Dans des chroniques précédentes («Optimiser le vieillissement cérébral/cognitif… c’est aussi s’engager pour réduire les inégalités sociales » ; « L’influence bénéfique du nombre d’années d’études sur le risque de vieillissement cérébral/cognitif problématique »), nous avons rapporté les résultats d’études qui montrent qu’un statut socio-économique plus faible, une vulnérabilité sociale élevée et le nombre d’années d’études étaient associés à un risque accru de vieillissement cérébral/cognitif problématique.
Appuyer une autre conception du vieillissement, c’est donc aussi lutter contre les inégalités sociales, résister à une vision du monde focalisée sur l’argent, l’efficacité, le rendement, la compétition, l’individualisme et s’engager pour un autre type de société, où la fragilité, la finitude, la différence, la solidarité, l’engagement social ont toute leur place.
En tant qu’universitaires, et dans la ligne du livre vivifiant de Libero Zuppiroli, « La bulle universitaire. Faut-il poursuivre le rêve américain ? » (Editions D’En Bas, 2010), dont nous nous sommes fait l’écho dans l’une de nos chroniques (« Une autre approche du vieillissement, c’est aussi une autre université ! »), nous devons aussi résister à une université « bling-bling », aux mains de professeurs « managers », qui agit, mais ne pense pas et se nourrit de l’argent des multinationales (notamment pharmacologiques…). Nous devons nous engager pour une université qui met en avant l’esprit critique, qui libère la parole et la pensée, qui s’affranchit des modes et qui prépare à un monde moins individualiste (« où il faudra apprendre à faire ensemble et à mieux partager les ressources ») et qui forme des étudiants pour « qu’ils soient prêts à prendre leurs responsabilités, pour construire l’avenir dans des conditions difficiles, mais exaltantes ».
Cette capacité de résistance et d’engagement permet de donner une signification à sa vie, un facteur dont on a vu qu’il contribuait à réduire le risque de vieillissement cérébral/cognitif problématique et de handicaps dans la vie quotidienne (voir notre chronique « Des buts dans la vie et une existence qui a un sens réduisent le risque de vieillissement problématique »).
Des exemples particulièrement réjouissants de résistance et d’engagement chez des personnes âgées nous ont récemment été fournis en France. Ainsi, René Heitz, ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale, censé être honoré par le président Sarkozy d’un « diplôme d’honneur », a refusé cette distinction et s’en est expliqué dans une lettre ouverte au président de la République (publiée par Mediapart), que nous reproduisons ici :
Monsieur le Président,
Je reçois, aujourd’hui, une lettre de Madame le Maire de Saint-Ismier, m’informant que le Président de la République a sollicité tous les Maires afin qu’ils remettent le «Diplôme d’Honneur aux Combattants de la Deuxième Guerre Mondiale». Cette lettre se poursuit par une invitation à une réunion au cours de laquelle me sera remis officiellement mon diplôme.
Cela m’a paru si grotesque que j’ai tout d’abord cru à un canular mais, à l’examen, il s’agissait bien de ce que je lisais. Alors je me suis demandé à quoi peut bien servir un tel document :
- A attester que j’ai réellement combattu pour mon pays ? J’ai dans mon bureau mon Livret Militaire. Il y est inscrit que je me suis présenté le 6 janvier 1944 en vue de contracter un engagement pour la durée de la guerre au sein de la 2ème D.B. connue sous le nom de Division Leclerc en formation à l’époque au Maroc. Il y est aussi précisé que j’ai effectivement et activement participé à toutes les campagnes de cette unité jusqu’à la fin des combats en Europe et même au delà. En effet, je me suis porté volontaire pour continuer la lutte en Extrême Orient, le Japon étant encore en guerre à ce moment là. Après la défaite nippone j’ai été intégré malgré moi dans le corps expéditionnaire pour l’Indochine. Au bout du compte je me suis retrouvé pendant presque quatre ans sous les drapeaux.
Alors quoi ? Une récompense ? Elle ne saurait être comparée aux distinctions qui m’ont été décernées, je veux parler de la Croix de guerre et de la Presidential Unit Citation. De toute façon, je ne cherche nullement à en tirer gloire, je n’ai jamais porté ces décorations et peu
de gens savent qu’elles m’ont été décernées.
A la réflexion, j’ai compris l’utilité de ces hochets distribués en votre nom. Vous espérez qu’ils vous rapporteront quelques milliers de voix supplémentaires aux prochaines élections ! Faut-il que vous vous sentiez en mauvaise posture pour ratisser aussi large ? Ce que vous ignorez, c’est que pour les quelques vieux combattants de cette époque encore en vie, tout ce qui compte c’est d’être en paix avec leur conscience. Sachez, Monsieur le Président, que vos fausses distinctions leur sont indifférentes.
Alors, Monsieur le Président, le bout de papier que vous allez faire distribuer n’a pour moi aucune valeur et je n’en veux pas. Je n’en veux pas parce qu’il est distribué dans l’espoir de consolider une politique que je trouve néfaste. Et elle est néfaste parce que c’est une politique de division, de rejet et d’asservissement. C’est la politique du fort contre le faible, des financiers contre les citoyens. C’est la politique de la suspicion permanente. Elle commence à trop ressembler, cette politique, à celle que je partais combattre le 6 janvier 1944, à 18 ans en revêtant l’uniforme de la 2ème D.B. Pour toutes ces raisons, je ne me rendrai pas à l’invitation qui m’est faite par le maire de Saint-Ismier et je continuerai mon combat contre les forces et les hommes qui menacent notre laïcité et notre démocratie, jour après jour.
