Résumé de la chronique
Les études ayant exploré le vécu des personnes présentant une « démence » ont essentiellement adopté des méthodes qualitatives. Dans ce contexte, Dawson et al. (2012) ont tenté de mieux comprendre, via une recherche quantitative, l’impact du vécu de la « démence » sur le bien-être, en se fondant sur le point de vue de la personne ayant reçu ce diagnostic.
Se fondant sur le « Stress Process Model for Individuals with Dementia », les auteures ont examiné dans quelle mesure le bien-être (qualité de vie, anxiété et dépression) de personnes ayant reçu le diagnostic de « démence » (N=131) pouvait être prédit par différents facteurs de stress (primaires et secondaires), ainsi que par certaines caractéristiques personnelles et contextuelles.
Les résultats de cette étude ont montré que l’anxiété était prédite par la gêne provoquée par les difficultés de mémoire, que la dépression était prédite par les tensions psychologiques en lien avec la santé physique et le fait de se sentir emprisonné(e) dans un rôle et, enfin, que la qualité de vie était prédite par les difficultés perçues dans la réalisation des activités de la vie quotidienne, ainsi que par le sentiment d’efficacité personnelle.
Cette étude montre non seulement en quoi il importe de prendre en compte le point de vue des personnes ayant reçu le diagnostic de « démence », et pas uniquement celui des proches, mais elle renforce également l’importance d’une approche plurielle et intégrée des interventions psychosociales destinées à ces personnes.
Il nous paraît cependant essentiel de s’affranchir d’une approche (psychologique) normative de la qualité de vie ou du bien-être des personnes âgées (du vieillissement « réussi »).
On connaît assez peu de choses sur le vécu des personnes ayant reçu un diagnostic de « démence », tel que rapporté par les personnes elles-mêmes. Quelques travaux qualitatifs ont permis d’identifier, sur base d’entretiens, certains thèmes considérés comme importants par les personnes : comprendre leur état, maintenir leur identité, conserver leur indépendance fonctionnelle via le maintien de la conduite automobile ou la réalisation d’activités quotidiennes, maintenir leur qualité de vie à travers les relations sociales, la santé et l’adaptation positive (Harman & Clare, 2006 ; Menne et al., 2002 ; Wolverson et al., 2010).
Dawson et al. (2012) ont souhaité faire un pas de plus, en tentant de mieux comprendre, via une recherche quantitative, l’impact du vécu de la « démence » sur le bien-être, en se fondant sur le point de vue de la personne ayant reçu ce diagnostic. En fait, les études quantitatives ayant exploré le vécu des personnes présentant une « démence » se sont essentiellement fondées sur les comptes-rendus effectués par les proches. Or, de nombreuses données indiquent que les personnes ayant reçu un diagnostic de « démence », à un stade léger à modéré, sont capables de fournir un compte-rendu valide de leur bien-être, de leur qualité de vie et de la qualité des soins qui leur sont prodigués, que ce soit via des questionnaires, des entretiens (semi-) structurés, des entretiens ouverts ou encore des groupes de discussion (voir notre chronique « Prendre réellement en compte le point de vue des personnes présentant une démence »).
Par ailleurs, il a également été constaté que les évaluations effectuées par les proches pouvaient être l’objet de différents biais de sur- ou de sous-estimation (voir, p. ex., notre chronique «Les discordances dans la perception des valeurs et des préférences entre les personnes ayant reçu un diagnostic de "démence" et les proches aidants »). Il apparaît dès lors essentiel de recueillir les évaluations effectuées par les personnes âgées elles-mêmes concernant leur ressenti et leurs symptômes.
Les auteures ont articulé leur recherche autour du « Stress Process Model for Individuals with Dementia » (Judge, Menne, & Whitlatch, 2010). Ce modèle décrit différents facteurs psychosociaux susceptibles de prédire la manière dont les personnes font l’expérience de la « démence » et, plus particulièrement, leur bien-être (qualité de vie, dépression, anxiété, réactions physiologiques).
Ces facteurs sont les suivants :
* Les caractéristiques personnelles et contextuelles : âge, genre, niveau d’éducation, statut socio-économique, histoire de santé, réseau familial et amical, environnement de vie.
