Selon l’approche biomédicale dominante, le vieillissement cérébral/cognitif est décrit en termes d’entités pathologiques (de « maladies neurodégénératives », de « démences ») qualitativement distinctes du vieillissement dit « normal ». Pour l’approche que nous défendons, il existerait plutôt un continuum de manifestations plus ou moins problématiques du vieillissement cérébral/cognitif, la « démence » se situant à l’extrémité de ce continuum et ne différant pas qualitativement, mais seulement quantitativement, du vieillissement dit « normal ».
Au plan des déficits cognitifs, différentes études neuropsychologiques comparant des personnes avec et sans diagnostic de « démence » ou de « maladie d’Alzheimer » ont fourni des données qui ont été utilisées, selon les tâches et les mesures, en appui de l’une ou de l’autre position. Cependant, de façon surprenante, aucune étude dans le domaine du vieillissement cérébral/cognitif n’avait, jusqu’à présent, utilisé les procédures d’analyse taxométrique spécifiquement développées pour déterminer si des relations entre des observables reflètent l’existence d’un taxon latent (d’un type, d’une catégorie, d’une espèce, d’une entité pathologique ou maladie ; voir Meehl, 1999 ; Ruscio, Haslam, & Ruscio, 2006).
Un travail récent (Walters, 2010) a précisément entrepris ce type d’analyse taxométrique auprès de deux groupes importants de personnes : 10’775 personnes âgées de plus de 65 ans, dont 28% avaient reçu un diagnostic de « démence » et 2’375 personnes âgées de moins de 65 ans dont 22.8% avaient reçu un diagnostic de « démence ». En considérant l’ensemble des participants (>65 ans et <65 ans), 27% avaient une « démence » contre 73% sans « démence » ; 84.4% des personnes avec « démence » avaient reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer » contre 15.6% le diagnostic d’autres types de « démences » et, parmi les personnes sans « démence », 39.3% avaient reçu le diagnostic de MCI (voir Morris et al., 2006, pour une description plus détaillée de l’échantillon et des évaluations effectuées).
Walters (2010) a utilisé un ensemble complet de procédures taxométriques, ainsi qu’une méthodologie par laquelle les relations entre les données ont pu être comparées à des simulations de courbes reflétant une structure en taxon ou plutôt en dimension (en continuum). Quatre indicateurs cognitifs ont été extraits de 10 mesures neuropsychologiques, sur base d’une analyse préalable visant à sélectionner un ensemble d’indicateurs valides et présentant une covariance minimale, ceci afin de réaliser une analyse taxométrique adéquate. Ces 4 indicateurs cognitifs couvraient un ensemble de domaines cognitifs fréquemment affectés dans la « démence » : la Mémoire Logique - rappel différé de l’Echelle de Mémoire de Wechsler (mémoire épisodique), l’empan de chiffres à l’envers (mémoire de travail attention, concentration), le partie B du Trailmaking Test (fonction exécutive) et le Boston Naming Test (langage).
Les résultats appuient très clairement une structure latente dimensionnelle (en continuum). En d’autres termes, les différences neuropsychologiques entre les personnes âgées ayant ou non reçu une diagnostic de « démence » sont quantitatives (continuum) plutôt que qualitatives (entités distinctes). Ce constat vaut pour les deux échantillons (>65 ans et <65 ans), ce qui indique que les personnes ayant reçu un diagnostic de « démence » à un âge précoce ne présentent pas une structure latente différente des personnes ayant reçu ce diagnostic à un âge plus avancé.
Ces résultats ont évidemment des implications cliniques importantes quant aux méthodes de diagnostic et d’évaluation, lesquelles devraient être adaptées pour prendre en compte le fait qu’il n’existe pas de frontière objective entre les personnes qui ont ou pas une « démence ». La détermination de scores-seuil ou de scores-limite de sévérité peut très clairement s’avérer utile, pour diverses raisons pragmatiques (cliniques ou de recherche), mais ils ne correspondront pas à une limite catégorielle objective entre le normal et le pathologique.
Enfin, selon Meehl (2002), la cause d’un construit dimensionnel (en continuum) est normalement à trouver dans un grand nombre de petites influences qui s’accumulent pour constituer ce qu’il appelle un effet additif. Ce constat s’accorde particulièrement bien avec les données de plus en plus nombreuses montrant que de nombreux facteurs (et interactions entre ces facteurs) sont impliqués dans le développement des manifestations problématique du vieillissement cérébral/cognitif (d’une « démence »).
Ainsi, ces données s’inscrivent bien dans la démarche que nous appuyons et qui vise à se libérer de l’approche biomédicale dominante, pour réintégrer les différentes manifestations des soi-disant « maladies neurodégénératives spécifiques » dans le cadre plus large du vieillissement cérébral/cognitif, dans ses multiples expressions plus ou moins problématiques, sous l’influence de nombreux facteurs (environnementaux, psychologiques, biologiques, médicaux, sociaux et culturels) intervenant tout au long de la vie.
Meehl, P.E. (1992). Factors and taxa, traits and types, differences of degree, and differences of kind. Journal of Personality, 60, 117-174.
Meehl, P. E. (1999). Clarifications about taxometric method. Applied & Preventive Psychology, 8, 165-174.
Morris, J.C., Weintraub, S., Chui, H.C., Cummings, J., DeCarli, C., Ferris, S., et al. (2006). The Uniform Data Set (UDS): Clinical and cognitive variables and descriptive data for Alzheimer Disease Center. Alzheimer Disease and Associated Disorders, 20, 210-216.
Ruscio, J., Haslam, N., & Ruscio, A.M. (2006). Introduction to the taxometric method: A practical guide. Mahwah, NJ: Erlbaum.
Walters, G.D. (2010). Dementia: Continuum or distinct entity. Psychology and Aging, à paraître.
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