En 2007, Dubois et al. ont proposé (à des fins de recherche) une révision des critères de diagnostic de la prétendue « maladie d’Alzheimer ». Le critère essentiel est la présence d’un trouble de la mémoire épisodique incluant :
- un changement progressif dans le fonctionnement mnésique rapporté par le patient ou un proche, sur une période de plus de 6 mois ;
- un trouble objectivé à un test de mémoire épisodique, consistant généralement en un déficit en rappel libre, qui ne s’améliore pas significativement suite à la présentation d’indices de récupération ou d’une situation de reconnaissance, et après que la réalisation d’un traitement adéquat de l’information durant l’encodage ait été contrôlée ; il s’agit donc d’une difficulté spécifiquement mnésique à former et donc à récupérer un souvenir épisodique ,
- le fait que ce déficit de mémoire épisodique peut être isolé ou associé à d’autres changements cognitifs, au début de la « maladie » ou à mesure qu’elle progresse.
Dubois et al. (2007) ajoutent une série de caractéristiques qui doivent venir en appui à ce critère principal, dont notamment la présence en RMN (Résonance Magnétique Nucléaire) d’une atrophie temporale interne (de l’hippocampe, du cortex entorhinal et de l’amygdale), censée correspondre au profil de trouble de mémoire épisodique postulé.
De nombreuses données neuropsychologiques indiquent que le critère principal proposé par Dubois et al. possède en fait une très faible validité :
- Les personnes âgées ayant reçu le diagnostic de la « maladie d’Alzheimer » (y compris les personnes présentant les signes neuropathologiques supposés être caractéristiques de cette « maladie ») présentent en fait des déficits cognitifs extrêmement variés. En particulier, un nombre non négligeable de ces personnes montrent un profil de trouble disproportionné pour un domaine cognitif autre que la mémoire épisodique : dysfonctionnements visuels, problèmes praxiques et visuo-spatiaux, troubles du langage, troubles exécutifs, etc. (voir par exemple, Stopford et al., 2008; Galton et al., 2000; Johnson et al., 1999).
- Des données montrent que ce qui différencie le mieux des personnes âgées « normales » des personnes à un stade débutant (CDR 0.5) de la « maladie d’Alzheimer », au-delà des mesures psychométriques classiques (en particulier des mesures de mémoire épisodique), c’est un déficit d’attention contrôlée, qui, notamment au plan mnésique, empêche d’exclure (d’inhiber) des informations distractrices hautement familières (Chi-Sing et al., 2010 ; voir également Balota et al., 2010, pour la mise en évidence, via une tâche de Stroop, du rôle des mécanismes d’attention contrôlée ou de contrôle exécutif dans la transition du vieillissement normal à la « maladie d’Alzheimer).
- Salthouse et Becker (1998) ont mis en évidence qu’une partie importante des effets de la « maladie d’Alzheimer » sur différentes variables cognitives était la conséquence d’un facteur cognitif général, dont les auteurs ont postulé qu’il était de nature exécutive (ou en lien avec l’attention contrôlée). Plus récemment, Johnson et al. (2008) ont observé que tant les performances de personnes ayant reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer » que celles de personnes âgées sans « démence » étaient les mieux représentées par un modèle unique constitué d’un facteur cognitif général et de facteurs cognitifs spécifiques (dont un facteur de mémoire verbale). Le déficit affectant le facteur cognitif général était le meilleur prédicteur de la « démence » et les déficits concernant les facteurs spécifiques montraient une plus grande variabilité dans le groupe de « patients Alzheimer » que chez les personnes de contrôle, indiquant ainsi la présence de différences interindividuelles plus importantes chez les « patients».
- Il est intéressant de noter qu’un problème d’attention contrôlée est aussi considéré comme une caractéristique du vieillissement dit normal (Hasher & Zacks, 1988). En outre, Aretouli et Brandt (2010) ont récemment montré que tous les sous-types de MCI (Mild Cognitive Impairment; Trouble cognitif Léger) étaient associés à des difficultés dans les activités de la vie quotidienne (contrairement d’ailleurs à ce qu’exigent les critères classiques du MCI) et que seul un score composite de fonctionnement exécutif (en lien avec l’attention contrôlée) contribue significativement au statut fonctionnel de ces personnes dans la vie quotidienne, et ce après avoir pris en compte les facteurs démographiques, de santé et d’autres facteurs cognitifs.
On se trouve donc face à un tableau de soi-disant « maladie d’Alzheimer » dans lequel semblent coexister une hétérogénéité des déficits (avec, dans certains cas, la présence de déficits disproportionnés pour un domaine cognitif autre que la mémoire épisodique) et une atteinte d’un facteur général (exécutif ou d’attention contrôlée), atteinte qui constitue également une caractéristique du vieillissement normal et des sous-types de MCI...
Ces données plaident plutôt en faveur d’une approche qui considère le vieillissement cérébral en terme de continuum (et non plus en termes de catégories de « maladie d’Alzheimer » ou autres et de « MCI ») et qui tente d’identifier les facteurs (biologiques, psychologiques, sociaux, environnementaux) impliqués dans l’atteinte, plus ou moins progressive et rapide, d’un facteur général, ainsi que dans la présence concomitante de déficits disproportionnés et plus ou moins progressifs affectant certains domaines cognitifs, variables selon les personnes.
Dans cette perspective, plutôt que de suivre une approche strictement localisatrice, il pourrait s’avérer plus pertinent d’explorer les facteurs pouvant contribuer à une réduction, plus ou moins progressive et rapide, de la coordination (de l’intégration) de l’activité cérébrale entre différents systèmes cérébraux de haut niveau. Andrews-Hanna et al. (2007) ont en effet mis en évidence une réduction marquée de cette coordination avec l’avancée en âge et ont montré que cette réduction s’accompagnait de difficultés cognitives dans différents domaines. Plus spécifiquement, il s’agirait d’explorer les variations de cette réduction de coordination dans le vieillissement en prenant en compte la contribution possible de différents facteurs.
