Dans une de nos chroniques récentes (« La résistance à l’approche réductrice et pathologisante du vieillissement cérébral/cognitif s’impose plus que jamais »), nous avons présenté le point de vue de Chen, Maleski et Sawmiller (2011) selon lequel la « maladie d’Alzheimer » ne peut pas être considérée comme une maladie singulière (liée à un facteur pathogène spécifique) et curable, mais plutôt comme une condition hétérogène, associée à l’âge avancé et sous l’influence de différents facteurs de risque.
L’analyse que vient de mener Jack C. de la Torre (2011) concernant les différentes hypothèses causales de la prétendue « maladie d’Alzheimer » conduit à conforter cette conception. L’auteur est parti de la proposition effectuée en 1890 par le bactériologiste Robert Koch selon laquelle trois postulats doivent être démontrés si l’on souhaite établir, de façon raisonnablement solide, l’existence d’une relation causale entre un microbe spécifique et une maladie infectieuse. De la Torre va se fonder sur ces trois postulats pour évaluer les différentes hypothèses qui ont été formulées pour expliquer la pathogenèse de la « maladie d’Alzheimer ».
Le premier postulat exige que la cause présumée de la « maladie d’Alzheimer » précède le déclin cognitif et la pathologie neurodégénérative qui caractériserait cette « maladie ». Il faut donc identifier un premier événement, se distinguant des effets neuropathologiques liés au processus de la « maladie ». Le second postulat stipule que des interventions ciblant le facteur causal devraient prévenir (lors de la phase asymptomatique) ou inverser (lors de la phase de troubles cognitifs légers) le déclin cognitif. Enfin, si ces deux postulats sont démontrés, un troisième devrait permettre de faire réellement correspondre la théorie aux faits : il s’agit de montrer que des interventions ciblant le facteur causal conduisent à une incidence significativement plus basse de « maladie d’Alzheimer ».
Tout en reconnaissant que ces postulats ne sont pas parfaits, de la Torre considère qu’ils peuvent néanmoins aider à déterminer les forces et faiblesses d’une hypothèse causale concernant la « maladie d’Alzheimer ». Il va ainsi examiner, à partir des trois postulats, la valeur empirique des hypothèses les plus fréquemment mentionnées ces 25 dernières années et qui ont proposé l’existence d’un événement pathologique spécifique lié au développement d’un déclin cognitif préclinique, conduisant ensuite à la « maladie d’Alzheimer ». Quand elles étaient disponibles, de la Torre s’est fondé sur les méta-analyses des « Cochrane Central Register of Controlled Trials » (effectuées sur des essais randomisés contrôlés et des études observationnelles) et, sinon, sur des études observationnelles individuelles (y compris les études transversales, en dépit de leur difficulté à établir un lien de causalité).
Sept hypothèses causales représentatives ont été examinées: l’hypothèse amyloïde (accumulation de protéine bêta-amyloïde), l’hypothèse cholinergique (réduction cholinergique), l’hypothèse du cycle cellulaire (réentrée dans le cycle de division cellulaire), l’hypothèse inflammatoire (inflammation cérébrale), l’hypothèse du stress oxydatif (accumulation de radicaux libres), l’hypothèse tauiste (présence de dégénérescences neurofibrillaires/protéine tau) et l’hypothèse vasculaire (hypoperfusion cérébrale liée à l’avancée en âge, en présence de facteurs de risque vasculaires).
Aucun des trois postulats n’est appuyé par les données empiriques pour les hypothèses amyloïde, cholinergique, inflammatoire et tauiste.
Ainsi, par exemple, en ce qui concerne l’hypothèse amyloïde, de la Torre montre que plusieurs études n’ont pas corroboré l’existence d’une relation entre le niveau de plaques amyloïdes situées dans la formation hippocampique ou dans le néocortex et les troubles cognitifs dans la « maladie d’Alzheimer ». Par ailleurs, un grand nombre de cerveaux de personnes « non-démentes » (jusqu’à 33% dans une étude neuropathologique menée sur des cerveaux de personnes âgées de 70 à 103 ans) montrent des densités de plaques et dépôts amyloïdes similaires à celles de personnes ayant reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer ». Il a également été montré que 33% des personnes âgées non-démentes avaient un niveau élevé de dépôts amyloïdes (détecté par une technique d’imagerie : PiB scans) et que ce taux élevé montait à 65% chez des personnes âgées non-démentes âgées de 80 ans et plus. En ce qui concerne le deuxième postulat, il n’existe actuellement aucune donnée indiquant qu’une thérapie amyloïde (limitant la production de dépôts amyloïdes ou les éliminant) peut prévenir ou inverser le déclin cognitif. Enfin, pour ce qui est du troisième postulat, aucune amélioration cognitive ou prévention d’une aggravation des phénomènes neurodégénératifs n’a été observée chez des personnes ayant reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer » suite à des essais d’immunisation contre la bêta-amyloïde (en dépit d’une évacuation des plaques amyloïdes). Ces données indiquent que les dépôts amyloïdes ne semblent pas constituer la force causale des phénomènes neurodégénératifs dans la « maladie d’Alzheimer » et que, en conséquence, ils n’affecteraient pas l’incidence de cette « maladie ».
