Résumé
Des recommandations ont été élaborées pour définir ce que seraient les « stades précliniques (asymptomatiques) de la maladie d’Alzheimer » (Sperling et al., 2011). Trois stades séquentiels de la « maladie d’Alzheimer préclinique » (précédant le stade du MCI) ont ainsi été proposés : 1. Présence isolée (sans symptômes cognitifs) de biomarqueurs β-amyloïde (amyloïdose) ; 2. Présence conjointe (sans symptômes cognitifs) de biomarqueurs β-amyloïde et de biomarqueurs d’atteintes neuronales ; 3. Présence conjointe de biomarqueurs β-amyloïde, de biomarqueurs d’atteintes neuronales et de performances cognitives faibles (mais ne correspondant pas aux critères de MCI).
Une étude récente (Knopman et al., 2013) a obtenu des données mettant en question cette séquence des « stades précliniques de la maladie d’Alzheimer » et confirmant la complexité des mécanismes en jeu dans la condition appelée « maladie d’Alzheimer préclinique ». En particulier, cette étude a mis en évidence que la présence initiale de signes d’atteintes neuronales chez les personnes âgées cognitivement normales peut ne pas dépendre de la présence de β-amyloïde. Comme le relève Chételat (2013), ces résultats contredisent non seulement le modèle séquentiel des biomarqueurs de la « maladie d’Alzheimer » mais aussi, plus généralement, l’hypothèse de la cascade amyloïde. Plus fondamentalement, Chételat indique que nous entrons dans une ère nouvelle, dans laquelle la conception unitaire de la « maladie d’Alzheimer » en tant que « maladie », caractérisée par une trajectoire pathologique unique et spécifique, est progressivement remplacée par une vision plus complexe selon laquelle la « maladie d’Alzheimer » est considérée comme une pathologie plurifactorielle, sous-tendue par plusieurs processus pathologiques partiellement indépendants, interagissant les uns avec les autres selon des organisations séquentielles variées et étant sous l’influence de divers facteurs de risque à la fois communs et spécifiques.
Les implications de ces résultats et interprétations sont discutées, en particulier en ce qui concerne la pertinence même du concept de « maladie d’Alzheimer » et l’importance des mesures de prévention visant à différer les effets négatifs du vieillissement cérébral et à prévenir les problèmes les plus importants associés aux modifications liées à l’âge.
En 2010, des recommandations ont été élaborées - sous l’égide du « National Institute of Aging » et de l’« Alzheimer’s Association » des Etats-Unis - pour définir ce que seraient les « stades précliniques (asymptomatiques) de la maladie d’Alzheimer ». Ces recommandations ont été publiées en 2011 dans la revue Alzheimer’s & Dementia (Sperling et al., 2011).
Se fondant sur le modèle élaboré par Jack et al. (2010), lequel se base largement sur l’hypothèse de la cascade amyloïde, trois stades séquentiels de la « maladie d’Alzheimer préclinique » ont été proposés (lesquels précéderaient le stade du « Mild Cognitive Impairment, MCI » ou trouble cognitif léger) : 1. Présence isolée (sans symptômes cognitifs) de biomarqueurs de β-amyloïde (amyloïdose); 2. Présence conjointe (sans symptômes cognitifs) de biomarqueurs de β-amyloïde et de biomarqueurs d’atteintes neuronales (atrophie cérébrale en IRM structurelle et hypométabolisme en TEP dans les régions considérées comme étant la « signature de la maladie d’Alzheimer » ; niveau élevé de tau dans le liquide céphalo-rachidien ; 3. Présence conjointe de biomarqueurs de β-amyloïde, de biomarqueurs d’atteintes neuronales et de performances cognitives faibles (mais ne correspondant pas aux critères de MCI et de démence). Cette séquence s’inscrit donc bien dans la conception selon laquelle la substance β-amyloïde initie le processus (la cascade) pathologique de la « maladie d’Alzheimer ».