* Les éléments stressants primaires : les éléments objectifs (le type et la sévérité des difficultés : statut cognitif, statut fonctionnel, problèmes comportementaux) ; les éléments subjectifs (les conséquences psychologiques des difficultés cognitives, fonctionnelles ou comportementales : sentiment d’être enfermé dans un rôle que l’on ne souhaite pas occuper, souffrance psychologique perçue, sentiment de dépendance).
* Les facteurs de stress secondaires : les sources de stress supplémentaires résultant des facteurs de stress primaires (les tensions relatives aux rôles de la personne : rôle familial, rôle dans le couple, rôle professionnel, rôle social et dans les loisirs ; les tensions intrapsychiques impliquant l’estime de soi, le sentiment de maitrise, le sentiment d’efficacité personnelle).
Selon ce modèle, différents médiateurs peuvent affecter les relations entre les facteurs de stress et le bien-être des personnes : des médiateurs internes (personnalité, résistance au stress, optimisme/pessimisme, spiritualité, valeurs…) ou des médiateurs externes (soutien social, connaissances sur la « démence », ressources financières…).
Dans ce contexte théorique, Dawson et al. ont examiné dans quelle mesure le bien-être (anxiété, dépression et qualité de vie) des personnes ayant reçu le diagnostic de « démence » pouvait être prédit par différents facteurs de stress (primaires et secondaires), ainsi que par certaines caractéristiques personnelles et contextuelles.
Les 131 personnes incluses dans l’étude avaient reçu un diagnostic de « démence » ou de problèmes de mémoire et avaient un âge moyen de 77.15 ans (50-95 ans). Elles devaient avoir un score au MMSE supérieur à 7 (score moyen : 22.48, [12-30]), vivre à domicile et avoir un proche aidant au sein de la famille.
Ces personnes ont été soumises à deux entretiens / évaluations (séparés d’environ 15 semaines). Ces entretiens / évaluations étaient conduits par des intervieweurs expérimentés ayant appris à optimiser les capacités des personnes présentant une « démence » à répondre à des questions. Des cartes-réponses contenant les choix de réponse écrits en grands caractères, sur un fond très contrasté, étaient présentées aux personnes afin de les aider dans leur sélection des réponses aux questions qui leur étaient posées. Chaque fois qu’une nouvelle carte-réponse était proposée, les personnes étaient incitées à utiliser l’ensemble des choix de réponses (p. ex., « pas de difficulté », « quelques difficultés », « un bon nombre de difficultés », « très difficile »). Si, après plusieurs incitations, les personnes s’avéraient incapables de fournir une réponse, un choix de réponses simplifié leur était proposé (p. ex., « non/oui »).
Les facteurs suivants ont été évalués (au moyen de différentes échelles et questionnaires) et pris en compte dans les analyses statistiques :
* niveau scolaire, appartenance ethnique, genre, type de lien avec la personne proche (conjoint ou non) ;
* les facteurs de stress primaires : statut cognitif global (MMSE) ; difficultés à réaliser les activités personnelles et instrumentales de la vie quotidienne (IADL) ; problèmes de comportement (évalués par une personne proche) ; se sentir enfermé dans un rôle non souhaité (« role captivity ») ;
* les facteurs de stress secondaires : tensions psychologiques en lien avec le rôle social (les relations dyadiques, avec le conjoint ou une autre personne) ; tensions psychologiques en lien avec la santé physique ; gêne provoquée par les problèmes de mémoire ; tensions psychologiques en lien avec le sentiment d’efficacité personnelle (possibilité de se développer/force intérieure) ;
* le bien-être : anxiété, dépression, qualité de vie.
Tout d’abord, les analyses ont montré que les questionnaires utilisés avaient une bonne validité structurelle et une consistance interne satisfaisante. Par ailleurs, la recherche avait une puissance statistique suffisante.
Les résultats ont mis en évidence des patterns distincts de prédiction pour chacune des mesures du bien-être :
* la gêne liée aux problèmes de mémoire est l’unique prédicteur de l’anxiété
* les tensions psychologiques en lien avec la santé physique et le fait de se sentir emprisonné dans un rôle prédisent la dépression
* la qualité de vie est prédite par les difficultés perçues dans la réalisation des activités de la vie quotidienne ainsi que par le sentiment d’efficacité personnelle.
