Derrière ces mots se cache un recueil de photographies en noir et blanc qui nous emmènent à la rencontre d'une femme exceptionnelle et nous font entrer dans une très belle histoire d'amitié et de complicité intergénérationnelle. Régine est une jeune centenaire. Née en 1910, elle a connu le Paris de la Belle-Epoque, Modigliani la voulait pour modèle et elle-même est artiste peintre. Elle a exposé au Petit Palais et s'installe encore à son chevalet. Anne-Sophie est bourlingueuse et photographe. Proche de Régine depuis son enfance, elle ajoute par ce recueil de superbes pages à leur histoire. Témoignage de l'histoire d'une vie, c'est également le témoignage d'une relation qui ne juge pas l'autre et qui s'adapte à certaines difficultés cognitives venues avec le grand âge. En effet, Régine oublie, elle oublie même parfois beaucoup. Mais Régine reste ce qu'elle a toujours été : elle est drôle, touchante, fantasque, amoureuse...
L'autrice de l'ouvrage nous la dépeint au travers de tout ce qui a fait et fait encore sa vie, sa fantaisie, son humour, son Paris, ses petites coquetteries...
Régine oublie, mais elle vit, intensément. Elle a fait de son appartement un livre de vie grandeur nature (voir notre chronique du 3 juin 2010). Au milieu des photographies des personnes qu'elle a aimées, des lettres, des notes remontant parfois à son enfance, des objets familiers qui lui sont chers, elle évoque les épisodes heureux de sa vie lorsqu'elle est seule. Mais ce n'est pas parce qu'elle aime à convoquer ce passé précieux (« C'était le bon vieux temps, mais je ne le savais pas ») qu'elle s'y réfugie : elle coud, elle peint, elle aime se promener, elle a des foules d'idées... Déguisées en touristes, Régine et Anne-Sophie font des virées parisiennes dont Régine garde alors des souvenirs très nets (« J'ai une mémoire d'éléphant pour ce qui m'intéresse, le reste, ça m'est bien égal.»). On voit bien là comment la mémoire est intimement liée aux buts et aux émotions des personnes (nous reviendrons d’ailleurs sur cette question importante dans une prochaine chronique).
Régine s'indigne aussi de ce qu'elle voit et entend dans le monde actuel: « Aujourd'hui, personne ne s'intéresse à personne. L'indifférence des gens dans la rue est épouvantable.» « C'est pas normal qu'il y ait des gens qui crèvent de faim en France. Je pense que le monde va trop vite, l'évolution sera bientôt débordée par la révolution. Je descendrai s'il faut dans la rue pour me battre. »
Régine, enfin, tire des leçons de sa vie et les transmet à sa jeune amie : « Reste toi-même surtout, accepte la critique, mais fais-en qu'à ta tête. Faut jamais démissionner dans la vie, ni la subir. Il faut la mater, être plus forte. Si on a trop de sensibilité, alors ce n'est pas viable. Ne t'inquiète pas. L'esprit se fortifie avec les années. Je serai toujours là pour toi. » « Plus la vie est simple, plus elle est belle. Ce qui compte, c'est d'en avoir l'esprit. L'esprit de la vie. »
Elle se prépare à sa mort, dit penser au ciel plus qu'à la terre et « espèrer recevoir bientôt la lumière du ciel, pour en être illuminée », avant de conclure par un « Hoooo... ce serait drôle! »…
« Souvent Régine oublie » nous fait cadeau d'une magnifique histoire de vie s'étendant sur un siècle d'existence, une vie qui continue d'être intense malgré une mémoire qui défaille, grâce à une personnalité hors du commun, mais sans doute aussi grâce au soutien d’un entourage aimant, qui sait se centrer sur les capacités préservées de Régine et les valoriser, et du maintien dans un cadre de vie dont chaque élément s'inscrit dans la toile des souvenirs.
Le livre est accompagné d'un CD qui témoigne de la spontanéité et de la vivacité des échanges entre Régine et Anne-Sophie, même si les oublis sont parfois manifestes...
David, R., & Mauffré, A.-S. (2007). Souvent, Régine oublie. Editions transhumaines. http://www.transhumaines-edition.com/
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