Dès la présentation, en 2010, de ces recommandations (et de celles relatives aux critères de la « maladie d’Alzheimer » et du « MCI »), nous avons mis en question cette approche de plus en plus réductrice du vieillissement cérébral et cognitif (voir notre chronique « L’empire Alzheimer ne désarme pas ! »).
Plus spécifiquement, même si les critères de la “maladie d’Alzheimer préclinique” se voulaient à des fins de recherche, nous relevions les dangers d’une utilisation clinique (très vraisemblable à court ou moyen terme) de ces stades et des biomarqueurs qui y sont associés et dont la validité est des plus incertaine. L’adoption de ces biomarqueurs dans le cadre d’une démarche de diagnostic précoce conduirait à enfermer de plus en plus de personnes, et de plus en plus tôt, dans des catégories pathologisantes, alors qu’un grand nombre d’entre elles continueront à bénéficier d’un fonctionnement autonome et d’une bonne qualité de vie. En particulier, cette pathologisation du vieillissement serait susceptible d’induire une série de conséquences négatives : stigmatisation, anxiété/dépression/honte, modification dans les relations familiales, isolement social, déclassement professionnel (ou refus d’embauche), difficultés auprès des assureurs (risque de ne plus pouvoir être assuré ou de subir une augmentation de primes), adhésion aux stéréotypes négatifs en lien avec ces catégories, consommation accrue de médicaments psychotropes, etc. Enfin, compte tenu du caractère tellement incertain des informations fournies par les biomarqueurs sur le devenir cognitif d’une personne âgée, nous indiquions en quoi leur utilisation à des fins de diagnostic précoce ne pouvait pas être justifiée en invoquant la possibilité offerte aux personnes âgées de planifier leur futur, en connaissance de cause. Notre position sur ce point était donc (et demeure) très nette: l’utilisation de biomarqueurs dans un cadre clinique (de diagnostic précoce) ne devrait actuellement pas être envisagée (ce qui est d’ailleurs vrai aussi pour le MCI ; voir notre chronique « Le trouble cognitif léger : une flagrante myopie intellectuelle »). De plus, nous insistions sur le fait que l’argent qui serait ainsi économisé pourrait être plus utilement investi dans la mise en place de programmes de prévention, ainsi que dans une autre approche de l’évaluation et de l’intervention auprès de personnes présentant une vieillissement cérébral/cognitif problématique (une approche moins réductionniste, moins stigmatisante et davantage centrée sur la personne).
Dans la même perspective, George, Qualls, Camp et Whitehouse (2013) ont récemment décrit de façon détaillée les coûts potentiels (personnels, familiaux sociaux et économiques) d’une utilisation clinique des biomarqueurs à des fins de diagnostic précoce, et ce en situant l’apparition des nouvelles recommandations sur la « maladie d’Alzheimer », le « MCI » et les « stades précliniques de la maladie d’Alzheimer » dans un contexte social et culturel plus large.
Relevons en outre que des médecins généralistes anglais se sont récemment insurgés (dans une lettre ouverte adressée au Premier ministre et au Chef de la direction médicale) contre le projet selon lequel il leur serait demandé d’explorer de façon proactive (y compris via un test de dépistage) la mémoire de toutes les personnes âgées de 75 et plus qui les consultent (Brunet et al., 2012). Ces généralistes considèrent qu’il n’existe pas de données convaincantes montrant les bénéfices que pourrait tirer une personne d’un diagnostic précoce et que, par ailleurs, une démarche systématique de dépistage est susceptible de provoquer divers préjudices chez les personnes testées, ainsi que des coûts financiers importants (alors que ces ressources financières devraient plutôt être allouées au soutien des personnes âgées et proches qui en ont besoin).
