Ces dernières années, des changements importants ont été observés dans la conceptualisation de la mémoire épisodique et de la mémoire autobiographique. Nous pensons que ces changements sont à même de conduire à une approche moins réductionniste (moins focalisée sur l’impact des lésions cérébrales et, en particulier, de l’hippocampe) des difficultés de mémoire associées au vieillissement cérébral/cognitif problématique, ainsi qu’à des modifications dans les pratiques d’évaluation et d’intervention.
Ces changements ont notamment été suscités par la nécessité de rendre compte des liens étroits que la mémoire des événements personnels entretient avec l’identité. En effet, la mémoire autobiographique joue un rôle fondamental dans la construction d’un sentiment d’identité et de continuité de l’existence. Par ailleurs, la mémoire autobiographique n’est pas un enregistreur passif qui conserve chaque événement de notre vie quotidienne. En effet, seuls sont maintenus aisément accessibles les événements spécifiques qui sont en lien avec nos buts et nos valeurs. En outre, les souvenirs d’événements personnels ne constituent pas une représentation parfaitement exacte de la réalité. Nous mettons en mémoire et nous récupérons les composantes d’un événement qui correspondent au mieux à la conception que nous avons de nous-mêmes ou du monde. Dans certains cas, les souvenirs peuvent même être déformés, afin d’être plus en phase avec nos buts et nos valeurs. En d’autres termes, nos souvenirs sont façonnés par ce que nous sommes et par ce que nous avons été amenés à penser, imaginer et croire.
Il est également apparu nécessaire de prendre en compte les deux exigences complémentaires auxquelles doit pouvoir répondre la mémoire des événements personnels (Conway, 2005). D’une part, il s’agit de mettre en mémoire un enregistrement (proche de l’expérience vécue) de l’action en cours, et ce notamment afin de ne pas répéter cette action et de pouvoir réaliser les suivantes (nos buts à court terme). Ainsi, par exemple, en sortant de notre maison, si nous ne conservons pas en mémoire une trace précise du fait d‘avoir fermé la porte à clé, nous pourrons être amenés à vérifier de façon répétée si cette action a bien été réalisée. D’autre part, nous devons être capables de maintenir un enregistrement cohérent et stable de nos interactions avec le monde, s’étendant au-delà du moment présent (nos buts à long terme). En effet, nous devons pouvoir disposer de connaissances et de souvenirs personnels qui nous informent sur nos buts et valeurs actuels et qui guident notre action sur le long terme (par exemple, « Où en suis-je dans mon programme de recherche sur les liens entre mémoire et identité ? » ; « Quelle place occupe mon activité professionnelle dans ma vie ? », etc.).
Le « Self-Memory System » (Conway, 2005)
C’est dans ce contexte que Martin Conway (2005) a élaboré un modèle des relations entre la mémoire autobiographique et le « self » (c’est-à-dire la conception que nous avons de nous-mêmes). Ce modèle (« Self-Memory System » ou SMS) met en avant le rôle de buts à court et à long terme dans l’encodage, l’accès et la récupération (la construction) des souvenirs d’évènements personnels.
Le modèle SMS postule l’existence d’un self de travail (ou « working self »), dont la fonction principale est de gérer la réalisation de nos buts à court terme (en lien avec la tâche en cours). Le self de travail organise aussi le présent psychologique, c’est-à-dire la période s’étendant de la mise en place d’un but jusqu’à sa réalisation finale. Cela conduit à la formation de souvenirs des différents moments psychologiques (les souvenirs épisodiques), ces moments psychologiques étant définis par l’installation d’un but (début et fin) et par une focalisation de l’attention tout au long de l’accomplissement du but.