Il s’avérerait aussi particulièrement intéressant d’examiner dans quelle mesure il existe une fragilité développementale de certains réseaux cérébraux (différents selon les personnes), qui pourrait rendre compte, en interaction avec d’autres facteurs (biologiques, psychologiques, sociaux et environnementaux), de la présence de déficits disproportionnés et progressifs dans certains domaines cognitifs. Dans cette voie, Mesulam (2007) a montré qu’une histoire personnelle ou familiale de dyslexie pouvait être un facteur de risque pour le développement d’une aphasie progressive primaire (voir également Geschwind et al., 2001, pour des données suggérant l’existence d’un lien entre une fragilité préalable des fonctions exécutives et le diagnostic de « démence fronto-temporale »). Ces données de Mesulam et de Geschwind et al. ont toutefois été recueillies dans le contexte d’une approche catégorielle (kraepelinienne) du vieillissement cérébral. Nous suggérons plutôt d’aborder cette question dans la perspective d’un continuum, en explorant les relations entre une vulnérabilité développementale pouvant affecter différents domaines cognitifs et d’autres facteurs (biologiques, psychologiques, sociaux et environnementaux), et ce afin d’appréhender au mieux la complexité ainsi que les nuances du vieillissement cérébral et d’éviter la démarche absurde et pathologisante consistant à établir des catégories et des sous-types de MCI, pré-MCI, pré-pré-MCI, etc. (voir notre chronique « Pour en finir avec le diagnostic catégoriel de MCI »).
Enfin, il s’agirait aussi de prendre en compte les capacités de compensation des personnes âgées, permettant le développement de circuits neuronaux complémentaires et/ou alternatifs (Park & Reuter-Lorenz, 2009) et d’examiner les facteurs qui modulent ces capacités de compensation (et qui contribuent ainsi aux différences interindividuelles).
Nous reviendrons sur ces différentes pistes de recherche, de façon plus détaillée, dans de futures chroniques.
Andrews-Hanna, J.R., Snyder, A.Z., Vincent, J.L., Lustig, C., Head. D., Raichle, M.E., & Buckner, R.L. (2007). Disruption of large-scale brain systems in advanced aging. Neuron, 56, 924-935.
Aretouli, E., & Brandt, J. (2010). Everyday functioning in mild cognitive impairment and its relationship with executive cognition. International Journal of Geriatric Psychiatry, 25, 224-233.
Balota, D.A., Tse, C.-S., Hutchinson, K.A., Spieler, D.H., Duchek, J.M., & Morris, J.C. (2010). Predicting conversion to dementia of the Alzheimer’s type in a healthy control sample: The power of errors in Stroop color naming. Psychology and Aging, 25, 208-218.
Dubois, B., Feldman, H.H., Jacova, C., DeKosky, S.T., Barberger-Gateau, P., Cummings, J., Delacourte, A., Galasko, D., Gauthier, S., Jicha, G., O’Brien, J., Pasquier, F., Robert, Ph., Rossor, M., Salloway, S., Stern, Y., Visser, P.J., & Scheltens, Ph. (2007). Research criteria for the diagnosis of Alzheimer’s disease: revising the NINCDS-ADRDA criteria. Lancet Neurology, 6, 734-746.
Galton, C.J., Patterson, K., Xuereb, J.H., & Hodges, J.R. (2000). Atypical and typical presentations of Alzheimer’s disease: a clinical, neuropsychological, neuroimaging and pathological study of 13 cases. Brain, 123, 484-498.
Geschwind, D.H., Robidoux, J., Alarcon, M., Miller, B.L., Wilhelmsen, K.C., Cummings, J. L., Nasreddine, Z.S. (2001). Dementia and neurodevelopmental predisposition: Cognitive dysfunction in presymptomatic subjects precedes dementia by decades in frontotemporal dementia. Annals of Neurology, 50, 741-746.
Hasher, L. & Zacks, R.T. (1988). Working memory, comprehension and aging: A review and a new view. In G.H. Bower (Ed.), The psychology of learning and motivation: Advances in research and theory (pp. 193-225). San Diego, CA: Academic Press.
Johnson, D.K., Storandt, M., Morris, J.C., Langford, Z.D., & Galvin, J.E. (2008). Cognitive profile in dementia. Alzheimer’s disease vs healthy brain aging. Neurology, 25, 1783-1789.
Johnson J.K., Head, E., Kim, R., Starr, A., & Cotman, C.W. (1999). Clinical and pathological evidence for a frontal variant of Alzheimer disease. Archives of Neurology, 56, 1233-1239.
Mesulam, M.-M. (2007). Primary progressive aphasia: A language-based dementia. The New England Journal of Medicine, 349, 1535-1542.
Park, D.C., & Reuter-Lorenz, P. (2009). The adaptive brain: Aging and neurocognitive scaffolding. Annual Review of Psychology, 60, 173-196.
Salthouse, A.T., & Becker, J.T. (1998). Independent effects of Alzheimer’s disease on neuropsychological functioning. Neuropsychology, 12, 242-252.
Stopford, C.L., Snowden, J.S., Thompson, J.C., & Neary, D. (2008). Variability in cognitive presentation of Alzheimer’s disease. Cortex, 44, 185-195.
Tse, C.-S., Balota, D.A., Moynan, S.C., Duchek, J.M., & Jacoby, L.L. (2010). The utility of placing recollection in opposition to familiarity in early discrimination of healthy aging and very mild dementia of the Alzheimer’s type. Neuropsychology, 24, 49-67.