Des interprétations simplificatrices et pathologisantes
De nombreuses recherches ont montré que la pratique plus fréquente d’activités cognitives chez les personnes âgées conduisait à un risque réduit de déclin cognitif et de « démence » (voir, par ex., Wilson et al., 2007). Ces données suggèrent que les activités cognitives puissent, dans une certaine mesure, protéger contre le vieillissement cognitif problématique. Cet effet protecteur serait lié à la présence d’une réserve cérébrale/cognitive, qui fait que, à niveau équivalent de « pathologie cérébrale », les personnes âgées actives manifesteraient moins de déficits cognitifs.
Wilson et al. (2010) ont récemment proposé qu’une manière de tester cette hypothèse soit d’examiner le devenir de personnes âgées cognitivement actives une fois qu’un diagnostic de « démence » a été posé et que l’effet protecteur des activités cognitives est apparemment perdu ou grandement diminué. En effet, si la pratique fréquente d’activités cognitives avant la « démence » protège réellement d’un vieillissement cognitif problématique en permettant au cerveau de tolérer plus de changements pathologiques, les personnes avec un haut niveau d’activité cognitive devraient avoir, au moment de l’installation de la « démence », une charge pathologique cérébrale plus élevée que les personnes ayant un bas niveau d’activités cognitives. Ceci aurait alors pour conséquence de comprimer de façon importante la période de vie avec « démence », du fait que l’installation de la « démence » serait différée et que sa progression serait plus rapide.
C’est précisément cette idée qu’ont exploré Wilson et al. (2010). Ces auteurs ont, dans un premier temps, évalué chez 1’157 personnes âgées de 65 ans et plus, issues de la communauté et sans « démence », la fréquence avec laquelle elles pratiquaient des activités cognitives dites stimulantes. Ces activités concernaient les domaines suivants : regarder la télévision, écouter la radio, lire des journaux, lire des magazines, lire des livres, jouer à des jeux (comme des jeux de cartes, des mots croisés, des jeux de dames, etc.) et aller au musée. La pratique de ces activités était évaluée sur une échelle à 5 niveaux : chaque jour ou presque, plusieurs fois par semaine, plusieurs fois par mois, plusieurs fois par an, une fois par an ou moins. Les évaluations pour les différentes activités ont été combinées pour élaborer une mesure composite de fréquence de pratique d’activités cognitives stimulantes.
Par la suite, les participants ont été régulièrement évalués cliniquement et classés (en moyenne 5.6 ans après l’évaluation initiale) comme n’ayant pas de trouble cognitif (614 personnes), ayant des troubles cognitifs légers (« Mild Cognitive Impairment » ou MCI ; 395 personnes) ou ayant une « maladie d’Alzheimer » (148 personnes). Une fois le diagnostic posé, ils ont à nouveau été suivis au plan cognitif, à des intervalles de 3 ans (durant une période moyenne de 5.7 ans). Pour ce faire, les auteurs ont utilisé une brève batterie de 4 tests cognitifs (rappel de récit, association chiffre/symbole, vitesse perceptive et MMSE). Une analyse factorielle antérieure ayant montré que les performances à ces 4 tests correspondaient à un seul facteur, un score composite a été utilisé dans les analyses.
Les résultats montrent que, chez les personnes sans trouble cognitif, le taux annuel de déclin cognitif est réduit de 52% pour chaque point supplémentaire à l’échelle d’évaluation de la fréquence des activités cognitives. Chez les personnes avec un trouble cognitif léger (MCI), le taux de déclin cognitif n’est pas relié à la fréquence des activités cognitives. Par contre, chez les personnes ayant reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer », le taux moyen annuel de déclin cognitif augmente de 42% pour chaque point supplémentaire à l’échelle d’évaluation de la fréquence des activités cognitives.
Selon les auteurs, ces données suggèrent que l’activité cognitive augmente la capacité du cerveau à maintenir un fonctionnement cognitif relativement normal en dépit de l’accumulation d’une charge légère à modérée d’éléments neuropathologiques, peut être du fait de changements dans la fonction et la structure des systèmes neuronaux sous-tendant le fonctionnement cognitif. Cette protection est évidemment limitée, car les personnes qui pratiquent plus fréquemment des activités cognitives développent néanmoins une « démence ». Enfin, les résultats semblent appuyer l’idée selon laquelle, au moment du diagnostic de « démence », les personnes actives ont davantage d’éléments pathologiques et déclinent dès lors plus rapidement que les personnes moins actives, ce qui réduirait leur période vécue de « démence ».
Ces données semblent donc confirmer l’importance qu’il y a, pour les personnes âgées, à mettre en place des activités cognitives stimulantes, avant que ne se développent des problèmes cognitifs significatifs (c’est-à-dire en tant que mesure de prévention). Par ailleurs, l’accélération des problèmes cognitifs chez les personnes âgées actives, une fois que le diagnostic de « démence » a été posé, a été interprétée par certains comme un élément « positif », en considérant que « Ce n’est pas une mauvaise chose d’avoir plus de bonnes années à vivre et moins de mauvaises ! » (commentaire de Yaakov Stern du Columbia University Medical Center, à New York, repris dans Discovery News : http://news.discovery.com/human/brain-exercises-dementia.html#mkcpgn=rssnws1).