La mémoire épisodique contient des enregistrements « résumés » des détails sensoriels, perceptifs, sémantiques et émotionnels des événements qui se sont produits durant un moment psychologique. Il faut noter que, pour Conway, la mémoire épisodique (encodage et récupération) fonctionne à un niveau largement non conscient. En outre, les souvenirs épisodiques ont fréquemment une composante d’images mentales (en particulier visuelles). L’image mentale est considérée comme un type de représentation mentale spécialisé pour représenter l’information relative aux buts. Par ailleurs, un grand nombre de souvenirs épisodiques sont créés dans une journée, mais seuls quelques-uns seront rendus aisément accessibles, intentionnellement et durablement, en fonction de leur pertinence par rapport à nos buts et à nos valeurs. Pour que les souvenirs épisodiques soient rendus accessibles intentionnellement, de façon durable, ils doivent être intégrés au self à long terme.
Le self à long terme contient les connaissances sémantiques requises pour que le self de travail puisse organiser et mettre en œuvre la réalisation des buts en prenant en compte des objectifs à long terme. Il comporte deux types de connaissances: la base de connaissances autobiographiques (les connaissances sémantiques personnelles sur sa vie, organisées de façon hiérarchique selon les schémas de récit de vie, les périodes de vie et les événements généraux) et le self conceptuel (les connaissances sémantiques personnelles concernant nos attitudes, nos valeurs et les croyances sur soi, sur autrui et sur le monde).
Dans ce cadre théorique, les souvenirs autobiographiques représentent des constructions, constituées de souvenirs épisodiques ainsi que de connaissances sémantiques sur sa vie et sur soi. Certains de ces souvenirs caractérisent tout particulièrement une personne : les « self-defining memories » ou souvenirs définissant le soi (voir par ex., Lardi, Ghisletta & Van der Linden, 2011). Il s’agit de souvenirs qui présentent une forte intensité affective et une grande vivacité, qui sont fréquemment récapitulés, qui sont en lien avec des souvenirs similaires et qui sont en connexion avec une préoccupation persistante ou un conflit non résolu. Notons que le « self » de travail peut inhiber l’accès à des souvenirs qui menacent l’image de soi ou qui contredisent les buts et les valeurs de la personne.
Le but général du SMS est de maintenir un équilibre optimal entre les deux exigences de la mémoire des événements personnels, et ce en fonction des priorités induites par le monde externe et interne : garder une trace proche de l’expérience vécue lors de la réalisation d’un but (mémoire épisodique ; buts à court terme) et conserver un enregistrement des interactions entre le self et le monde, au-delà du moment présent (self à long terme ; buts à long terme). Si le système mnésique s’oriente trop en direction de la mémoire épisodique, la personne sera submergée d’images sensori-perceptives non intégrées aux connaissances du self à long terme. A l’inverse, si le système s’oriente trop en direction du self à long terme, il pourra rejeter des informations externes contradictoires et déformer la réalité pour qu’elle corresponde à des schémas rigides.
Deux autres éléments importants du modèle SMS se doivent d’être mentionnés. Tout d’abord, comme nous l’avons vu précédemment, les souvenirs épisodiques peuvent devenir inaccessibles avec le temps s’ils ne sont pas intégrés au self à long terme. Cependant, ils restent disponibles à un niveau non conscient. Ainsi, des souvenirs apparemment « oubliés » peuvent être involontairement rappelés en présence d’un indice suffisamment spécifique (voir Conway & Loveday, 2010, pour une illustration de ce type de rappel involontaire chez une patient amnésique). En d’autres termes, on enregistre et on retient beaucoup plus que ce dont on se rend compte consciemment.
Par ailleurs, dans la mesure où les souvenirs épisodiques sont considérés comme des enregistrements des moments psychologiques de réalisation de buts, un processus essentiel pour la formation de souvenirs épisodiques consiste en la segmentation de l’activité quotidienne en événements distincts. Un événement discret peut être défini par deux types d’informations en lien avec le but : les points de changement qui précèdent et suivent la réalisation d’un but (les changements durant lesquels les prédictions perceptives échouent ou se modifient) et la période de stabilité (le milieu de l’événement) qui correspond au traitement du but (voir Zacks et al., 2007; Williams et al., 2008). Les frontières d’un souvenir épisodique seraient ainsi constituées, pour la frontière de début, par des informations sur les actions, et, pour la frontière de fin, par des informations sur des faits (souvent des détails sur les conséquences des actions) : une structure Action-Fait. Il faut enfin relever qu’il existe une organisation hiérarchique dans laquelle les sous-buts ou buts à court terme font partie de buts super-ordonnés ou à long terme, hiérarchie que les individus sont amenés à contrôler.
