Dans plusieurs chroniques, nous avons insisté sur le fait que la performance d’une personne à un test cognitif (p. ex., un test de mémoire) dépend de très nombreux facteurs psychologiques, certains en relation immédiate avec les différents processus cognitifs (spécifiques et généraux) directement impliqués dans le test et d’autres de nature plus émotionnelle, identitaire et motivationnelle (voir la chronique « Pour en finir avec le diagnostic catégoriel de MCI »). Nous avons également montré en quoi il était essentiel de prendre en compte les différences existant entre la situation de test et les situations de la vie quotidienne, notamment dans la familiarité avec la situation, son caractère plurimodal (le fait qu’elle fait appel ou non à plusieurs modalités sensorielles) ou encore sa pertinence par rapport aux buts de la personne (voir nos chroniques « Une approche moins réductionniste des difficultés de mémoire épisodique et autobiographique associées au vieillissement » et « Les personnes avec une démence peuvent avoir des relations sociales riches et signifiantes »).
Il faut donc constamment garder à l’esprit que la performance à un test est multi-déterminée et que les tests ne fournissent qu’un éclairage très partiel, et très souvent déformé, sur le fonctionnement d’une personne dan sa vie quotidienne. Il s’agit en outre de ne pas réduire les difficultés cognitives d’une personne à l’influence d’un dysfonctionnement cérébral affectant l’un ou l’autre mécanisme cognitif, mais de considérer l’ensemble des facteurs susceptibles de moduler son fonctionnement cognitif.
Dans une recherche récente, Lachman et Agrigoroaei (2011) se sont penchés sur un facteur psychologique trop souvent négligé dans l’interprétation des difficultés mnésiques, à savoir les croyances que possède la personne concernant le contrôle qu’elle peut exercer sur son fonctionnement mnésique, même quand elle est confrontée à des difficultés mnésiques.
Sentiment de contrôle personnel et performance cognitive
Il a été montré que les croyances de contrôle personnel (le sentiment de contrôle) peuvent avoir des conséquences comportementales, motivationnelles, cognitives, affectives et physiologiques, lesquelles ont à leur tour un impact sur divers aspects du fonctionnement des personnes âgées, tels que leur performance cognitive ou leur santé physique (voir notre chronique « Des études anciennes, mais qui gardent toute leur pertinence…L’importance du sentiment de contrôle de son existence »).
Le sentiment de contrôle personnel est une composante-clé de l’autorégulation : il affecte la manière dont une situation est perçue et il fournit la motivation pour consacrer des efforts à la réalisation d’une tâche ou pour s’engager dans une tâche nouvelle. Ainsi, les personnes âgées qui ont des croyances de contrôle personnel plus élevées s’engagent davantage dans des activités cognitives (y compris l’utilisation d’un ordinateur), ce qui constitue un facteur protecteur pour leur fonctionnement cognitif.
De façon plus spécifique, des études ont observé que plus un individu a un sentiment de contrôle personnel élevé (plus il se croit capable de s’engager dans des comportements visant à maintenir ou améliorer son fonctionnement cognitif) et plus sa performance mnésique est élevée, et ce via l’utilisation de stratégies efficaces d’encodage et de compensation, ainsi que la mise en place de buts adéquats (voir Lachman, Neupert, & Agrigoroaei, 2011).
Cependant, les mécanismes précis par lesquels les croyances sur le contrôle personnel ont un impact sur la performance mnésique ont encore peu été explorés : c’est ce sur quoi se sont penchés Lachman et Agrigoroaei. Plus spécifiquement, ils ont examiné dans quelle mesure l’anxiété/le stress associés à la situation d’évaluation (de testing), ainsi que la présence de pensées intrusives (interférant avec la tâche de mémoire) pouvaient constituer des médiateurs (pouvant rendre compte) de la relation entre croyance de contrôle personnel et performance mnésique.
Anxiété/stress, performance cognitive et sentiment de contrôle personnel
L’anxiété et le stress constituent des facteurs qui rendent compte d’une partie des différences individuelles dans le fonctionnement cognitif, des niveaux élevés d’anxiété et de stress étant associés à une performance cognitive moindre et à un déclin cognitif plus important. Par ailleurs, l’anxiété semble affecter davantage le fonctionnement cognitif des personnes plus âgées que celui des personnes plus jeunes, en termes de mémoire, d’attention divisée et de déclin cognitif (pour les références, voir Lachman & Agrigoroaei, 2011).
