Martial Van der Linden est docteur en psychologie, professeur honoraire de neuropsychologie et psychopathologie aux Universités de Genève et de Liège. Une partie de ses travaux est consacrée aux effets du vieillissement sur le fonctionnement dans la vie quotidienne, et ce, dans une perspective plurifactorielle et intégrative.
Anne-Claude Juillerat Van der Linden est docteure en psychologie, chargée de cours à l'Université de Genève et psychologue clinicienne spécialisée en neuropsychologie. Après 20 ans en tant que responsable à la Consultation mémoire des Hôpitaux universitaires de Genève, elle a créé et dirige la consultation "Vieillir et bien vivre" à la maison de santé Cité Générations.
Tous deux ont fondé en 2009 une association du nom de VIVA (Valoriser et intégrer pour vieillir autrement), qui promeut à l'échelle locale des mesures de prévention du vieillissement cérébral problématique.
Un autre regard sur le vieillissement, en provenance de Chine, qui illustre bien l'importance de l'activité physique, des activités stimulantes de loisirs, ainsi que de l'insertion sociale et des relations intergénérationnelles...
En sachant néanmoins que la situation des personnes âgées en Chine est loin d'être idyllique et que, du fait du vieillissement accéléré de la population, le pays est confronté à des défis gigantesques en matière économique (retraites), sociale et médicale.
En cliquant sur l'image, vous pourrez accéder à ce superbe diaporama, découvert sur le site de Défense des Intérêts des Retraités et des Personnes âgées du Département des Alpes maritimes (DIRPA)*.
Photographie publiée sur le site http://dirpareferences.over-blog.com/
*Outre la défense des intérêts matériels et moraux des personnes âgées, le site de la DIRPA aborde aussi des thèmes tels que le développement d'actions visant à modifier la vision des personnes âgées (ils ont récemment fait référence au livre "Le mythe de la maladie d'Alzheimer"), des rubriques du "Bien vieillir", notamment via l'acquisition de nouvelles compétences et la participation à la vie culturelle départementale, à des voyages, etc. http://dirpareferences.over-blog.com/pages/Pour_la_Defense_des_Interets_des_Retraites_et_des_Personnes_agees-3092384.html
Nous avons à plusieurs reprises décrit les nombreux et importants problèmes conceptuels, méthodologiques et éthiques associés à l’utilisation de la catégorie diagnostique de « Mild Cognitive Impairment » ou MCI (voir nos chroniques « Pour en finir avec le concept catégoriel de MCI » ; « Un changement de paradigme pour aborder le vieillissement est-il en vue ? » ; « L’empire Alzheimer ne désarme pas! »). Ces problèmes nous ont amenés à considérer que l’utilisation de cette catégorie diagnostique, tant dans un contexte clinique que de recherche, n’est pas acceptable : elle conduit à pathologiser des personnes dont la plus grande partie n’évoluera pas vers une « démence », en sachant en outre que l’évolution des personnes qui reçoivent un diagnostic de « démence » est très variable (un pourcentage important d‘entre elles présentant une période stabilité de plusieurs années) ; par ailleurs, elle réduit la complexité du vieillissement cognitif et les nuances multiples de ses manifestations.
Il apparaît pourtant que cette « entité » continue à faire son chemin et est déjà bien installée dans la pratique clinique des neurologues.
Ainsi, dans une étude récente réalisée aux Etats-Unis, Roberts et al. (2010) ont envoyé un questionnaire aux membres de l’ «American Academy of Neurology» ayant une pratique dans le domaine du vieillissement, de la démence ou de la neurologie comportementale, afin de les interroger sur leur conception du MCI en tant que diagnostic clinique et sur la manière dont ils traitent les « patients » présentant des troubles cognitifs légers.
Les réponses obtenues auprès de 420 questionnaires (taux de réponse de 48%) montrent que 90% des répondants reconnaissent le MCI en tant que diagnostic clinique et utilisent son code diagnostique à des fins de facturation ! Par ailleurs, 88.3% d'entre eux indiquent qu’ils reçoivent des « patients » avec des troubles cognitifs légers au moins une fois par mois (65.1% plusieurs fois par mois).