Je vous adresse, monsieur le Président, les salutations que m’impose votre fonction.
Ex-soldat de 1ère classe René HEITZ
Et René Heitz n’est pas le seul. Charles Paperon, ancien combattant et résistant, a, lui aussi, refusé de recevoir son diplôme d’honneur, estimant que le gouvernement actuel avait démantelé les valeurs du Conseil National de la Résistance (C.N.R.). Pierre Moriau, ancien combattant et résistant, a également pris la plume pour renvoyer au président de l’Assemblée nationale son diplôme d’ancien combattant, se disant écœuré par la politique du gouvernement, notamment vis-à-vis de l’immigration...
Par ailleurs, se fondant sur les valeurs et le programme « Les Jours Heureux » du Conseil National de la Résistance (voir ici), s’est créée l’Association « Citoyens Résistants d’Hier et d’Aujourd’hui », parrainée par Stéphane Hessel, Raymond Aubrac et John Berger, qui appelle les citoyens, les élus et les gouvernants à agir selon les principes du Conseil National de la Résistance qui a défini des règles de vie commune basées sur la solidarité, l’entraide et la réussite de tous (son site).
La lecture de l’extrait du programme du C.N.R. (établi le 15 mars 1944) que nous reproduisons ci-dessous et qui concerne les mesures à appliquer sur le plan social après la libération du territoire français, montre que les valeurs générales défendues dans ce programme sont toujours autant d’actualité :
5) Afin de promouvoir les réformes indispensables :
[…]
b) Sur le plan social :
• Le droit au travail et le droit au repos, notamment par le rétablissement et l’amélioration du régime contractuel du travail.
• Un rajustement important des salaires et la garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine.
• La garantie du pouvoir d’achat national par une politique tendant à la stabilité de la monnaie.
• La reconstitution, dans ses libertés traditionnelles, d’un syndicalisme indépendant, doté de larges pouvoirs dans l’organisation de la vie économique et sociale.
• Un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État.
• La sécurité de l’emploi, la réglementation des conditions d’embauchage et de licenciement, le rétablissement des délégués d’atelier.
• L’élévation et la sécurité du niveau de vie des travailleurs de la terre par une politique de prix agricoles rémunérateurs, améliorant et généralisant l’expérience de l’Office du blé, par une législation sociale accordant aux salariés agricoles les mêmes droits qu’aux salariés de l’industrie, par un système d’assurance contre les calamités agricoles, par l’établissement d’un juste statut du fermage et du métayage, par des facilités d’accession à la propriété pour les jeunes familles paysannes et par la réalisation d’un plan d’équipement rural.
• Une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours.
• Le dédommagement des sinistrés et des allocations et pensions pour les victimes de la terreur fasciste.
c) Une extension des droits politiques, sociaux et économiques des populations indigènes et coloniales.
d) La possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires.
Si l’on se penche plus spécifiquement sur la situation sociale actuelle des personnes âgées, il faut notamment rappeler les données d’une étude française (Cambois, Laborde & Robine, 2008) qui montrent que, à 35 ans, les cadres ont une espérance de vie de 6 années de plus que les ouvriers. En outre, les ouvriers passent à la fois moins de temps sans incapacité que les cadres et vivent plus longtemps qu’eux avec des incapacités et des handicaps.
Ces données conduisent à considérer différemment la question de l’allongement de l’âge de la retraite. Comme l’indique Pascale Fautrier dans une intéressante chronique sur les manifestations s’opposant à l’allongement de l’âge de la retraite en France, cet allongement va d’abord concerner les plus pauvres, les plus usés par un métier pénible et asservissant, ceux aussi qui sont les plus susceptibles de présenter un vieillissement cérébral/cognitif problématique, comme d’ailleurs les concernerait au premier chef la réduction de la pension ou du minimum vieillesse. Cela préoccupera moins celles ou ceux qui occupent des postes intéressants et qui, en outre, ont souvent aussi un bon statut socio-économique. Pascale Fautrier ajoute que le droit à la retraite, c'est-à-dire « le droit de ne pas vivre la vie entière sous la contrainte du salariat », est attaqué, comme l’est l’état providence et le droit du travail, « par la même logique qui réclame toujours davantage de sacrifices aux salariés et toujours moins aux classes possédantes (les profits des banques continuent pendant la crise : pourquoi ne peut-on faire pour les retraites ce qu'on a fait pour les banques au bord de la faillite par leur propre faute ?) ».
Plus largement, il y a dans cette question de la retraite « le droit à une existence pleine et accomplie », avec notamment la possibilité de s’engager pour un monde différent, « tourné autour du « vivre ensemble », ce que font brillamment René Heitz, Charles Paperon, Pierre Moriau ainsi que l’Association « Citoyens Résistants d’Hier et d’Aujourd’hui ».
Charles Paperon, Co-président du comité du Finistère
de l’Association des anciens combattants de la Résistance
Cambois, E., Laborde, C., & Robine, J.-M. (2008). La « double peine » des ouvriers : plus d’années d’incapacité au sein d’une vie plus courte. Population & Sociétés, 441, 1-4.
Zuppiroli, L. (2010). La bulle universitaire. Faut-il poursuivre le rêve américain ? Lausanne : Editions d’En-Bas
A écouter aussi, la magnifique émission "Nous autres" de Zoé VARIER sur France-Inter, du vendredi 29 octobre, avec Stéphane Hessel, Charles Paperon et d’autres témoignages d’anciens résistants indignés (site sur lequel l'émission peut être téléchargée).
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