L’anxiété et le stress sont également reliés aux croyances sur le contrôle personnel. Le sentiment de ne pas pouvoir contrôler une situation exigeante est associé à davantage de stress et d’anxiété (auto-rapportés ou évalués via des indicateurs physiologiques). De même, un stress important affecte le système immunitaire, particulièrement s’il est perçu comme non contrôlable. Enfin, avoir le sentiment de pouvoir contrôler une situation exigeante réduit les réponses neuroendocriniennes liées au stress (voir Lachman & Agrogoroaei, 2011).
Anxiété, distractibilité et performance cognitive
De nombreuses données ont mis en évidence une relation entre l’anxiété en situation de testing et la présence de pensées intrusives (p. ex., des ruminations ou des pensées négatives centrées sur soi). Par ailleurs, des niveaux élevés de pensées distractrices ont été associés à une moins bonne performance cognitive (en vitesse de traitement, mémoire de travail et mémoire épisodique). Enfin, il a été observé que les pensées intrusives constituent un facteur médiateur (rendent compte) de la relation entre anxiété et performance cognitive (voir Lachman & Agrigoroaei, 2011). Globalement, ces données sont compatibles avec le modèle de Derakshan et Eysenck (2009), qui suggère que des niveaux élevés d’anxiété ont un impact sur les fonctions d’inhibition responsables de la suppression des informations non pertinentes et réduisent le foyer attentionnel sur la tâche en cours.
Il a par ailleurs été montré que les personnes âgées ont une propension plus importante que les personnes jeunes à présenter des pensées interférentes dans la réalisation d’une tâche cognitive (Staswki et al., 2006) et que l’impact d’informations distractrices sur la performance cognitive est plus important chez les personnes âgées que chez les personnes jeunes (May, Hasher, & Kane, 1999).
L’étude de Lachman et Agrigoroaei
Ces différentes données ont amené Lachman et Agrigoroaei (2011) à examiner dans quelle mesure les personnes ayant des croyances plus basses de contrôle personnel manifesteraient une anxiété plus élevée, laquelle perturberait la performance à une tâche de mémoire en augmentant la présence de pensées intrusives.
Les auteurs ont exploré ces hypothèses auprès de 152 personnes âgées de 22 à 84 ans (âge moyen : 57.25 ans) et ayant suivi un nombre d’année d’études allant de 12 à 20 ans. Ces personnes (45.6% de femmes) ont été sélectionnées sur base de plusieurs critères d’exclusion : une mauvaise santé auto-rapportée, un bas niveau de scolarité ou une histoire d’accident vasculaire cérébral, de traumatisme crânien important, de maladie de Parkinson ou d’autres troubles neurologiques.
Les participants ont été soumis à des questionnaires et tâches évaluant les croyances de contrôle personnel (un score établi à partir de la moyenne des réponses à 36 questions évaluant trois dimensions du sentiment perçu de contrôle personnel: contrôle interne, rôle du hasard, contribution d'autrui), l’anxiété-état, la présence de pensées intrusives (inquiétudes quant à la performance et pensées sans lien avec la tâche) suscitées lors de la tâche de mémoire et la mémoire épisodique (tâche de rappel libre de 30 mots avec 2 rappels immédiats et un rappel différé, la performance étant évaluée en moyennant les 3 scores). Il faut relever que, dans la tâche de mémoire, la performance variait de 6.67 à 30. Enfin, ont également été évaluées les habiletés verbales (test de vocabulaire), la dépression et la santé (auto-évaluée).
Les analyses (ayant contrôlé l’influence de l’âge, du genre et des habiletés verbales) confirment que les participants ayant des croyances faibles de contrôle personnel rapportent une anxiété (état) plus élevée, laquelle à son tour accroît la probabilité de manifester des pensées intrusives durant la tâche de mémoire, ce qui affecte la performance mnésique. Il faut relever que ce pattern d’association est observé tant chez les personnes jeunes que chez les personnes âgées.
Une limite de cette étude est d’avoir évalué la présence de pensées intrusives de façon rétrospective via un questionnaire administré après la tâche de mémoire. Des études futures devraient inclure une mesure comportementale (en temps réel) de ces pensées. Par ailleurs, il faudrait également mettre en place un design expérimental dans lequel l’anxiété et/ou le niveau de pensées intrusives seraient directement manipulés, et ce afin de déterminer de façon plus directe les liens de causalité dans les associations observées.