Ainsi, il apparaît que l’anxiété des personnes ayant reçu un diagnostic de « démence » est associée, du moins en partie, aux inquiétudes que ces personnes ont par rapport au regard que les autres portent sur leurs difficultés. Comme l’ont montré d’autres études, le score au MMSE ne constitue pas un prédicteur significatif de l’anxiété. Contrairement à d’autres études, aucun lien n’est observé entre l’anxiété et la présence de troubles du comportement. Selon Dawson et al., cette discordance pourrait être liée au fait que, dans les études ayant identifié une relation entre anxiété et troubles du comportement (voir p. ex., Ferretti et al., 2001), l’anxiété était évaluée par les proches. Or, il a été montré que l’évaluation de l’anxiété par les proches pouvait être biaisée, avec, p. ex., des erreurs consistant à confondre un comportement d’agitation physique (ne pas tenir en place) avec de l’anxiété (Seignourel et al., 2008).
En ce qui concerne la dépression, elle n’est pas non plus prédite par le score au MMSE, mais plutôt par la tension psychologique concernant l’état de santé physique et par le sentiment d’être captif d’un rôle. Ces facteurs peuvent conduire à des sentiments de dépendance ou d’impuissance (« helplessness »), dans la mesure où la tension psychologique en lien avec la santé physique se caractériserait par le sentiment d’avoir moins d’énergie et le fait de se sentir captif d’un rôle inclurait le sentiment d’être « pris au piège » en devant dépendre d’une personne proche.
La relation entre la qualité de vie et la capacité d’effectuer des activités de la vie quotidienne (et des activités de loisirs), ainsi que le sentiment d’efficacité personnelle (de « force interne »), correspond bien aux thèmes qui ont été identifiés par les personnes présentant une « démence » dans les études qualitatives (Harman & Clare, 2006 ; Menne et al., 2002 ; Wolverson et al., 2010).
Comme le reconnaissent les auteures, cette étude n’est pas sans limites. La limite principale est d’avoir utilisé des outils d’évaluation adaptés de ceux qui ont été élaborés pour les évaluations par les proches. Même si ces outils ont révélé de bonnes qualités psychométriques, il y a un besoin urgent de développer des outils spécifiquement destinés à l’évaluation par les personnes présentant une « démence » de leur ressenti et de leurs difficultés. Il s’agirait également d’appliquer des modèles d’équations structurales afin de mieux préciser les liens directs et indirects entre les différents facteurs identifiés dans le « Stress Process Model for Individuals with Dementia » et les composantes du bien-être. Une exploration de l’influence de différents médiateurs (p. ex., personnalité, soutien social, valeurs, spiritualité) devrait également être entreprise. De ce point de vue, il faudrait tout particulièrement examiner l’influence de la prise de conscience des difficultés. Enfin, il s’agirait aussi d’identifier la présence de personnes âgées présentant des patterns différents de relations entre les facteurs proposés par le modèle,
Cette étude montre non seulement en quoi il importe de prendre en compte le point de vue des personnes ayant reçu le diagnostic de « démence », et pas uniquement celui des proches, mais elle renforce également l’importance d’une approche plurielle, intégrée et individualisée des interventions psychosociales destinées à ces personnes (voir notre chronique « Quelles interventions psychologiques dans le vieillissement cérébral/cognitif problématique ? »). De façon plus spécifique, elle suggère des interventions psychosociales focalisées à la fois sur la réalisation des activités de la vie quotidienne, les stratégies de coping face aux difficultés et au regard des autres, le sentiment d’efficacité personnelle, le sentiment d’être captif d’un rôle et la santé physique.
Plus généralement, elle nous incite à élargir le regard que l’on porte sur la personne âgée et à mettre davantage l’accent sur le sens qu’elle donne à sa vie et à ses activités, sur son sentiment de bien-être, sur son pouvoir d’agir et son sentiment de contrôle, sur son sentiment d’identité, sur ses relations sociales et sa place dans la société, ainsi que sur la stigmatisation dont elle fait l’objet (voir notre chronique « La réappropriation de soi et du pouvoir d’agir chez les personnes âgées présentant un vieillissement cérébral/cognitif problématique ») .
