Dans une chronique précédente (« Le vieillissement en tant que construction sociale : L’influence des stéréotypes »), nous avons abordé la question des stéréotypes concernant le vieillissement et leur influence sur le fonctionnement cognitif et la santé physique des personnes âgées (Levy, 2009).
En particulier, nous avons mentionné les études montrant que l’activation de stéréotypes négatifs sur le vieillissement avait un effet néfaste sur la performance cognitive des personnes âgées, notamment sur leur performance mnésique. Ainsi, une méta-analyse de 9 expériences (Horton et al., 2008) a montré que les personnes âgées chez qui on avait activé des stéréotypes négatifs liés au vieillissement obtenaient de moins bonnes performances mnésiques que celles chez qui on avait activé des stéréotypes positifs. Cette influence a également été observée dans des expériences où les stéréotypes étaient activés sans que les personnes âgées n’en soient conscientes.
Il apparaît en outre que les stéréotypes sur le vieillissement sont activés et internalisés dès l’enfance, puis tout au long de la vie, et que ces stéréotypes peuvent avoir une influence sur le fonctionnement durant la vieillesse quand ils deviennent pertinents par rapport à soi.
Ces effets néfastes des stéréotypes sur le fonctionnement cognitif des personnes âgées n’ont toutefois jusqu’ici été mis en évidence que dans des expériences de laboratoire, avec des environnements contrôlés et un contexte temporel à court terme.
Pour la première fois, Levy et al. (2011) ont examiné dans quelle mesure l’exposition à des stéréotypes négatifs dans la vie quotidienne est associée à de moins bonnes performances mnésiques plus tard dans la vie. Un deuxième objectif était d’explorer si l’impact des stéréotypes négatifs liés au vieillissement est plus important quand les stéréotypes sont pertinents par rapport à soi.
Objectif 1 : influence longitudinale des stéréotypes négatifs en lien avec le vieillissement sur la performance mnésique des personnes âgées
Cette étude a été menée auprès de participants suivis longitudinalement dans la « Baltimore Longitudinal Study of Aging » (BLSA). Ont été incluses les personnes qui avaient été soumises aux évaluations sur les stéréotypes, la mémoire et une série de facteurs de contrôle. Elles devaient également être âgées d’au moins 22 ans lors de la ligne de base (la première évaluation) : ce critère d’âge permettait de garantir que les participants auraient atteint l’âge de 60 ans au moins durant le déroulement de l’étude (d’une durée totale de 38 ans). Le groupe (N=395) était composé de 113 femmes et 282 hommes, âgés entre 22 et 77 ans (M=45 ans) lors de la ligne de base. Leur santé était auto-évaluée comme « très bonne » (M=4.51, 5 étant « excellente») et ils avaient un niveau scolaire élevé (77% avaient au moins accompli des études supérieures).
Les personnes ont été soumises à :
* Une évaluation des stéréotypes négatifs via un questionnaire à 16 items incluant des questions telles que « Les personnes âgées ne peuvent pas bien se concentrer ». Le score variait de 0 à 16 et l’évaluation lors de la ligne de base (première évaluation) a été prise comme prédicteur.
* Une évaluation de la mémoire via le « Benton Visual Retention Test », dans lequel il s’agit de reproduire des dessins de mémoire. Ce test comporte des formes parallèles, permettant des évaluations multiples. Il a été administré tous les 6 ans de 1968 à 1991 et ensuite tous les 2 ans, ce qui a conduit à un nombre d’évaluations allant de 1 à 16 (médiane : 7). Plus spécifiquement, 88% des participants ont été soumis à 3 évaluations ou plus, conduisant à un total de 4’252 évaluations.
Par ailleurs, différentes covariables pouvant avoir une influence sur le déclin mnésique ont été prises en compte : l’âge, la dépression, le niveau scolaire, le statut marital, le nombre de maladies chroniques, l’appartenance ethnique, la santé auto-évaluée et le genre.
Les résultats montrent effectivement que les personnes qui ont le plus de stéréotypes en lien avec le vieillissement lors de l’évaluation initiale ont une performance mnésique plus mauvaise à mesure de l’avancement en âge, par rapport à celles ayant moins de stéréotypes négatifs. De plus, cet effet d’interaction se maintient quand est contrôlée l’influence de l’âge, du niveau scolaire, du statut marital, de l’appartenance ethnique, de la dépression, des maladies chroniques, de la santé auto-évaluée et du genre.
De façon plus spécifique, à l’âge de 70 ans, la performance de ceux qui avaient initialement le plus de stéréotypes négatifs liés au vieillissement est équivalente à celle des participants âgés de 73.14 ans avec moins de stéréotypes négatifs. A l’âge de 80 ans, le décalage est de 6.16 ans et, à l’âge de 90 ans, il est de 9.18 ans. Globalement, on constate un déclin mnésique plus important de 30.2 % chez les personnes de 60 ans et plus qui ont le plus de stéréotypes négatifs par comparaison aux personnes ayant le moins de stéréotypes négatifs. Il faut relever que la taille de cet effet est importante.