Au-delà des effets d’annonce et des titres accrocheurs indiquant notamment que la stimulation cognitive accélère la progression de la démence, il s’agit d’examiner de plus près les résultats de cette étude et leurs interprétations.
On peut tout d’abord s’interroger sur le caractère réellement « stimulant » des activités qui ont été évaluées ou en tout cas de la plupart d’entre-elles. En effet, le fait de regarder fréquemment (même tous les jours) la télévision, d’écouter la radio, de lire le journal, de faire des mots croisés, de jouer aux cartes, voire même d’aller au musée, peut parfaitement constituer une activité routinière, automatique, selon le contenu de ces activités ou la manière dont elles sont réalisées. Il a d’ailleurs été montré que le fait de regarder la télévision était associé à un risque accru de déclin cognitif (voir les éditoriaux de Rundek & Bennett, 2006 ; Verghese, 2006). On peut donc s’interroger sur l’existence possible de facteurs confondants pouvant rendre compte de cette association entre activités cognitives et risque retardé de développement de problèmes cognitifs, et en particulier le niveau socioculturel et socioéconomique, avec l’ensemble des caractéristiques du style de vie (comme, par ex., le régime alimentaire, l’accès aux soins de santé, le réseau social, etc.) qui y sont associées. Dans une étude précédente, Wilson et al. (2007) ont montré que cette association entre activités cognitives et déclin cognitif se maintenait, même quand étaient pris en compte des indicateurs du niveau socioéconomique. Cependant, ces indicateurs étaient peu détaillés et concernaient essentiellement le statut socioéconomique du début de la vie. Or, il apparaît indispensable d’explorer l’influence du statut socioéconomique et de la vulnérabilité sociale, en prenant en compte la complexité des dimensions en jeu dans cette influence, et ce tout au long de la vie (voir notre chronique « Optimiser le vieillissement cérébral/cognitif…c’est aussi s’engager pour réduire les inégalités sociales »).
Un autre point qui pose question dans cette étude concerne l’interprétation essentiellement neuropathologique (à savoir un degré plus élevé de pathologie) du déclin cognitif accéléré, observé à partir du diagnostic de démence, chez les personnes âgées montrant un niveau élevé d’activités cognitives. Tout d’abord il faut relever qu’il s’agit d’une interprétation indirecte, non fondée sur des observations neuropathologiques. De plus, ce déclin plus rapide pourrait recevoir d’autres types d’interprétation, en prenant en compte des facteurs psychologiques. Ainsi, par exemple, il se pourrait que les personnes ayant un niveau élevé d’activités cognitives réagissent particulièrement mal à la survenue de difficultés cognitives, ainsi qu’à leur impact sur la réalisation des activités cognitives, et que ces réactions psychologiques négatives (sous forme de dépression, d'isolement, d’image négative de soi, de ruminations, d’inquiétudes, etc.) contribuent à l’aggravation plus rapide du déclin cognitif (essentiellement évalué par un score composite, reflétant vraisemblablement des processus d’attention contrôlée et/ou la vitesse de traitement). Il faut par ailleurs relever que les auteurs interprètent l’absence d’effet de la fréquence d’activités cognitives chez les personnes présentant un MCI en indiquant que ces personnes auraient déjà des niveaux importants de pathologie cérébrale (de type Alzheimer) et donc que l’effet protecteur ne pourrait pas s’exprimer. Une autre interprétation, plus plausible à notre sens, est que les difficultés cognitives des personnes ayant un MCI sont sous-tendues par des facteurs multiples (y compris psychologiques ; voir notre chronique « Pour en finir avec le diagnostic catégoriel de MCI »). Il faut d’ailleurs relever le nombre très important de personnes participant à l’étude ayant reçu le diagnostic de MCI (plus du tiers d’entre elles), ce qui traduit vraisemblablement la multiplicité des facteurs influençant la performance aux tâches qui ont conduit à ce diagnostic.
Il est un dernier point que nous souhaiterions aborder. Nous avons vu que la compression de la période vécue de « démence » chez les personnes âgées actives (liée au fait que le développement des difficultés cognitives était retardé et le déclin cognitif en « période de démence » était accéléré) était considérée par certains comme une bonne chose. Ce constat s’inscrit bien dans une approche biomédicale, selon laquelle le vieillissement cérébral/cognitif est décrit en termes de « maladie de fin de vie », et où l’accent est mis sur les aspects catastrophiques, dont il est bon d’échapper au plus vite, soit naturellement (via une « accélération du déclin »), soit via un hypothétique traitement biomédical.
