Le regard critique que porte Christian Derouesné sur ce livre reflète, dans une mesure variable selon les cas, les autres commentaires critiques qui ont, jusqu’à présent, été adressés à la conception défendue par Whitehouse et George. Dans son texte, Christian Derouesné développe en fait deux points de vue différents sur le livre. Tout d’abord, il reconnaît la pertinence de la critique émise par les auteurs concernant le caractère réducteur de la conception actuelle de ce qui est appelé maladie d’Alzheimer (MA). Il accepte aussi l’idée (et même se l’approprie, en renvoyant à plusieurs de ses publications récentes) selon laquelle le terme de MA recouvre en fait des processus divers et complexes. Il admet le caractère hypothétique de la physiopathologie des lésions cérébrales et de leur relation avec l’expression clinique, et aussi le fait qu’on envisage abusivement les symptômes cognitifs comme la conséquence directe de ces lésions. Il reconnaît également la pertinence d’une réévaluation «des médicaments utilisés actuellement, dont le bénéfice est incertain et le rapport coût/bénéfice trop élevé, dû au fait que l’industrie pharmaceutique n’est qu’une ‘vaste machine de marketing’». Enfin, il partage le souhait d’une approche intégrative et centrée sur la personne. Ces points d’accord ne sont pas minces et nous ne pouvons que nous en réjouir.
Néanmoins, de façon insidieuse et via une sélection soigneuse de termes et de brefs extraits de l’ouvrage, Christian Derouesné vise aussi à jeter le trouble sur les motivations, le sérieux et même le sens des responsabilités des auteurs. Peter Whitehouse y est ainsi décrit comme un repenti, aux motivations peu claires et aux aspirations prétendument bouddhistes, prônant un esprit d’amour et des interventions en lien avec les médecines douces et parallèles, la foi et les croyances spirituelles, perturbant l’image de la MA comme maladie (ou pathologie) accessible à la thérapeutique (position dont on peut craindre, dit Christian Derouesné, son «effet pervers pour les familles auxquelles l’ouvrage est destiné»). Il est également reproché aux auteurs de ne pas reconnaître l’utilité qu’a eue l’approche réductrice de la MA pour le développement de la recherche et de l’aide aux familles ainsi que pour la mobilisation des pouvoirs publics.
Qu’en est-il réellement ? Qu’apprend-on d’une lecture moins orientée du livre ?
En premier lieu, il est un aspect essentiel de l’ouvrage que Christian Derouesné élude complètement: il s’agit de la maladie d'Alzheimer en tant que construction sociale et culturelle, au bénéfice de ce que les auteurs appellent l’«empire Alzheimer», dans ses différentes composantes. Cette construction, véhiculant l’idée d’une guerre implacable contre une maladie dévastatrice, a effectivement permis d’obtenir des fonds de recherche (jamais assez d’ailleurs: «La guerre n’est pas destinée à être gagnée. Elle est destinée à être permanente», une citation de Georges Orwell, reprise dans le livre, p.145), mais pour la plus grande part, dans une perspective neurobiologique, entretenant ainsi un déséquilibre manifeste en défaveur des approches psychologiques, sociales et culturelles. Il est également vrai que la conception réductrice de la MA a permis de mobiliser les pouvoirs publics et de focaliser l’attention sur les besoins des familles, mais elle a aussi propagé une vision apocalyptique du vieillissement cérébral, contribuant ainsi à la stigmatisation, aux stéréotypes «auto-réalisateurs», à l’isolement social, à la non prise en compte des capacités préservée, à l’attente passive, désespérée et régulièrement entretenue du remède biologique «miracle», et plus largement à la médicalisation (à l’«alzheimérisation») du vieillissement.
Les auteurs défendent ainsi une approche de la recherche et du soin qui accepte de se remettre en question et qui assume réellement la complexité du vieillissement cérébral.
Ils plaident aussi pour un rééquilibrage des financements, tant au plan de la recherche que de la prise en charge, en faveur de la prévention et des approches psychosociales.
Avec un appel constant à la prudence et à la lecture éclairée des études, ils proposent ainsi des pistes concrètes en lien avec l’activité physique, l’engagement dans la communauté, les relations sociales, les défis intellectuels, la nutrition, la réduction des toxines environnementale et des risques cardiovasculaires, la gestion du stress, en mettant un accent particulier sur les relations intergénérationnelles et sur le pouvoir bénéfique des récits de vie sur l’identité, le sentiment de continuité personnelle et l’acceptation de sa mortalité.
S’il est un reproche que nous, en tant que psychologues, pourrions faire aux auteurs, c’est le peu de place qu’ils accordent aux diverses interventions de nature psychologique permettant d’optimiser le fonctionnement des personnes dans leur vie quotidienne, en exploitant les capacités préservées. Dès la fin des années 80 et sous le regard sceptique et parfois condescendant de beaucoup de cliniciens et chercheurs, nous avons mis en question l’approche déficitaire de la «MA», nous avons indiqué en quoi ses manifestations étaient hétérogènes et nous avons montré qu’il était possible d’aider les personnes âgées ayant reçu un diagnostic de «démence» à mener aussi longtemps que possible une existence autonome et plaisante, ainsi qu’à maintenir leur dignité, leur identité et un sens à leur vie.
De façon plus générale, Peter Whitehouse et Daniel George concluent leur livre en montrant comment cette approche différente du vieillissement cérébral, loin d’être rétrograde comme le dit Christian Derouesné, constitue au contraire une voie possible vers plus de sagesse individuelle et collective, plus de solidarité et d’«esprit d’amour » (terme qui paraît suspect à Christian Derouesné), plus d’engagement, et aussi vers une société «personnes âgées admises», y compris quand elles ont des troubles cognitifs. S’approprier son vieillissement cérébral et cognitif plutôt que le laisser aux mains d’une «maladie dévastatrice de fin de vie», c’est changer profondément le regard que l’on porte sur soi et que les autres vous adressent.
Il ne s’agit pas de rendre la personne âgée ou ses proches responsables des problèmes ou des troubles, mais de les amener à réaliser qu’un changement de perspective et des démarches simples peuvent contribuer à une plus grande qualité de vie et que même en présence de troubles cognitifs, la personne âgée conserve un potentiel de vitalité, une identité et une place dans la communauté.
La conception du vieillissement cérébral défendue par Whitehouse et George, qui s’abstrait des critères diagnostiques traditionnels, soulève indéniablement des questions délicates concernant le financement des soins de santé (voir le commentaire critique de Birgitta Martensson, la présidente de l’Association Alzheimer Suisse, dans le journal Le Temps du 25 janvier 2010), mais nous devrions avoir assez d’imagination collective pour élaborer des propositions qui prennent en compte la complexité et les nuances du vieillissement cérébral, tout en garantissant des soins de qualité à toutes les personnes âgées. Comme l’indiquent Peter Whitehouse et Daniel George (p. 268), «nous ne devrions pas laisser aux assureurs le pouvoir de dicter le type d’histoires que notre ‘establishment’ médical raconte ensuite aux personnes âgées et à leur entourage».
* Fotuhi, M., Hachinski, V., & Whitehouse, P. (2009). Changing perspectives regarding late-life dementia. Nature Reviews Neurology, 5, 649-658.
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