Objectif 2 : rôle de la pertinence des stéréotypes par rapport à soi
Afin d’explorer cette seconde hypothèse, les auteurs ont sélectionné un sous-ensemble de personnes âgées de 40 ans et plus : ce critère d’âge a été choisi, car 40 ans constitue l’âge le plus jeune ayant été mentionné lorsque l’on a demandé aux participants d’indiquer quand commençait la vieillesse. Le groupe sélectionné (N=87) était composé de 27 femmes et 60 hommes, âgés entre 40 et 74 ans (M=53 ans) lors de la ligne de base. Leur santé était auto-évaluée comme « très bonne » (M=4.52) et ils avaient un niveau scolaire élevé (82% avaient au moins accompli des études supérieures).
Outre l’évaluation des stéréotypes, de la mémoire et des facteurs pris comme covariables, il a été demandé aux participants, lors de la ligne de base (immédiatement après l’évaluation des stéréotypes), de répondre à la question suivante : « A quel âge quelqu’un devient-il vieux ? ». Sur cette base, un score de pertinence par rapport à soi a été créé en attribuant le score de 1 quand la réponse était égale ou inférieure à l’âge réel et un score de 0 quand un âge plus avancé était mentionné. Ainsi, par exemple, si une personne âgée de 70 ans indiquait que la vieillesse commence à l’âge de 65 ans, son stéréotype négatif associé au vieillissement était catégorisé comme pertinent par rapport à soi. Si, par contre, elle indiquait que la vieillesse commence à l’âge de 75 ans, son stéréotype lié au vieillissement était catégorisé comme non pertinent par rapport à soi.
Les résultats montrent que le déclin mnésique est plus important chez les personnes ayant des stéréotypes négatifs liés au vieillissement pertinents par rapport à soi, en comparaison aux personnes ayant des stéréotypes négatifs liés au vieillissement non pertinents par rapport à soi. De façon plus spécifique, les analyses montrent que la pertinence par rapport à soi constitue un modérateur de la relation entre la présence de stéréotypes négatifs liés au vieillissement et la performance mnésique, et ce après avoir pris en compte les différentes covariables.
Conclusion
L’étude de Levy et al (2011) est la première à observer que les influences psychosociales peuvent prédire le déclin mnésique sur une longue période de temps. Plus précisément, les trajectoires de fonctionnement mnésique sont prédites par la présence, lors de l’évaluation initiale, de stéréotypes négatifs concernant le vieillissement, évalués jusqu’à 38 ans avant que la mémoire ne soit testée et souvent bien avant que la vieillesse ne soit atteinte.
Les stéréotypes négatifs associés au vieillissement présentent le déclin de la mémoire chez les personnes âgées comme la conséquence inévitable de changements neurobiologiques. Cette étude montre cependant que les stéréotypes eux-mêmes peuvent contribuer à la performance mnésique.
De façon plus générale, cette recherche renforce la nécessité de ne pas réduire les difficultés de mémoire d’une personne âgée à un dysfonctionnement cérébral, mais de prendre en compte la multiplicité des facteurs (y compris sociaux) qui peuvent moduler le fonctionnement de la mémoire (voir nos chroniques « Les différences individuelles dans la performance mnésique des personnes âgées : Le rôle des croyances sur les capacités de contrôle personnel, de l’anxiété et de la distractibilité » et « Une approche moins réductionniste des difficultés de mémoire épisodique et autobiographique associées au vieillissement »).
Ces données indiquent également en quoi le fonctionnement cognitif des personnes âgées pourrait bénéficier d’une approche qui, plutôt que de pathologiser le vieillissement, met en avant les capacités préservées, le maintien de l’identité, les relations intergénérationnelles, l’engagement et les liens avec la société, c’est-à-dire une approche qui maximise une perception positive du vieillissement. Outre le changement d’approche du vieillissement, d’autres types d’interventions, plus individuelles, semblent également pourvoir atténuer l’influence néfaste des stéréotypes sur le fonctionnement quotidien des personnes âgées (voir Scholl & Sabat, 2008), notamment la mise en place de stratégies permettant d’optimiser la réalisation de tâches cognitives dans la vie quotidienne, ainsi que de mieux gérer l’anxiété.
Photo : Pistolero, casafree.com
Horton, S., Baker, J., Pearce, G.W., & Deakin, J.M. (2008). On the malleability of performance: Implications for seniors. Journal of Applied Gerontology, 27, 446-465.
Levy, B. (2009).Stereotype embodiment. A psychosocial approach of aging. Current Directions in Psychological Sciences, 18, 332-336.
Levy, B.R., Zonderman, A.B., Slade, M.D., & Ferrucci, L. (2011). Memory shaped by age stereotypes over time. Journal of Gerontology, Series B: Psychological Sciences and Social Sciences, à paraître (doi:10.1093/geronb/gbr120).
Scholl, J., M., & Sabat, S.R. (2008). Stereotypes, stereotypes threat and ageing: Implications for the understanding and treatment of people with Alzheimer’s disease. Ageing & Society, 28, 103-130.
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