Linden
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