La plupart des répondants disent fournir régulièrement aux personnes ayant reçu ce diagnostic des conseils concernant des exercices physiques (78%) et mentaux (75%) et transmettre des informations sur le risque de démence (63%). Une minorité d’entre eux informent les personnes sur l’existence de services de soutien (27%).
En dépit de l’absence d’effet avéré de ces médicaments (et de la présence d’effets secondaires), une grande partie des neurologues ayant répondu au questionnaire prescrivent des inhibiteurs de la cholinestérase (45% « parfois » et 24.8% « de façon régulière »). La mémantine est également prescrite, « parfois » (30.7%) et « régulièrement » (8.5%). D’autres médicaments sont également prescrits (« parfois », 40.2% et « régulièrement », 15.7%), les plus fréquemment cités étantle Ginkgo Biloba, la vitamine E et les antidépresseurs.
En dépit du faible pouvoir prédictif du diagnostic de MCI concernant le devenir cognitif des personnes et des incertitudes immenses concernant l’impact des « difficultés cognitives légères » sur le fonctionnement dans la vie quotidienne, les répondants considèrent en majorité que les personnes qui reçoivent ce diagnostic peuvent en tirer des bénéfices : être impliquées dans la planification de leur futur (87%) ; réduire leurs activités à risque (85%) ; être aidées dans la planification financière (72%) ; recevoir un traitement médicamenteux (65%).
Un faible pourcentage de répondants rapporte que le diagnostic est trop difficile à poser (23%), qu’il faudrait plutôt parler de maladie d’Alzheimer précoce (21%) ou que le diagnostic peut causer des inquiétudes inutiles (20%).
Notons qu’il aurait été bien utile de connaître les moyens utilisés par les neurologues pour diagnostiquer ce soi-disant « MCI » : on peut craindre le pire quand on voit combien les facteurs psychologiques, sociaux et culturels qui conduisent une personne à se plaindre de son fonctionnement cognitif sont complexes et combien les contraintes psychométriques qu’il faut prendre en compte dans l’interprétation d’une performance à un test cognitif (voir notre chronique « Pour en finir avec le diagnostic catégoriel de MCI ») sont négligées ; on peut même suspecter qu’un certain nombre de neurologues se fondent essentiellement sur de petites tâches cliniques de mémoire, non validées...
On est donc là en présence d’une médicalisation extrême et de plus en plus précoce du vieillissement cognitif, qui conduit à stigmatiser la personne âgée, à la marginaliser et à la déclasser (au plan familial, social, voire professionnel), à la mettre sous protection et à réduire son autonomie, et, bien sûr, à lui faire consommer des médicaments inefficaces…
Gageons que la situation soit moins grave en Europe, mais rien n’est moins sûr…..
Roberts, J.S., Karlawish, J.H., Uhlmann, W.R., Petersen, R.C., & Green, R.C. (2010).Mild cognitive impairment in clinical care. A survey of American Academy of Neurology members. Neurology, 75, 425-431.
Susan Behuniak, professeure au Département de Sciences Politiques du Le Moyne College à Syracuse (dans l’état de New York) vient de faire paraître un article qui suscitera certainement l’intérêt de celles et ceux qui mettent en question le modèle biomédical dominant du vieillissement cérébral (de la « démence » et de la « maladie d’Alzheimer ») et qui défendent une autre approche, moins réductrice et plus humaniste. Cette chronique vise à extraire les éléments principaux de ce texte.
Dans cet article, Behuniak décrit les différentes conceptions de la « démence », en commençant par le modèle biomédical dominant, puis en caractérisant les conceptions qui ont proposé une autre manière de concevoir le vieillissement cérébral, focalisée sur la personne et le maintien de l’identité.
Enfin, elle en appelle à l’élaboration d’un modèle politique de la « démence » articulé autour des notions de pouvoir et de compassion.
L’auteure base sa réflexion sur les cinq formes de pouvoir définies par le psychologue existentialiste Rollo May (1973) :
* Le pouvoir exploiteur (le pouvoir en tant que force) : il s’agit de la forme la plus destructrice du pouvoir, qui présuppose l’utilisation de la violence comme moyen de dénier toute possibilité de choix à l’individu.