Dans notre chronique « L’empire Alzheimer ne désarme pas », nous abordions également les implications de ces nouveaux critères de « maladie d’Alzheimer préclinique » au plan de la recherche, en insistant notamment sur leur caractère outrageusement réducteur. Il ne s’agissait pas de contester l’intérêt qu’il y a à explorer la validité prédictive de certains marqueurs biologiques concernant le vieillissement cérébral/cognitif problématique. Cependant, les biomarqueurs devraient être utilisés (quand leur implication dans le vieillissement cérébral/cognitif problématique a été fermement établie et quand leur mesure s’est avérée fiable), non pas comme des marqueurs diagnostiques d’une prétendue « maladie essentielle » (ayant une cause spécifique), mais plutôt comme reflétant certaines mécanismes généraux, au sein d’un ensemble complexe de mécanismes en interaction pouvant se présenter de façon variable selon les cas et dans des combinaisons également variables, chez des personnes âgées présentant des difficultés cognitives plus ou moins importantes.
Une étude récente (Knopman et al., 2013) vient précisément d’obtenir des données mettant en question la séquence des « stades précliniques de la maladie d’Alzheimer » et confirmant la complexité des mécanismes en jeu dans la condition appelée « maladie d’Alzheimer préclinique » (voir Chételat, 2013).
La mise en question de la séquence des « stades précliniques de la maladie d’Alzheimer »
Comme nous l’avons vu précédemment, les critères de « maladie d’Alzheimer préclinique » (impliquant 3 stades) ont été élaborés à partir du modèle proposé par Jack et al. (2010). Ces critères ont été appliqués par Jack et al. (2012) à un échantillon de 450 personnes âgées (âge médian : 78 ans), cognitivement normales et issues de la population générale. Les résultats ont montré que 43% des personnes n’avaient pas de profil de biomarqueurs anormaux (stade 0). Par ailleurs, 31% se situaient entre les stades 1 et 3 (stade 1 : 16% ; stade 2 : 12 % ; stade 3 : 3%) et ont donc été considérés comme étant sur la voie de la « maladie d’Alzheimer ». Enfin, 23% de l’échantillon présentaient des signes d’atteinte neuronale (atrophie et hypométabolisme) sans signe de dépôt de β-amyloïde et ne suivaient donc pas la séquence des stades de « maladie d’Alzheimer préclinique ». Dans la mesure où la présence de β-amyloïde est censée initier le processus pathologique (la cascade amyloïde), ces personnes ont été regroupées dans la catégorie SNAP : « Suspected Non-AD Pathology » (suspicion de pathologie non-Alzheimer).
Dans une étude ultérieure menée sur un échantillon issu du même groupe de personnes âgées que celles explorées dans l’étude précédente et ayant fait l’objet d’un suivi d’au moins 1 ans, Knopman et al. (2012) ont montré que, sur 296 personnes initialement normales au plan cognitif, 31 (10%) ont progressé vers un diagnostic de MCI ou de démence : en fait, 29 personnes ont évolué vers un MCI (27 MCI amnésique et 2 MCI non amnésique) et 2 personnes vers un diagnostic de démence non-Alzheimer. Par ailleurs, la conversion vers le MCI ou la démence augmentait avec l’avancée dans les stades : stade 0, 5% ; stade 1, 11% ; stade 2, 21% ; stade 3, 43%). Les auteurs concluent que ces données apportent un appui préliminaire à l’utilité pronostique des critères de « maladie d’Alzheimer préclinique ». Cependant, au vu du fait que la grande majorité des personnes ont évolué vers le « MCI », il nous apparaît que cette conclusion est très affaiblie par la faible validité conceptuelle du MCI, la variabilité de son évolution et l’hétérogénéité des mécanismes qui y sont associés (il en va d’ailleurs de même pour le concept de « performance cognitive faible ne correspondant pas au MCI », ainsi que pour son opérationnalisation : relevons que le point de coupure a été établi au niveau du percentile 10, défini à partir de la distribution des scores cognitifs en ligne de base de l’échantillon qui a été étudié). Enfin, la conversion vers le MCI ou la démence pour les personnes SNAP était de 10%, un taux qui n’est pas très différent de ceux observés chez les personnes se situant au stade 0 (5%), au stade 1 (12%) ou aux stades 1 à 3 combinés (18%). En dépit de cela, les auteurs ont continué à classer ces personnes comme non-Alzheimer (SNAP).
