Dans notre chronique précédente (« Une approche moins réductionniste des difficultés de mémoire épisodique et autobiographique associées au vieillissement »), nous avons indiqué en quoi une conception qui met en lien direct la mémoire des événements personnels avec les buts et l’identité conduit à une approche moins réductionniste des difficultés mnésiques des personnes âgées. Plus spécifiquement, cela mène à considérer que ces difficultés ne sont pas le simple reflet d’un dysfonctionnement cérébral, mais qu’elles peuvent aussi découler de conditions sociales et institutionnelles associées notamment à une perte du sentiment de contrôle de son existence, à une réduction des activités qui ont un sens et à une vie quotidienne manquant de variété, de spontanéité et d’inattendu.
Dans un article récent, Sabat et Lee (2011) adoptent le même point de vue concernant les difficultés relationnelles pouvant être observées chez les personnes ayant reçu un diagnostic de « démence ».
L’erreur fondamentale d’attribution
Tout d’abord, les auteurs illustrent leur propos d’un exemple relatif à une personne ayant reçu le diagnostic de « démence » et résidant dans une structure d’hébergement à long terme. Un matin, cette personne, un général à la retraite, reçoit dans sa chambre la visite d’un membre du personnel qui lui dit qu’il est temps de prendre une douche. Le général ne souhaite pas prendre de douche, le membre du personnel devient de plus en plus insistant, le général résiste toujours davantage et finalement s’en prend physiquement au soignant. Le membre du personnel étiquette le général comme étant « peu coopératif, agressif et hostile sans véritable raison », toutes manifestations considérées comme des symptômes de « démence ». En conséquence, une médication lui est administrée, laquelle va le rendre beaucoup moins capable d’interagir avec les autres qu’il ne le pourrait s’il n’était pas sous les effets tranquillisants du médicament.
Si on considère le contexte social plus global, y compris l’histoire de la personne, on peut interpréter le comportement du général d’une manière très différente. Le général est une personne adulte, guère habituée dans sa vie d’adulte à ce qu’on lui dise ou ordonne de faire quelque chose. Après tout, en tant qu’officier de carrière, il a été la plupart du temps celui qui donnait plutôt que recevait les ordres et, quand il en recevait, ils étaient délivrés par une personne d’un rang supérieur au sien. Il s’agit aussi de quelqu’un qui a passé toute sa vie à faire sa toilette de sa propre initiative et certainement pas sur l’ordre de quelqu’un de beaucoup plus jeune que lui et qui lui est étranger. Dans ce contexte, sa résistance ne constitue pas l’expression d’une hostilité irrationnelle ou d’une absence de collaboration, mais plutôt une indignation justifiée face au fait d’être traité, de son point de vue, de façon non respectueuse et de surcroît avec une insistance croissante. En même temps, le comportement du général constitue aussi une affirmation d’un désir ou d’une volonté, ainsi que d’un respect de soi, lesquelles constituent, selon Kitwood et Bredin (1992), des indicateurs de relatif bien-être. En réalité, ces affirmations sont des comportements manifestés par tout un chacun dans la vie sociale quotidienne et qui sont même valorisés, alors que leurs contraires, l’apathie et l’absence d’estime de soi, sont pour le moins considérés comme inquiétants. Ainsi, plutôt que d’être envisagés comme des symptômes pathologiques de « démence », les comportements du général devraient être interprétés, tout comme ceux des personnes sans « démence », comme des indicateurs de relatif bien-être.
Comme le relèvent Sabat et Lee, cette mauvaise interprétation du comportement du général est faite en toute innocence : le membre du personnel ne comprend pas les raisons valables de la colère du général ou n’en est pas conscient ; de plus, il interprète le comportement en question sur la base d’un pré-positionnement postulant l’existence d’une « démence », selon lequel tout comportement qui semble dévier de la « norme » ou de ce que le personnel souhaite dans ses efforts pour « gérer» le « résidant/patient » est désormais considéré comme symptomatique de la démence, plutôt que comme symptomatique d’une dysfonctionnement relationnel.
Ce type d’interprétation, sous l’influence du modèle biomédical dominant, est un exemple de ce que les psychologues sociaux appellent l’ « Erreur Fondamentale d’Attribution », dans laquelle les actions d’une personne sont interprétées (dans les cultures individualistes) comme étant « dispositionnelles » (ou liées à la façon d’être de la personne) plutôt que « situationnelles » (ou liées aux circonstances auxquelles est confrontée la personne).