* Le pouvoir manipulateur (le pouvoir « sur ») : il exploite l’anxiété et le désespoir d’une personne pour obtenir son approbation et il est souvent justifié en invoquant ce qui est considéré comme bon ou meilleur pour l’individu.
* Le pouvoir compétitif (le pouvoir « contre ») : dans cette conception, le pouvoir est un jeu à somme nulle dans lequel le gain d’un individu découle de la perte d’un autre individu ; selon May, cette forme de pouvoir n’est pas nécessairement une mauvaise chose si la compétition permet de mettre en valeur des capacités dormantes.
* Le pouvoir nourricier (le pouvoir « pour ») : il s’agit d’une forme saine de pouvoir qu’utilisent, par exemple, les parents, les enseignants ou les (certains) hommes d’état et qui découle d’une préoccupation pour le bien-être du groupe dont la personne a la responsabilité.
* Le pouvoir intégrateur (le pouvoir « avec ») : il s’agit d’une autre forme saine de pouvoir, pouvant mener au développement, via un processus dialectique de thèse-antithèse-synthèse ; il s’agit d’une approche non-violente de la critique, de la différence et du conflit, qui invite à la prise de conscience, à la responsabilité, à la communauté et à la coopération.
Cette conception proposée par May constitue le cadre à partir duquel Behuniak examine les postulats sur le pouvoir associés aux différentes conceptions de la « démence ».
Le modèle biomédical dominant et son mariage avec la justice
Selon le modèle biomédical devenu dominant à partir des années 1980/1990, la « maladie d’Alzheimer » est une maladie neurologique, dont les symptômes ont un fondement biologique, et qui requiert une réponse médicale visant à contrôler le corps « malade » du patient (force contre force). La personne qui en est victime n’est pas un individu avec une «maladie d’Alzheimer», mais est redéfinie comme un « patient Alzheimer ». La « maladie d’Alzheimer » est conçue en termes d’érosion de l’identité, aboutissant à une perte d’identité. Les personnes « démentes » sont ainsi transformées en non-personnes, démunies de pouvoir, un état qui, précisément, selon Rollo May, conduit au conflit et aux agressions.
Quand le diagnostic médical en vient à déclarer la perte d’identité, la justice est alors amenée à considérer que, s’il n’y a plus de personne (d’identité individuelle), les droits et protections associés à la personne légale sont également absents. Il ne subsiste dès lors que le corps, qui doit être géré et contrôlé.
Cette insensible fusion entre médecine et justice est dévastatrice pour les personnes qui ont reçu le diagnostic de « démence » ou de « maladie d’Alzheimer ». Non seulement elles perdent leur identité, ainsi que la capacité de comprendre la nature et les conséquences de leurs actions et de décider librement comment agir sur base de cette connaissance, mais, en outre, les soins ou le traitement qui leur sont destinés sont élaborés en considérant que seul le corps doit être géré (puisqu’il n’y a plus de personne ou d’identité individuelle). Il s’ensuit un contrôle par des experts (médecins ou autres professionnels) et aussi un contrôle social (en particulier en cas d’institutionnalisation). Ainsi, la médecine et la justice travaillent de concert pour orienter les soins et justifier le contrôle, « pour le bien du patient ». Le pouvoir de prendre des décisions peut ainsi être attribué à d’autres et la légitimité de directives anticipées, établies par une personne « qui n’est plus là », peut même être mise en question. Par ailleurs, s’il n’y a plus de personne (d’identité individuelle), les principes éthiques fondamentaux d’autonomie, de bienfaisance et de non-malfaisance s’appliquent-ils encore ?
Donc, dans le cadre du modèle biomédical/légal, les individus présentant une « démence » sont privés du pouvoir de s’affirmer et de revendiquer, mais aussi du plus fondamental des pouvoirs, le pouvoir d’être. Toute réponse agressive ou comportement violent est considéré non pas comme le résultat de ce déni de pouvoir, mais comme une caractéristique de la « maladie ».
Le modèle biomédical est donc un modèle articulé autour des pouvoirs manipulateur et compétitif (les pouvoirs « sur » et « contre »), dans le but de contrôler l’individu présentant une « démence ».