Les résultats obtenus dans un travail plus récent, mené par la même équipe (Knopman et al., 2013), conduisent cependant à reconsidérer les interprétations proposées pour rendre compte des données des deux études précédentes. Au sein d’un échantillon de 430 personnes âgées cognitivement normales, les auteurs ont comparé sur différentes mesures (atteintes cérébrovasculaires ; facteurs de risque cardiovasculaires : diabète, hypertension, tabagisme, etc. ; caractéristiques cérébrales et cliniques associées à la maladie de Parkinson et autres alpha-synucléinopathies) les personnes du groupe SNAP (des personnes présentant donc des signes d’atteinte neuronale sans signe de dépôt de β-amyloïde) à celles se trouvant dans le groupe « maladie d’Alzheimer préclinique ». En considérant que les personnes du groupe « maladie d’Alzheimer préclinique » devraient présenter des caractéristiques spécifiques, et dans la mesure où les processus physiopathologiques non-Alzheimer les plus fréquents sont les troubles cérébrovasculaires et l’alpha-synucléinopathie, les auteurs s’attendaient à observer des différences entre les deux groupes, en particulier sur les mesures de ces deux dimensions physiopathologiques.
En fait, aucune différence n’a été observée entre les personnes du groupe SNAP (n=102) et les personnes du groupe « maladie d’Alzheimer préclinique » (stade 2 + 3 ; n=69) sur les mesures de biomarqueurs en neuroimagerie (volume hippocampique, métabolisme cérébral dans les régions censées signer la « maladie d’Alzheimer », volumétrie corticale et métabolisme régional du glucose pour toutes les régions corticales), sur les marqueurs cérébraux d’atteintes cérébrovasculaires, sur les facteurs de risque vasculaires et sur les caractéristiques cérébrales et cliniques des alpha-synucléinopathies. Ainsi, les auteurs concluent que l’apparition initiale de biomarqueurs d’atteintes neuronales chez les personnes âgées cognitivement normales peut ne pas dépendre de la β-amyloïdose.
Comme le relève Chételat (2013), ces résultats contredisent non seulement le modèle séquentiel des biomarqueurs de la « maladie d’Alzheimer », mais aussi l’hypothèse de la cascade amyloïde. Elle ajoute que, même si l’étude de Knopman et al. (2013) n’est pas exempte de limites, le fait que des atteintes neuronales peuvent, en partie du moins, se produire indépendamment des processus liés à la β-amyloïde ne peut plus être ignoré (elle mentionne d’ailleurs d’autres données appuyant l’existence de cette indépendance).
Plus fondamentalement, Chételat considère que nous entrons dans une ère nouvelle dans laquelle la conception unitaire de la « maladie d’Alzheimer », en tant que « maladie » caractérisée par une trajectoire pathologique unique et spécifique, est progressivement remplacée par une vision plus complexe selon laquelle la « maladie d’Alzheimer » est considérée comme une pathologie plurifactorielle, sous-tendue par plusieurs processus pathologiques partiellement indépendants, interagissant les uns avec les autres selon des organisations séquentielles variées et étant sous l’influence de divers facteurs de risque à la fois communs et spécifiques.
Il faut insister sur le fait que Chételat envisage la contribution d’autres mécanismes pathologiques que les pathologies tau et amyloïde, et en particulier les atteintes vasculaires, la neuroinflammation, des anomalies de connectivité/activité neuronale, etc. Dans ce contexte, il nous parait important de rappeler que le rôle causal de la β-amyloïde est contesté par plusieurs chercheurs et que, pour certains (voir Castellani & Perry, 2012), cette substance représenterait même une réponse protectrice du cerveau plutôt qu’un facteur causal de la « démence ».