Ainsi, la mise en place de souvenirs épisodiques dépend aussi de mécanismes de segmentation, qui découlent des processus perceptifs et des prédictions perceptives qui y sont associés. Enfin, Williams et al. suggèrent l’existence d’un « sentiment cognitif », associé à la transition entre un événement et un autre et qui contribuerait à la formation de souvenirs épisodiques « actions-faits ». Ce sentiment cognitif peut prendre différentes formes : un sentiment de changement, un sentiment de clôture, un sentiment d’achèvement, un fort désir de se focaliser sur une autre action, etc.
Implications pour la compréhension des difficultés de mémoire des événements personnels chez les personnes âgées
Cette conception selon laquelle une des fonctions centrales de la mémoire des événements personnels est de contrôler, contraindre et focaliser le traitement des buts et qui établit dès lors un lien étroit entre la mémoire autobiographique et l’identité, nous paraît devoir conduire à des modifications importantes dans les pratiques d’évaluation de la mémoire des événements personnels, dans la sémiologie et l’interprétation des difficultés mnésiques et aussi dans les stratégies d’intervention, et ce notamment dans le domaine du vieillissement cérébral/cognitif plus ou moins problématique.
Une discussion approfondie des différentes implications cliniques de cette conception dépasserait largement le cadre d’une chronique de ce blog. Nous nous contenterons d’identifier un certain nombre de ces implications et nous reviendrons dans des chroniques ultérieures, de façon plus détaillée, sur l’une ou l’autre d’entre-elles :
* Les outils classiques d’évaluation de la mémoire épisodique (à base de listes de mots, d’images ou de visages, et le plus souvent avec des consignes d’encodage intentionnelles et de récupération explicites) ne paraissent pas réellement adaptées à l’évaluation des souvenirs épisodiques, tels que conceptualisés par Conway. Il apparaît essentiel de concevoir des méthodes d’évaluation qui confrontent les personnes à des situations plus proches des activités de la vie quotidienne. De ce point de vue, la réalité virtuelle offre des perspectives intéressantes (voir p. ex., Plancher et al., 2010). Cependant, avant que cette technique ne soit largement utilisable en situation clinique, il est dès à présent possible d’envisager des mises en situation réelle, tout en gardant un souci de rigueur méthodologique et d’utilisation dans des environnements cliniques différents.
* La sémiologie des difficultés de mémoire des événements personnels, suite à une atteinte cérébrale, devrait subir des changements substantiels, avec différents types de déficits plus ou moins spécifiques : atteinte de la mémoire épisodique pour diverses raisons (dysfonctionnement du self de travail, problèmes de segmentation en lien avec des problèmes perceptifs, de prédictions perceptives, de sentiment cognitif ; déficit d’imagerie mentale, etc,), déconnexion entre la mémoire épisodique et le self à long terme, atteinte du self à long terme, etc.
* Au-delà d’une approche réduisant les difficultés de mémoire des événements personnels à une atteinte cérébrale, il apparaît indispensable de mettre en place une évaluation fonctionnelle, prenant en compte de multiples facteurs psychologiques et environnementaux. Le fonctionnement de la mémoire des événements personnels d’une personne âgée peut en effet être modulé par divers facteurs tels que : une conception négative de soi, des stratégies de coping visant à éviter les informations menaçant l’image de soi ou qui contredisent les buts et les valeurs, des changements dans les valeurs et buts, des changements dans le contexte de vie, l’absence de buts et de contrôle sur sa vie, un environnement routinier (sans événements distinctifs ou avec des événements difficilement segmentables), etc. Dans cette perspective, il pourrait notamment s’avérer utile d’évaluer les « souvenirs définissant le soi ».