Il ne s’agit pas ici de nier que le vieillissement cérébral/cognitif, dans son évolution, peut conduire à des problèmes importants, qui peuvent perturber profondément la vie quotidienne et l’autonomie des personnes et provoquer beaucoup de souffrance et de difficultés, chez elles comme chez leurs proches. Cependant, plutôt que d’attribuer ces difficultés à des « maladies neurodégénératives spécifiques », dont la caractérisation semble nous échapper chaque jour un peu plus, on peut les envisager comme faisant intégralement partie de l’aventure humaine. En effet, le cerveau vieillit, comme les articulations, la peau, la vue, l’ouïe… et ce vieillissement du cerveau s’accompagne inévitablement d’un déclin des fonctions cognitives. Par ailleurs, même si des mesures de prévention sont à même de réduire le risque de vieillissement cérébral/cognitif problématique (de « démence ») à un âge donné, cette réduction conduira à une extension ultérieure de la vie, et donc le risque cumulatif de développer des difficultés cognitives importantes restera élevé, même pour des populations à risque plus faible à certains âges (Brayne et al., 2006). En d’autres termes, le vieillissement de la population amènera à un accroissement du nombre de personnes qui mourront avec des troubles cognitifs importants, même en présence de programmes préventifs. Par ailleurs, il apparaît que le caractère plus ou moins problématique des expressions du vieillissement cérébral/cognitif dépend de nombreux facteurs intervenant tout au long de la vie, et notamment des conditions et contextes d’hébergement, d’accompagnement et de soin offerts aux personnes âgées « démentes » (voir, par ex., notre chronique « Des études anciennes mais qui gardent toute leur pertinence… L’importance du sentiment de contrôle de son existence »).
Dans ce contexte, le défi auquel nous sommes confrontés est de mettre en place les conditions et les structures sociales, qui permettent aux personnes âgées « démentes », selon leurs besoins et souhaits individuels, de vivre en étant reconnues dans leur identité, en conservant un sentiment de contrôle et de responsabilité sur les événements quotidiens, en ayant des contacts proches et continus avec les enfants, les plantes, les animaux et plus largement la société, en bénéficiant d’un environnement dans lequel se produisent des interactions et des événements imprévisibles et inattendus, en pratiquant des activités quotidiennes qui ont un sens (et aussi qui favorisent l’engagement social) et en profitant d’une démarche de soin globale prenant en compte les buts, les aspirations, les valeurs, la signification. C'est également dans cette perspective que l'on devrait envisager des interventions cognitives individualisées, ancrées dans le milieu de vie des personnes et focalisées sur les activités de vie quotidienne (voir nos chroniques « Un programme d'action participatif et communautaire... » et « L'efficacité clinique de la revalidation cognitive individualisée... »).
En conclusion, notre analyse de l’étude de Wilson et al. (2010) ne vise pas à contester tout rôle aux activités dites cognitives dans la modulation du déclin cognitif. En fait, nous avons voulu montrer en quoi cette question doit être abordée, non pas dans le cadre étroit de la « stimulation cognitive » et de ses éventuels effets sur « la structure et le fonctionnement du cerveau », mais dans un contexte plus large qui prend en compte le sentiment d’identité, le sens de la vie, les interactions sociales et l’appartenance à une communauté, l’engagement social, etc.
Nous avons également souhaité nous démarquer d’une conception strictement neuropathologisante du vieillissement cérébral en indiquant que le vieillissement du cerveau, dans ses manifestations plus ou moins problématiques, fait intégralement partie de la condition humaine et que, à ce titre, nous nous devons de concevoir une société dans laquelle la finitude et la fragilité ont toute leur place. Il ne s’agit pas de rejeter la contribution éventuelle de la recherche médicale et pharmacologique à l’atténuation des manifestations problématiques du vieillissement cérébral, mais de plaider pour une recherche qui envisage la complexité des processus (y compris des processus biologiques) impliqués et qui, dès lors, n’entretient pas l’illusion du « traitement miracle ».
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Brayne, C., Gao, L., Dewey, M., Matthews, F.E., Medical Research Council Cognitive Function and Aging Study Investigators (2006). Dementia before death in ageing societies. The promise of prevention and the reality. PLoS Medicine, 3, 1922-1929.
Rundek, T., & Bennett, D.A. (2006). Cognitive leisure activities, but not watching TV, for future brain benefits. Neurology, 66, 794-795.
Verghese, J. (2006). To view or not to view: Television and mental health. Southern Medical Journal, 99, 202.
Wilson, R.S., Barnes, L.L., Aggarwal, N.T., Boyle, P.A., Hebert, L.E., Mendes de Leon, C.F., et al. (2010). Cognitive activity and the cognitive morbidity of Alzheimer disease. Neurology, à paraître.
Wilson, R.S., Scherr, P.A., Schneider, J.A., Tang, Y., & Bennett, D.A. (2007). Relation of cognitive activity to risk of developing Alzheimer disease. Neurology, 69, 1911-1920.
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