Chételat ajoute que, dans cette perspective, on peut envisager les différents biomarqueurs au même niveau, la présence additive de chaque facteur amenant un accroissement supplémentaire dans le risque de progression vers la « maladie d’Alzheimer ». Ainsi, même l’atrophie cérébrale et l’hypométabolisme pourraient être considérés comme des processus partiellement indépendants contribuant à ce risque. Par ailleurs, selon Chételat, dans la mesure où les déficits cognitifs peuvent, dans certains cas, se manifester avant que des changements cérébraux soient détectables, il serait préférable de considérer les troubles cognitifs séparément (plutôt que comme séquentiellement consécutifs à des atteintes cérébrales structurelles) : en fait, le timing des troubles cognitifs dépendra de la variabilité interindividuelle, de la réserve cognitive et des processus de compensation. Elle termine son commentaire en indiquant que des recherches futures devront bien entendu confirmer cette conception mais que, dès à présent, ces données vont susciter un débat animé dans la communauté des chercheurs dans le domaine de « la maladie d’Alzheimer » (du vieillissement cérébral et cognitif).
Entamons donc ce débat !
Et si l’on s’affranchissait du concept de « maladie d’Alzheimer » ?
Les données de Knopman et al. (2013) suggèrent donc que, au plan physiopathologique, l’état étiqueté « maladie d’Alzheimer » ne constitue pas une entité spécifique, caractérisée par une cause unique. De même, il est maintenant admis que la « maladie d’Alzheimer » peut s’exprimer de différentes manières au plan cognitif (présentation davantage amnésique, langagière, visuoperceptive, exécutive… ; voir les nouveaux critères de « maladie d’Alzheimer » établis par McKhann et al., 2011). Plus de physiopathologie spécifique, plus de symptomatologie cognitive spécifique : que reste-t-il du concept de « maladie d’Alzheimer » en tant que maladie au sens essentialiste du terme ?
Plusieurs chercheurs et cliniciens ont franchi un pas supplémentaires en proposant de réintégrer les manifestations de la « démence » dans le contexte plus général du vieillissement (voir nos chroniques « La résistance à l’approche pathologisante et réductrice du vieillissement cérébral/cognitif s’impose plus que jamais » et « Réintégrer le vieillissement cérébral/cognitif problématique dans le cadre plus général du vieillissement »). Ainsi, par exemple, Chen, Maleski et Sawmiller (2011 ; voir également Herrup, 2010, et de la Torre, 2012) ont suggéré que la racine du vieillissement cérébral/cognitif problématique (la « démence ») se trouverait dans l’accroissement de l’espérance de vie : en d’autres termes, le vieillissement naturel jouerait un rôle important dans les phénomènes neurodégénératifs, lesquels feraient ainsi partie intégrante des modifications du corps qui se produisent dans la dernière étape de la vie. Par ailleurs, le fait que toutes les personnes âgées ne présentent pas de « démence » conduirait à faire appel, non pas à un facteur pathogène spécifique, mais à divers facteurs de risque : à l’âge avancé, la fragilité des cellules cérébrales font qu’elles sont vulnérables à toutes sortes d’influences négatives, telles qu’une absence d’activité physique et cognitive, une nutrition inadéquate, un isolement social, etc. En agissant de manière additive et durant les dernières étapes d’une longévité étendue, les facteurs de risque déclencheraient la mort cellulaire ou exagèreraient les effets négatifs des phénomènes neurodégénératifs naturels. Du fait de la variabilité des contextes de vie, l’action de ces facteurs de risque aurait un caractère essentiellement probabiliste. Les auteurs ajoutent que d’autres problèmes peuvent affecter le cerveau vieillissant et contribuer à son évolution problématique, en particulier les problèmes vasculaires et infectieux, les effets d’un traumatisme crânien ou des mutations génétiques (qui contribueraient à accélérer la progression du vieillissement cérébral).