Des conceptions différentes de la « démence », focalisées sur la personne et sur le maintien d’une identité
Face aux effets négatifs du modèle biomédical, plusieurs voies se sont fait entendre pour défendre une manière différente de concevoir la « démence » (par ex., Kitwood, 1995 ; Down, 1997 ; Sabat, 1998). Globalement, ces auteurs considèrent que les causes neurologiques ne peuvent pas à elles seules expliquer les symptômes de la « démence », mais que les valeurs culturelles, l’histoire sociale et émotionnelle des personnes, ainsi que les pratiques quotidiennes de soin exacerbent les difficultés. Il s’agit en outre de reconnaître les potentialités qui subsistent en insistant sur le fait que la personne (avec son identité individuelle) est toujours présente.
D’autres auteurs ont effectué un pas de plus en montrant en quoi l’identité privée subsiste chez les personnes ayant reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer » (ou de « démence »), en dépit d’une atteinte de l’identité publique liée à l’existence de réponses sociales négatives (« malignant social positioning » ; Sabat, 2003). De même, Kontos (2003), critiquant la focalisation excessive sur la cognition, a suggéré que l’identité « incorporée » (« embodied selfhood ») est maintenue chez les personnes « démentes » et que ces personnes sont ainsi capables d’utiliser leur corps pour exprimer leur identité et manifester leurs besoins.
Même si elles ont fait l’objet de certaines critiques (théoriques et méthodologiques), ces approches ont fortement contribué à modifier les pratiques de soin adressées aux personnes « démentes », notamment en mettant l’accent sur les capacités préservées (sur les potentialités ou le pouvoir restant). Il faut d’ailleurs relever que, ces dernières années, de plus en plus d’études, conceptuellement et méthodologiquement solides, ont largement confirmé l’existence de capacités préservées, y compris dans le domaine de l’identité et la prise de décision, chez les personnes ayant reçu le diagnostic de « démence » ou, plus spécifiquement, de « maladie d’Alzheimer » (voir Van der Linden et al., 2003).
Une des critiques qui ont été adressées à ces approches centrées sur la personne et le maintien d’une identité a porté sur leur caractère apolitique, c’est-à-dire le fait d’avoir laissé de côté la question du pouvoir. Il leur a aussi été reproché de ne pas avoir suffisamment pris en compte le fait que la « démence » n’était pas seulement un problème privé, individuel, mais aussi une question sociale, façonnée par les postulats et les pratiques culturelles. Enfin, Behuniak indique également en quoi ces approches n’ont pas répondu, de façon explicite, à la question juridique de savoir si la personne « démente » a ou non les capacités cognitives lui permettant de comprendre la nature et les conséquences de ses actions (et de décider en conséquence) et donc si elle est une personne au sens juridique du terme. En particulier, rejeter le rôle du cognitif, comme le propose Kontos, semble difficilement justifiable et applicable au plan juridique si l’on souhaite clarifier ce que le personne désire concernant ses soins ou son traitement médical.
Vers une conception politique de la « démence »
Différents auteurs ont développé un point de vue politique sur la « démence », en indiquant en quoi la médecine, la justice et la culture ont conjointement exercé un pouvoir « sur » les personnes « démentes ». Ces personnes sont vues commetransgressant les valeurs culturelles-clés de productivité, d’autonomie, d’autocontrôle, etc. Un contrôle leur est dès lors appliqué en utilisant les formes les moins compréhensives du pouvoir (au sens de May): manipulation et compétition.
Plusieurs démarches politiques (par ex., Bartlett & O’Connor, 2007 ; Baldwin, 2008) vont ainsi être défendues, visant à faire davantage entendre la voix des personnes « démentes » (« narrative citizenship »), à leur donner plus de responsabilités dans les décisions, à susciter de leur part une résistance politique face au déni de pouvoir dont elles sont l’objet et à mettre en avant l’interdépendance qui façonne leur vie, ainsi que leur citoyenneté (avec les droits qui y sont associés). On voit là le souci de mise en œuvre des formes nourricière et intégrative de pouvoir (selon May), un pouvoir tempéré par la compassion.