Cette interprétation erronée a été identifiée par Kitwood (1997) comme de l’ « étiquetage » (« labeling »), une forme de « psychologie sociale nocive », conduisant à la dépersonnalisation de l’individu et à une atteinte à l’estime qu’il a de lui-même. Ce type de traitement peut mener à une « incapacité excessive » (« excess disability »), à savoir un déficit au-delà de ce qui pourrait être prédit sur la base des seuls éléments neuropathologiques. Un autre exemple de cette incapacité excessive concerne le cas d’une personne ayant reçu le diagnostic de « démence » et qui est empêchée par le proche aidant principal de s’engager dans des actions utiles qu’elle est parfaitement capable d’entreprendre - et d’ailleurs qu’elle effectue dans le centre de jour auquel elle se rend. Le proche aidant attribue erronément le fait que la personne ne fait rien à la « maladie d’Alzheimer », plutôt qu’à sa propre intervention qui empêche la personne d’agir. Traitées de la sorte, les personnes ayant reçu le diagnostic de « démence » peuvent manifester un retrait croissant et être décrites comme « apathiques », du fait de la « maladie neurodégénérative ».
Les difficultés relationnelles chez les personnes avec « démence » : une atteinte de processus spécifiques de cognition sociale ?
La cognition sociale renvoie à l’ensemble des processus qui permettent à une personne d’interagir adéquatement avec les autres. Certains de ces processus sont spécifiquement « sociaux » (être capable d’interpréter les expressions émotionnelles faciales, posturales ou vocales ; prendre en compte le point de vue de l’autre ; connaître les règles et conventions sociales ; etc.), alors que d’autres sont plus généraux et renvoient à des processus mnésiques, attentionnels ou exécutifs (p. ex., les capacités d’inhibition d’une réponse dominante permettant notamment d’empêcher une réaction de colère ou la capacité de flexibilité permettant de modifier l’interprétation d’une situation).
Dans la ligne d’études précédentes (Sabat & Collins, 1999 ; Sabat & Gladstone, 2010), Sabat et Lee (2011) rapportent plusieurs observations qualitatives menées sur une période de 4 mois, en milieu social naturel au sein d’un centre de jour, chez des personnes ayant une «démence » à un stade modéré (identifiée sur base du MMSE). Cette étude montre que les personnes observées, en dépit du diagnostic de « démence modérée » qu’elles ont reçu (et donc de la présence de déficits affectant certains des processus impliqués dans la cognition sociale), sont capables de s’engager avec d’autres dans des expériences sociales et de les partager, d’inviter et de choisir une personne pour être en sa compagnie, de demander et fournir de l’aide, de partager l’humour et la compréhension interpersonnelle, de manifester de l’empathie et d’aider une autre personne à sauver la face ou encore de chercher un terrain d’entente. Il faut relever que ces personnes ont établi des relations proches avec d’autres de manière indépendante, ouverte, sur base de leur propre volonté et choix, sans aucune « aide » des membres du personnel.
De manière générale, Sabat et Lee identifient plusieurs raisons à la présence possible de dissociations entre l’identification (via des tâches neuropsychologiques) de déficits affectant certains processus impliqués dans la cognition sociale et l’expression de relations sociales adéquates et signifiantes en milieu naturel. Il faut tout d’abord relever que les stimuli utilisés dans les tests neuropsychologiques sont souvent décontextualisés et ont généralement peu de pertinence directe pour les personnes évaluées. Par ailleurs, dans les situations sociales de la vie quotidienne, les processus impliqués dans la cognition sociale sont déployés simultanément, alors que, dans les tests, ils sont évalués de façon séparée. Il se pourrait donc que dans les situations sociales naturelles, la mise en place simultanée de plusieurs processus permette à certains processus intacts de compenser le dysfonctionnement de certains autres. En outre, le caractère peu naturel de nombreuses situations de test peut susciter de l’anxiété et de la gêne face aux échecs potentiels ou effectifs suscités par les tâches.