N’est-il dès lors pas temps d’abandonner le concept de « maladie d’Alzheimer » ? Il ne s’agit pas d’une simple querelle terminologique. Le concept de « maladie d’Alzheimer » véhicule une vision apocalyptique du vieillissement cérébral, contribuant ainsi à la stigmatisation, aux stéréotypes « auto-réalisateurs », à l’isolement social, à la non prise en compte des capacités préservées, à l’attente passive, désespérée et régulièrement entretenue, du remède biologique « miracle », et, plus largement, à la médicalisation (à l’« alzheimérisation ») du vieillissement (voir nos chroniques « Le langage quotidien peut être destructeur… » et « Comment les médias définissent-ils la "maladie d’Alzheimer ? " »). Il propage également une conception du vieillissement en termes de « fardeau et de crise » (au plan social et économique), plutôt que de considérer que le vieillissement constitue une opportunité pour élaborer un autre type de société, avec davantage de sagesse individuelle et collective, plus de solidarité et d’engagement et dans laquelle les personnes âgées ont toute leur place, avec leurs forces, talents et compétences, mais aussi leur vulnérabilité.
Pour tout cela, nous pensons qu’il faudrait abandonner le terme « maladie d’Alzheimer ». Il est en effet possible de reconnaître et d’aborder les difficultés cognitives et fonctionnelles pouvant être associées au vieillissement sans enfermer les personnes âgées dans des « maladies catastrophiques de fin de vie ». Il s’agirait de leur indiquer que le vieillissement cérébral et cognitif fait partie de l’aventure humaine, que les difficultés cognitives plus ou moins importantes liées à l’âge sont déterminées par de nombreux facteurs (environnementaux, sociaux, psychologiques, biologiques...) et que l’évolution de ces difficultés n’est pas prévisible. On leur dirait en outre que l’on peut encore bien vivre avec des difficultés cognitives et avoir une place et un rôle dans la société, qu’il existe différentes démarches susceptibles de ralentir et d'atténuer l’impact des difficultés cognitives, qu’une de ces démarches est de rester partie prenante dans la société et de continuer à s’engager utilement en fonction de ses moyens, et ce en mettant en avant les capacités préservées des personnes.
Whitehouse et George (2009), dans leur livre « Le mythe de la maladie d’Alzheimer », ont proposé d’adopter la formulation « défis cognitifs liés à l’âge », car un défi, cela se relève et cela peut même, dans certains cas, constituer une source de développement personnel. Il ne s’agit pas de nier les difficultés parfois importantes que peuvent rencontrer certaines personnes âgées et leurs proches. Il ne s’agit pas non plus de rendre la personne âgée ou ses proches responsables des problèmes ou des troubles, mais de les amener à réaliser qu’un changement de perspective et des démarches simples peuvent contribuer à une plus grande qualité de vie et que même en présence de troubles cognitifs, la personne âgée conserve un potentiel de vitalité, une identité et une place dans la communauté. Dans ce changement de terminologie, on pourrait tirer parti de l’expérience japonaise qui a conduit au remplacement du terme particulièrement stigmatisant de « démence », et ce après avoir mis en place une vaste consultation de la société japonaise (voir notre chronique « Changer notre vocabulaire concernant le vieillissement et les personnes âgées : la nécessité d’un débat citoyen ! »).
Cette conception différente du vieillissement cérébral et cognitif problématique, qui s’abstrait des critères diagnostiques médicaux traditionnels, soulève indéniablement des questions délicates concernant le financement et le remboursement des soins de santé auprès des personnes âgées. Cependant, ne pourrions-nous pas avoir assez d’imagination pour élaborer des propositions qui prennent en compte la complexité et les nuances du vieillissement cérébral/cognitif, tout en garantissant des soins de qualité à toutes les personnes âgées ? Comme l’indiquent Peter Whitehouse et Daniel George (op. cit., p. 268), « nous ne devrions pas laisser aux assureurs le pouvoir de dicter le type d’histoires que notre ‘establishment’ médical raconte ensuite aux personnes âgées et à leur entourage ».