Cependant, Behuniak (2010) considère que l’accent mis sur la citoyenneté des personnes « démentes » a des aspects problématiques. En effet, invoquer le statut de citoyen, c’est aussi réclamer l’égalité des droits. Le problème survient quand il existe des différences tellement significatives entre les individus que des différences de traitement se justifient (comme cela peut être le cas chez des personnes ayant reçu le diagnostic de « démence »). Ainsi, Bartlett et O’ Connor (2007) suggèrent d’adopter une perspective plus large qui intègre la personne (et son identité individuelle) et le citoyen, mais qui reconnaît aussi la complexité de l’expérience humaine.
Dans ce contexte, Behuniak propose plutôt de considérer les personnes avec « démence » comme des personnes vulnérables. Le concept de vulnérabilité a été utilisé dans de nombreuses acceptions et a fait l’objet de différentes critiques. Cependant, Behuniak propose d’adopter ce concept pour renvoyer spécifiquement à l’incertitude concernant la capacité d’une personne de protéger ses intérêts propres. Il ne s’agit donc pas de mettre l’accent sur la dépendance, mais sur un questionnement concernant la capacité de prise de décision d’un individu.
Cette manière d’envisager la vulnérabilité évite de l’assimiler à la vieillesse, à la fragilité ou à la marginalité, ce qui saperait l’autonomie et le pouvoir présumés de nombreux individus compétents. Ainsi, une personne vulnérable est quelqu’un qui peut, parfois, avoir besoin de protection ou de soins particuliers, mais cela ne la prive pas de ses droits, de sa dignité, de sa citoyenneté, de son humanité. De plus, cette conception de la vulnérabilité met en avant les liens qui nous relient aux autres, dans la mesure où nous sommes tous susceptibles de devenir vulnérables et nous partageons tous la responsabilité de répondre aux besoins de personnes vulnérables. Tel qu’utilisé par Behuniak, le concept de vulnérabilité met l’accent sur la qualité des relations plutôt que sur l’autonomie, sur la responsabilité plutôt que sur les droits et, au sens de May, sur le pouvoir « avec » plutôt que le pouvoir « sur ».
La vulnérabilité est donc une différence qui doit être intégrée à une théorie de l’identité individuelle plutôt qu’être utilisée comme une raison d’exclure la personne ou de la disqualifier. Plus globalement, le modèle politique de la « démence » proposé par Behuniak permet d’envisager la personne « démente » comme une personne légale, avec son identité individuelle, et de considérer qu’elle demeure un membre de la communauté, ayant droit à être aidée et soignée avec compassion.
Un modèle politique et compassionnel de la « démence » devrait aussi conduire à refaçonner les lois, de façon à ce qu’elles envisagent non seulement les questions et les problèmes, mais aussi leurs conséquences concrètes pour les personnes dans leur vie quotidienne. Par ailleurs, il permet d’assumer la complexité et les nuances du vieillissement cérébral /cognitif et de s’affranchir des certitudes et catégories pathologisantes de l’approche biomédicale. Enfin, il conduit à inclure la personne âgée présentant une « démence » dans le processus d’information et de prise de décision la concernant, ce qui devrait d’ailleurs amener à la modification de certaines pratiques juridiques et médicales concrètes.
En ce sens, cette approche s’inscrit parfaitement dans le cadre de la conception que nous défendons dans ce blog, même si elle doit être examinée en prenant en compte les spécificités de la situation dans nos pays. Il faut ajouter qu’un des défis que pose une telle approche est évidemment d’aboutir à un équilibre entre droits et protection, c’est-à-dire de déterminer quand une personne est passée de la « zone grise » de capacité diminuée à l’incapacité.
Le parlement européen
Baldwin, C. (2008). Narrative citizenship and dementia: The personal and the political. Journal of Aging Studies, 22, 222-228.
Bartlett, R., & O’Connor, D. (2007). From personhood to citizen: Broadening the lens for dementia to practice and research. Journal of Aging Studies, 21, 107-118.
Behuniak, S.M. (2010). Toward a political model of dementia: Power as compassionate care. Journal of Aging Studies, à paraître.
Downs, M. (1997). The emergence of the person in dementia research. Ageing and Society, 17, 597-607.
Kitwood, T. (1997). Dementia reconsidered: The person comes first. Philadelphia: Open University Press.
Kontos, P.C. (2003). “The painterly hand”: Embodied consciousness and Alzheimer’s disease. Journal of Aging Studies, 17, 151-170.