Les observations qualitatives de Sabat et Lee montrent donc que les personnes avec une « démence » peuvent manifester une compréhension de l’autre, au sens de Kitwood (1997 ; « Positive Person Work ») : le reconnaître en temps que personne, l’écouter attentivement, avoir un contact visuel direct (« recognition »); essayer de comprendre son cadre de référence et accepter la réalité de son expérience avec empathie (« validation ») ; vivre ensemble des moments de joie (« celebration »). Ainsi, les personnes avec une « démence » ne devraient pas être considérées comme incapables de s’engager dans des relations sociales positives (d’agir comme des êtres sociaux) sur la base d’une étiquette diagnostique, ni de résultats à des tests neuropsychologiques.
Il s’ensuit également que les individus avec une « démence » qui sont capables d’évaluer le comportement social des autres, leur permettant notamment de choisir la compagnie d’une personne plutôt que d’une autre, pourraient également être capables d’établir une distinction entre le comportement des aidants/soignants qui est orienté vers la tâche à réaliser et le comportement qui orienté vers la personne. Elles pourraient dès lors se montrer collaborantes avec celles ou ceux dont le comportement est orienté vers la personne et non collaborantes avec celles ou ceux dont le comportement est uniquement orienté vers la tâche.
La recherche de Sabat et Lee montre également en quoi il importe de permettre et de favoriser chez les personnes avec une « démence » et vivant dans une structure d’hébergement à long terme la mise en place libre, moins contrôlée, de relations sociales, avec celles ou ceux avec qui elles considèrent pouvoir entretenir des liens privilégiés. De ce point de vue, il faut rappeler qu’une des sources importantes de souffrance psychologique ressentie par les personnes « démentes » vivant dans une structure d’hébergement à long terme est le sentiment de solitude (avec le sentiment d’inutilité et d’impuissance, ainsi que l’ennui; Clare et al., 2008).
Sabat et Lee reconnaissent que leurs observations qualitatives ne peuvent pas être généralisées à toutes les personnes présentant une « démence ». Néanmoins, ces observations indiquent en quoi il importe de ne pas réduire les difficultés relationnelles des personnes présentant un vieillissement cérébral/cognitif problématique (une « démence ») à la présence de déficits cognitifs et socio-émotionnels consécutifs à un dysfonctionnement cérébral. En effet, ces difficultés semblent également être très souvent le produit d’une dynamique sociale et institutionnelle dysfonctionnelle, qui peut faire l’objet de changements et ce dans une approche davantage centrée vers la personne (voir notre chronique « Une approche centrée sur la personne dans les structures d’hébergement à long terme : un déterminant important de la satisfaction au travail pour le personnel »).
Enfin, et plus spécifiquement, ces observations amènent à considérer que l’examen neuropsychologique, mené au moyen de tests visant à évaluer des mécanismes (cognitifs, émotionnels ou relationnels) spécifiques, ne constitue qu’un coup de projecteur limité porté sur une réalité complexe : il s’agit donc pour la/le psychologue de compléter ce coup de projecteur par d’autres pour lui permettre d’appréhender la personne dans sa globalité et dans son individualité, et ce via une combinaison de méthodes d’évaluation quantitatives et qualitatives.
Exposition de la photographe et sociologue états-unienne Cathy Greenblat,
auteure de "Alive with Alzheimer's", à l'EMS des Mouilles à Lancy ©VIVA2010
Clare, L., Rowlands, J., Bruce, E., Surr, C., & Downs, M. (2008). The experience of living with dementia in residential care: An interpretive phenomenological analysis. The Gerontologist, 6, 711-720.
Kitwood, T. (1997). Dementia reconsidered: The person comes first. Buckingham: Open University Press.
Kitwood, T., & Bredin, K. (1992). Towards a theory of dementia care: Personhood and well-being. Ageing and Society, 12, 269-287.
Sabat, S.R., & Lee, S.R. (2011). Relatedness among people diagnosed with dementia: Social cognition and the possibility of friendship. Dementia: The International Journal of Social Research and Practice, sous presse.
Sabat, S.R., & Collins, M. (1999). Intact social, cognitive ability, and selfhood: A case study of Alzheimer’s disease. American Journal of Alzheimer’s Disease, 14, 11-19.
Sabat, S.R., & Gladstone, C.M. (2010). What intact social cognition and social behavior reveal about cognition in the moderate stage of Alzheimer’s disease: A case study. Dementia: The International Journal of Social Research and Practice, 9, 61-78.
commenter cet article …