L’approche réductrice, biomédicale et biotechnologique, du vieillissement cérébral est parfaitement en phase avec l’évolution actuelle de l’université, y compris en Europe, bien décrite par Libero Zuppiroli, dans un petit livre, riche et plein d’humour, que nous vous conseillons vivement : « La bulle universitaire. Faut-il poursuivre le rêve américain ? » (Editions D’En Bas, 2010).
Une université qui inscrit ses axes de recherche dans la ligne des directives du rapport de la National Science Foundation des Etats-Unis paru en 2002, dont voici quelques extraits (repris dans Zuppiroli, 2010) : « Nous nous trouvons au seuil d’une nouvelle renaissance des sciences et technologies basées sur une compréhension d’ensemble de la structure et du comportement de la matière depuis l’échelle nanométrique jusqu’au système le plus complexe jamais découvert, le cerveau humain […]. Avancer à grands pas dans ces technologies convergentes, c’est créer le potentiel pour accroître à la fois les performances humaines et la productivité de la nation. Voici quelques exemples des bénéfices que nous pourrons en attendre : une amélioration de l’efficacité au travail et à l’apprentissage, une augmentation des capacités sensorielles et cognitives de l’individu, des méthodes de fabrication et des produits radicalement nouveaux, des changements révolutionnaires dans le domaine des soins médicaux qui amélioreront à la fois les efficacités individuelle et sociale, des technologies de communication hautement efficaces, dont l’interaction directe de cerveau à cerveau, le perfectionnement des interfaces homme-machine, incluant l’ingénierie neuronale pour les besoins industriels et personnels, le renforcement des capacités humaines à des fins de défense, les moyens d’atteindre le développement durable au travers des outils NBIC (nano-, bio-, info-, cogno-), le ralentissement enfin des déclins physique et mental des personnes âgées […]. »
On voit là une conception de la recherche et du monde focalisée sur l’efficacité, le rendement, la compétition, l’individualisme, la primauté du cognitif. Un monde où la fragilité, la finitude, la différence, le contexte social et culturel, l’engagement social n’ont pas leur place (voir aussi la chronique précédente dans ce blog « Vieillir en bonne santé : L’enthousiasme biotechnologique et biomédical de Patrick Aebischer, président de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne »).
Il s’agit d’une université « bling-bling », dans laquelle on agit, mais on ne pense pas, « on annonce à la presse tous les miracles que les chercheurs […] vont réaliser prochainement », « […] on est obligé de publier dès que possible, dans des revues bien cotées, des résultats de travaux encore inachevés [...]. Une université de professeurs « managers », qui consacrent l’essentiel de leurs activités à pratiquer « le Networking, le Fundraising, le Marketing et le Management ». Une université qui se nourrit de l’argent des multinationales (notamment pharmacologiques…).
Libero Zuppirelo montre en quoi une autre manière de concevoir l’université est possible : une université dans laquelle les enseignants et les chercheurs pèsent davantage « les responsabilités sociales auxquelles tout technoscientifique se trouve inévitablement confronté » ; une université qui met en avant l’esprit critique, qui libère la parole et la pensée, qui s’affranchit des modes et des « chemins balisés des nanosciences, des biotechnologies et des sciences cognitives », qui prépare à un monde moins individualiste (« où il faudra apprendre à faire ensemble et à mieux partager les ressources »), qui forme des étudiants pour « qu’ils soient prêts à prendre leurs responsabilités, pour construire l’avenir dans des conditions difficiles, mais exaltantes ».
Une université qui sait aussi se méfier d’elle-même et qui accepte de soumettre ses activités à un contrôle démocratique par la société civile. La nécessité d’un débat sur les conséquences possibles des recherches et les questions éthiques, impliquant des responsables de la société civile, est particulièrement nécessaire pour les sujets qui concernent la santé, car « […] dans le domaine du vivant, l’argument thérapeutique des services que l’avenir rendra à la santé est toujours irrésistible pour légitimer après coup des investissements et des expériences dont il n’est pas établi qu’ils débouchent sur quoi que ce soit d’utile. » (Salomon, 2006 ; repris dans Zuppiroli, 2010). On trouvera dans les travaux sur les soi-disant maladies neurodégénératives de nombreux exemples illustrant ce constat…
Salomon, J.J. (2006). Les scientifiques entre pouvoir et savoir. Paris : Editions Albin Michel.
Zuppiroli, L. (2010). La bulle universitaire. Faut-il poursuivre le rêve américain ? Lausanne : Editions d’En-Bas.
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