May, R. (1973). Power and innocence: A search for the sources of violence. New York: Delta.
Sabat, S.R. (2003). Malignant positioning and the predicament of people with Alzheimer’s disease. In R. Harré & F.M. Moghaddam (Eds.), The self and others: Positioning individual and groups in personal, political, and cultural contexts. Westport, CN: Praeger.
Van der Linden, M., Juillerat, A.-C., & Adam, S. (2003).Cognitive intervention. In R. Mulligan, M. Van der Linden, & A.-C. Juillerat (Eds.), The clinical management of early Alzheimer’s disease. Mahwah, New Jersey: Erlbaum (pp. 169-233).
Un commentaire récemment écrit par Sachdev, Ganguli et.... Petersen lui-même (un des initiateurs du concept de«Mild Cognitive Impairment»[trouble cognitif léger] ou«MCI») a attiré tout particulièrement notre attention.
Réagissant à divers articles à paraître dans le revue « American Journal of Geriatric Psychiatry » et consacrés au pouvoir prédictif des troubles cognitifs légers chez la personne âgée, les auteurs concluent leur texte par un paragraphe contenant les énoncés suivants : « […] tant les cliniciens que les chercheurs reconnaissent qu’il y a un caractère arbitraire à appliquer des frontières au continuum que constituent les troubles cognitifs […]. Les frontières entre pré-MCI, MCI et démence sont floues et nous devons accepter que des critères fiables et valides seront difficiles à établir, tant pour le MCI que la démence. En outre, les deux termes ont des connotations historiques, qui aboutissent à établir une distinction qui peut en réalité ne pas exister. Il y a eu des appels en faveur de l’abandon de ces termes, pour recommencer avec de nouveaux termes qui reconnaissent la nature dimensionnelle des données (Sachdev, 2000) […]. »
En effet, en 2000 déjà, le premier auteur, Perminder Sachdev, avait mis en évidence le caractère arbitraire du concept de « démence », peu compatible avec la caractéristique dimensionnelle des difficultés cognitives dans le vieillissement. Il ajoutait le manque de fidélité et de validité de ce diagnostic, ainsi que son caractère stigmatisant. Il indiquait en quoi il existe un recouvrement entre les différentes étiologies de la soi-disant « démence » avec une coexistence fréquente de problèmes vasculaires et de modifications cérébrales prétendument typiques de la « maladie d’Alzheimer », et aussi le fait que, très souvent, la « maladie d’Alzheimer » et la « démence fronto-temporale » ou la « démence à corps de Lewy » ne sont pas distinguables au plan clinique. Il y a là autant de constats qui n’ont fait que se renforcer avec les années. Sachdev plaidait ainsi pour un changement de terminologie et l’adoption de termes tels que troubles ou déficits cognitifs (avec, éventuellement, pour ceux adoptant encore une perspective catégorielle, l’ajout de qualificatifs, donnant ainsi par exemple le concept de « troubles cognitifs vasculaires »). Il identifiait également l’ensemble des résistances qui s’opposeraient à l’abandon du terme de « démence ». Néanmoins, Sachdev ne mettait pas clairement en question le paradigme (catégoriel ou kraepelinien) utilisé par l’approche biomédicale dominante, pas plus qu’il ne le fait avec ses co-auteurs dans l’article de 2010.
Il faut espérer que, au-delà de changements terminologiques, les chercheurs et cliniciens tireront réellement les implications des limites importantes de l’approche catégorielle dominante (voir notre chronique « Le diagnostic de la prétendue « maladie d’Alzheimer » repose-t-il sur des critères valides ? ») et qu’ils changeront de paradigme pour aborder pleinement la complexité et les nuances du vieillissement cérébral. Il s’agirait d’adopter une approche qui considère le vieillissement cérébral en termes de continuum - et non plus en termes de « maladies dévastatrices du grand âge » - et qui relie les diverses manifestations plus ou moins problématiques du vieillissement cérébral à de multiples facteurs (biologiques, psychologiques, environnementaux, sociaux et culturels) en interaction et intervenant tout au long de la vie.