Enfin, ce changement de conception suggère une diversification des interventions, en considérant la pluralité des facteurs biologiques impliqués, mais aussi - et surtout - en visant tout particulièrement à différer les effets négatifs du vieillissement cérébral et à prévenir les problèmes les plus importants associés aux modifications liées à l’âge, et ce en ciblant les facteurs de risque (et les événements initiateurs) environnementaux et de style de vie (c’est-à-dire, intervenir au plan de la prévention).Une telle approche ne conduira cependant à des progrès substantiels que si se développe une prise de conscience générale, amenant à des priorités de financement.
Dans ce contexte, face aux réserves formulées par certains concernant l’intérêt de la prévention, Friedland et Nandi (2013), du Département de Neurologie de l’Université « Louisville School of Medicine », indiquent en quoi l’absence de preuves définitives de l’efficacité de la prévention de la « démence » ne doit pas empêcher la mise en place de recommandations et de mesures de prévention basées sur les données existantes, lesquelles suggèrent que le risque de démence peut être diminué via un contrôle de certains facteurs de risque modifiables (tels que l’activité physique et cognitive, l’hypertension, l’obésité, le régime alimentaire, le traumatisme crânien, le diabète, le tabagisme, la vitamines B, les antioxydants, etc.).
Sur un mode ironique, ils proposent de mettre en place un « modeste projet », à savoir une étude longitudinale, en simple aveugle, visant à explorer l’impact de ces facteurs de risque auprès de 10’000 volontaires sains âgés de 20 à 30 ans. Deux mille personnes seraient assignées aux groupes avec des niveaux hauts et bas de graisse saturée, d’activité physique, d’activité cognitive, de traumatisme crânien ou de tabagisme. Cette étude serait menée sur une durée de 40 ans, car une longue période d’observation est nécessaire du fait du décours prolongé préclinique de la « maladie d’Alzheimer ». Un grand nombre de participants est requis pour permettre le contrôle d’une série de variables possiblement confondantes (âge, genre, appartenance ethnique, niveau scolaire, abandons, etc.). L’importance des résultats justifie cette longue période d’observation et le coût financier considérable d’une telle recherche. Mais cette étude peut-elle être réalisée ? Les auteurs considèrent qu’il est temps de réaliser que l’étude ultime des interactions d’intérêt entre le style de vie et la santé cognitive des personnes âgées ne peut pas être effectuée. Leur « modeste proposition d’étude » est une satire, similaire à la « Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d'être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public » élaborée par Jonathan Swift en 1729, dans laquelle il indique que la pauvreté en Irlande pourrait être améliorée en utilisant les enfants comme nourriture… Plus sérieusement, Friedman et Nandi ajoutent que ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’essais randomisés contrôlés qu’on ne peut pas présenter dès maintenant des recommandations raisonnables visant à réduire le risque de « démence » (voir aussi Romàn, Nash, & Fillit, 2012, et notre chronique « Pour une autre manière d’aborder les effets de prévention du vieillissement cérébral »).
Notons que plusieurs études sont actuellement en cours visant à explorer l’efficacité de mesures de prévention sur les troubles cognitifs et fonctionnels des personnes âgées, comme par exemple celle menée en Finlande, dont l’intérêt est de proposer une intervention de prévention multi-domaines : guidance alimentaire, exercices physiques, entraînement cognitif, activités sociales, gestion des facteurs de risque vasculaires et métaboliques (Kivipelto et al., 2013).
Cascade gelée de Prêle Falls (Oregon) ©123rf
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