* Considérant qu’on met en mémoire beaucoup plus que ce dont on se rend compte consciemment, il faudrait aussi se pencher sur les influences non conscientes des souvenirs épisodiques. De ce point de vue, il est intéressant de mentionner en quoi le modèle cognitif SMS élaboré par Conway (distinguant une mémoire épisodique, sensori-perceptive et proche de l’expérience vécue, et une mémoire davantage symbolique et conceptuelle) fait écho à une conception de la mémoire élaborée en 1976 par le psychanalyste allemand, émigré aux Etats-Unis, Hans Loewald (voir Singer & Conway, 2011).
* Il s’agirait aussi d’explorer la capacité des personnes âgées à se projeter dans le futur. En effet, des relations étroites ont été mises en évidence entre la mémoire des événements personnels passés et la capacité de se projeter dans le futur (voir p. ex., d’Argembeau & Van der Linden, 2004). Plus spécifiquement, les informations concernant notre passé personnel peuvent notamment être utilisées afin de générer des représentations du futur qui, en particulier, spécifient les situations qui devraient être évitées ou approchées et qui suggèrent comment maximiser la probabilité de les approcher ou de les éviter. Cette capacité que nous avons de voyager mentalement dans le temps (passé et futur) constitue un élément fondamental du sentiment d’identité et de continuité de l’existence et est en lien étroit avec la planification des buts (d’Argembeau, Renaud, & Van der Linden, 2011). Une autre fonction de voyage mental, dans ses aspects émotionnels, serait de fournir le matériau qui appuie la représentation qu’on a de soi-même.
* Une approche moins réductionniste des difficultés de mémoire des événements personnels devrait amener à une diversification et une individualisation des stratégies d’intervention, prenant en compte la multitude des facteurs potentiellement impliqués dans ces difficultés (voir notre chronique «Quelles interventions psychologiques dans le vieillissement cérébral/cognitif problématique ? »).
Marianne Requena, sans titre. Céramiste française travaillant
notamment sur la mémoire, le temps, l'émotion, le souvenir...
Exposition jusqu'au 9.10 à la Ferme de la Chapelle à Lancy
Conway, M.A. (2005). Memory and the self. Journal of Memory and Language, 52, 594-628.
Conway, M.A. (2009). Episodic memories. Neuropsychologia, 47, 2305-2313.
Conway, M.A., & Loveday, C. (20). Accessing autobiographical memories. In J.H. Mace (Ed.), The act of remembering: Toward an understanding of how we recall the past (pp. 56-70). Oxford: Wiley-Blackwell.
d’Argembeau, A., & Van der Linden, M. (2004). Phenomenal characteristics associated with projecting oneself back into the past and forward into the future: Influence of valence and temporal distance. Consciousness and Cognition, 13, 844-858.
d’Argembeau, A., Renaud, O., & Van der Linden, M. (2011). Frequency, characteristics, and functions of future-oriented thoughts in daily life. Applied Cognitive Psychology, 25, 96-103.
Lardi, C., Ghisletta, P., & Van der Linden, M. (2011). What is the nature of the self-defining memories of repression-prone individuals? Self and Identity, sous presse.
Plancher, G, Gyselinck V, Nicolas, S., & Piolino P. (2010). Age effect on components of episodic memory and features binding : A virtual reality study. Neuropsychology, 24, 379-39.
Singer, J.A., & Conway, M.A. (2011). Reconsidering therapeutic action: Loewald, cognitive neuroscience and the integration of memory’s duality. The International Journal of Psychoanalysis, sous presse.
Williams, H.L., Conway, M.A., & Baddeley, A.D. (2008). The boundaries of episodic memories. In T. Shirpley & J.M. Zacks (Eds.), Understanding events: From perception to action (pp. 39-52). New York: Oxford University Press.
Zacks, J.M., Speer, M.K., Swallow, K.M., Braver, T.S., & Reynolds, J.R. (2007). Event perception: A mind/brain perspective. Psychological Bulletin, 133, 273-293.
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