La même absence de soutien empirique a été relevée, pour les trois postulats, concernant les hypothèses cholinergique, inflammatoire et tauiste. Il existe cependant quelques données suggérant l’existence d’un stress oxydatif actif avant la survenue de déficits cognitifs et d’une pathologie neurodégénérative (premier postulat) ; par contre, les deux autres postulats ne sont pas démontrés pour cette hypothèse du stress oxydatif. Pour ce qui est de l’hypothèse vasculaire, des études d’imagerie ont confirmé qu’une hypoperfusion cérébrale, et un hypométabolisme parallèle étaient des précurseurs d’une pathologie cognitive et neurodégénérative subséquente (premier postulat). De même, il a été montré qu’une thérapie anti-hypertensive pouvait retarder le déclin cognitif avant la survenue d’une « maladie d’Alzheimer » (deuxième postulat). Cependant, une méta-analyse n’a pas observé que cette thérapie avait des effets à long terme sur l’incidence de la « maladie d’Alzheimer » (troisième postulat non confirmé). Selon de la Torre, on peut donc considérer qu’il existe un appui partiel aux hypothèses vasculaire et de stress oxydatif. En ce qui concerne l’hypothèse relativement récente du cycle cellulaire (suggérant une activation anormale du cycle cellulaire et une réentrée dans ce cycle par des neurones mitotiques vulnérables, ce qui conduirait à leur dégénérescence), il n’y a actuellement pas de données cliniques permettant de l’évaluer.
Même si de la Torre fait preuve de prudence en indiquant que « l’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence », il en appelle néanmoins à un élargissement du cadre de la recherche et à un scepticisme vis-à-vis de conceptions qui ont été populaires pendant des dizaines d’années en dépit du fait qu’elles ont été incapables d’influer sur le déclin cognitif et la progression neuropathologique. Il indique aussi que quand des données négatives substantielles sont obtenues vis-à-vis de certaines conceptions, ces dernières devraient être abandonnées, et d'autres pistes de recherche plus prometteuses devraient pouvoir être approfondies. Il est intéressant de relever que l’analyse effectuée par de la Torre conduit à identifier davantage de soutien pour l’hypothèse vasculaire, qui implique de prendre en compte à la fois l’avancée en âge (l’hypoperfusion) et des facteurs de risque vasculaires.
Dans ce contexte, Armstrong (2011) vient lui aussi de mettre en question l’hypothèse de la cascade amyloïde, en considérant que les plaques séniles et les dégénérescences neurofibrillaires, d’une part se développent indépendamment, et d’autre part sont les produits plutôt que les causes des phénomènes neurodégénératifs (voir également notre chronique « Un prix pour un article mettant en question le rôle de la protéine bêta amyloïde dans la soi-disant maladie d’Alzheimer »). Il conclut que la « maladie d’Alzheimer » (à tout le moins dans sa forme tardive) est un état complexe dont le déclencheur essentiel est le vieillissement du cerveau (avec la perte synaptique et la dégénérescence cellulaire qui l’accompagnent), associé à des facteurs de risque (traumatisme crânien, maladies vasculaires, maladies systémiques, etc.) et à des facteurs génétiques qui vont exacerber/influencer les processus conduisant à la mort cellulaire. Il ajoute que si les plaques séniles et les dégénérescences neurofibrillaires représentent des conséquences de phénomènes neurodégénératifs plutôt que des caractéristiques spécifiques d’une « maladie » (en l’occurrence la « maladie d’Alzheimer »), il s’ensuit que, dans beaucoup de cas, il existera une combinaison de caractéristiques pathologiques, à savoir la co-existence de plaques séniles, de dégénérescences neurofibrillaires, de corps de Lewy, etc.
Ainsi, il existe manifestement de plus en plus de voix qui mettent en question l’approche dominante, catégorielle et réductrice, du vieillissement cérébral/cognitif et qui considèrent qu’il faut réintégrer la prétendue « maladie d’Alzheimer », et les autres « maladies neurodégénératives », dans le cadre plus général du vieillissement cérébral, en prenant en compte la multitude des facteurs qui modulent son évolution plus ou moins problématique.
©123rf
Armstrong, R.A. (2011). The pathogenesis of Alzheimer’s disease: A reevaluation of the “Amyloid Cascade Hypothesis”. International Journal of Alzheimer’s Disease, ID 630865.
Chen, M., & Maleski, J., & Sawmiller, D.R. (2011). Scientific truth or false hope? Understanding Alzheimer’s disease from an aging perspective. Journal of Alzheimer’s Disease, sous presse.
de la Torre, J., C. (2011). Three postulates to help identify the cause of Alzheimer’s Disease. Journal of Alzheimer’s Disease, sous presse.
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