En fait, la qualité de vie des personnes âgées présentant un vieillissement cérébral/cognitif problématique devrait bénéficier d’une approche qui n’assimile pas leur état à une « maladie dévastatrice » conduisant à la « mort mentale » ou à la « perte d’identité », mais qui mette en avant les capacités préservées et leur exploitation afin d’optimiser leur fonctionnement quotidien, ainsi que l’insertion et la réalisation de buts au sein de la communauté (voir notre chronique « Changer le regard que la personne âgée ayant une démence porte sur elle-même et que les autres lui adressent : un facteur contribuant à la perception d’une meilleure qualité de vie »).
Il nous paraît cependant essentiel d’éviter une approche normative de la qualité de vie ou du bien-être des personnes âgées (du vieillissement « réussi »). Comme l’indique Pachoud (2012) dans sa présentation du concept de rétablissement ou de réappropriation de soi : « Ni la médecine, ni la psychologie n’ont de légitimité à fixer les normes d’une vie accomplie ». Il importe dès lors d’être guidé au maximum par le respect de l’autodétermination, des choix de vie et des moyens de les atteindre. Il y a dans cette démarche « …une dimension éthique, parce qu’elle requiert ces choix existentiels qui sont l’objet même de la réflexion éthique… ». Il y a là aussi une dimension politique et de pouvoir : la personne doit être à même de disposer de la capacité de choisir, de décider et d’agir, ou de se la réapproprier, et ce tout particulièrement quand elle est en institution (voir notre chronique « Vers une approche politique de la démence : la question du pouvoir »).
Pachoud s’interroge également sur le rôle des connaissances psychologiques relatives au bien-être et à la qualité de vie. Selon lui : « On peut tout à fait reconnaître l’intérêt des théories psychologiques du "bien-être", qui en proposent des définitions et des outils d’évaluation, spécifient ses déterminants et, sur cette base, promeuvent des pratiques de renforcement et de restauration du bien-être. Il n’est pas illégitime, ni sans intérêt de faire appel à ces ressources théoriques et d’y voir un facteur de soutien au processus de rétablissement ; il est en revanche problématique – et selon nous inacceptable – d’adopter ces conceptions du bien-être comme la norme vers laquelle il faudrait tendre ».
Enfin, Pachoud considère que la question des limites de cette exigence d’autodétermination (chez des personnes pouvant avoir des difficultés d’appréciation de la réalité) ou des conflits possibles avec d’autres principes (p. ex., la protection des personnes) ne peut « … que faire l’objet d’une délibération délicate, mais qui reste dans le registre du questionnement éthique ».
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Dawson, N.T., Powers, S.M., Krestar, M., Yarry, S.J., & Judge, K.S. (2012), Predictors of self-reported psychosocial outcomes in individuals with dementia. The Gerontologist, sous presse.
Ferretti, L., McCurry, S.M., Logsdon, R., Gibbons, L., & Teri, L. (2001). Anxiety and Alzheimer’s disease. Journal of Geriatric Psychiatry and Neurology, 14, 52-58.
Harman, G., & Clare, L., (2006). Illness representations and lived experience in early-stage dementia. Qualitative Health Research, 16, 484-502.
Judge, K.S., Menne, H.L., & Withlatch, C.J. (2010). Stress process model for individuals with dementia. The Gerontologist, 50, 294-302.
Menne, H.L., Kinney, J.M., & Morhardt, D.J. (2002). "Trying to continue to do as much as they can do": Theoretical insights regarding continuity and meaning making in the face of dementia. Dementia, 1, 367-382.
Pachoud, B. (2012). Se rétablir de troubles psychiatriques: un changement de regard sur le devenir des personnes. L’Information Psychiatrique, 88, 257-266.
Seignourel, P.J., Kunik, M.E., Snow, L., Wilson, N., & Stanley, M. (2008). Anxiety in dementia: A critical review. Clinical Psychology Review, 28, 1071-1082.
Wolverson, E.L., Clarke, K.E., & Moniz-Cook, E. (2010). Remaining hopeful in early-stage dementia: A qualitative study. Aging & Mental Health, 14, 450-460.
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