Cette étude est néanmoins importante, car non seulement elle confirme le rôle des croyances de contrôle personnel sur la performance mnésique, mais elle identifie également les mécanismes impliqués dans cette relation. Par ailleurs, cette recherche suggère la mise en place d’interventions (p. ex., la restructuration cognitive) visant à prévenir, améliorer ou minimiser la réduction du sentiment de contrôle personnel, ainsi que d’interventions focalisées sur l’anxiété et les pensées intrusives (p. ex., la relaxation ou l’entraînement attentionnel centré sur la flexibilité). Ces interventions seraient particulièrement utiles aux personnes âgées, chez qui les difficultés de mémoire sont plus fréquentes, Rappelons que les personnes âgées qui ont un sentiment faible de contrôle personnel considèrent qu’il y a peu de choses à faire pour influencer leur performance ou leur fonctionnement, ainsi que pour prévenir, ralentir, améliorer ou compenser les changements mnésiques liées à l’âge.
Il apparaît également important d’associer aux interventions visant à optimiser le fonctionnement mnésique un travail focalisé sur les croyances de contrôle personnel ainsi que sur l’anxiété et les pensées intrusives, et ce dans le but d’aboutir à un maintien optimal des acquis chez les personnes ayant un faible niveau de sentiment de contrôle personnel.
Il est donc essentiel d’inclure une évaluation du sentiment de contrôle personnel, de l’anxiété et des pensées intrusives dans l’évaluation du fonctionnement cognitif d’une personne âgée. Relevons qu’un faible sentiment de contrôle peut être induit et/ou potentialisé par l’approche biomédicale dominante selon laquelle le vieillissement cérébral/cognitif problématique est décrit en termes de maladies catastrophiques ayant une cause biologique spécifique et pour lesquelles il faut trouver un médicament qui les guérira. Changer de perspective, en ne laissant plus le vieillissement cérébral aux mains d’une «maladie dévastatrice de fin de vie», c’est réduire les croyances ou attitudes négatives concernant le vieillissement cérébral (qui contribuent à accroître les difficultés des personnes), c’est changer profondément le regard que la personne âgée porte sur elle-même et que les autres lui adressent.
Il ne s’agit pas de rendre les personnes âgées (ou leurs proches) responsables des problèmes ou des troubles, mais de les amener à réaliser qu’un changement de perspective et des démarches simples peuvent contribuer à une plus grande qualité de vie et que, même en présence de troubles cognitifs, la personne âgée conserve un potentiel de vitalité, une identité et une place dans la communauté.
Il faut enfin rappeler qu’avec l’avancement en âge, il existe une plus grande variabilité dans la quantité de contrôle qui est souhaité par les personnes âgées : dans certains cas, davantage de contrôle sur les activités, l’environnement ou la santé peut conduire à plus de stress, d’inquiétudes et d’autocritique (Rodin, 1986). Il s’agit donc, dans ce domaine comme dans d’autres, d’analyser avec soin les caractéristiques de chaque personne afin de déterminer les interventions les plus adéquates.
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Derakshan, N., & Eysenck, M.W. (2009). Anxiety, processing efficiency, and cognitive performance: New developments from attentional control theory. European Psychologist, 14, 168-176.
Lachman, M.E., & Agrigoroaei, S. (2011). Low perceived control as a risk factor for episodic memory: the meditational role of anxiety and task interference. Memory & Cognition, à paraître.
Lachman, M.E., Neupert, S.D., & Agrigoroaei, S. (2011). The relevance of control beliefs for health and aging. In K.W. Schaie & S.L. Willis (Eds.), Handbook of the psychology of aging (7th ed., pp. 175-190). San Diego, CA: Academic Press.
May, C.P., Hasher, L., & Kane, M.J. (1999). The role of interference in memory span. Memory & Cognition, 27, 759-767.
Rodin, J., & Langer, E.J. (1977). Long-term effects of a control-relevant intervention with the institutionalized aged. Journal of Personality and Social Psychology, 35(12), 897-902.
Stawski, R.S., Sliwinski, M.J., & Smyth, J.M. (2006). Stress-related cognitive interference predicts cognitive function in old age. Psychology and Aging, 21, 535-544.
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