Comme l’indique à juste titre Jesse Ballenger (2010), qui est historien des sciences, de la médecine et des technologies à Penn State University, la suggestion de l’avant-projet de DSM-V de modifier le concept de « démence » en celui de « Trouble Neurocognitif Majeur » continue à s’inscrire dans le cadre théorique dominant de type catégoriel (kraepelinien). Selon Ballenger, ce changement terminologique ne suffira pas à modifier la stigmatisation du vieillissement cérébral et des difficultés cognitives des personnes âgées, car cette stigmatisation et la marginalisation qui en découle sont profondément ancrées dans notre culture, basée sur la compétence, l’efficacité et la productivité. En fait, l’utilisation d’euphémismes tels que « Trouble Neurocognitif Majeur » pourrait même conduire à ignorer la réalité de la stigmatisation et de la marginalisation des personnes âgées et à éluder le travail de modification sociale et culturelle qu’il est impératif de mener. En ce sens, le changement de terminologie proposé pour le DSM-V pourrait faire plus de mal que de bien. Ballenger indique également en quoi la proposition incluse dans l’avant-projet du DSM-V d’utiliser le concept catégoriel de « Trouble Cognitif Mineur » est également particulièrement inquiétante, en ce qu’elle conduit à une pathologisation de tout un chacun (voir notre critique théorique, méthodologique et sociale du concept très similaire de « Mild Cognitive Impairment » : « Pour en finir avec le diagnostic catégoriel de MCI »).
Il apparaît donc que ce dont on a besoin, c’est non pas uniquement un changement de terminologie, mais une MISE EN QUESTION FONDAMENTALE de l’approche dominante du vieillissement cérébral ainsi qu’un important travail tant social que culturel visant à modifier la stigmatisation, la pathologisation et la marginalisation des personnes âgées et de leurs difficultés cognitives.
Jesse Ballenger, historien des sciences, de la médecine et de la technologie à Penn State University (PA), auteur notamment de Self, Senility and Alzheimer's disease in modern America (2006), paru chez Johns Hopkins University Press.
Sachdev, P.S. (2000). Is it time to retire the term « Dementia »? Journal of Neuropsychiatry and Clinical Neurosciences, 12, 276-279.
Sachdev, P.S., Ganguli, M., & Petersen, R.C. (2010). How can we best categorize cognitive impairment in nondemented older patients? American Journal of Geriatric Psychiatry, à paraître.
Voici une nouvelle étape franchie dans la stigmatisation des personnes âgées présentant un vieillissement cérébral problématique : un site d’achat en ligne (http://www.alzheimer-solutions.com/) lancé par un entrepreneur capitalisant (selon ses propres dires, accessibles sur le site de socialisation Viadeo*) sur ses expériences des achats internationaux, de la distribution pharmaceutique et de la vente à distance. La chose est entendue : la soi-disant « maladie d’Alzheimer » est devenue un objet commercial, faisant un marché des « malades d’Alzheimer » (et autres « déments »).
Selon ce site, « Le malade est handicapé dans tous les actes de la vie quotidienne… », ce qui justifie donc pleinement la mise à disposition d’« une large gamme de solutions adaptées aux besoins des patients Alzheimer et de leurs aidants », patients par ailleurs divisés selon des stades de maladie « léger », « modéré » et « sévère », stades auxquels correspondent, bien sûr, des articles spécifiquement « adaptés ».
Car la gamme est large, en effet. On trouve des aides électroniques diverses (pilulier verrouillable qui distribue des médicaments aux heures et posologies données, dispositif qui délivre à des heures programmées des messages préenregistrés par des proches, téléphone portable simplifié…). Il y a là des dispositifs potentiellement intéressants, mais l’expérience montre que leur usage au quotidien, pour être efficace, dépend d’une analyse détaillée du fonctionnement cognitif de la personne et doit être associé à un apprentissage spécifique. En d’autres termes, la seule mise à disposition de l’outil n’est de loin pas suffisante pour être utilisée efficacement par une personne confrontée à d’importants problèmes cognitifs.
A travers d’autres articles pouvant, éventuellement, avoir une certaine utilité s’ils sont intégrés dans une démarche globale qui respecte la dignité de la personne, ainsi que ses besoins et compétences spécifiques, on découvre également des articles destinés à la « stimulation sensorielle » et qui traduisent une approche scandaleusement infantilisante. Sont par exemple proposés des chiots en peluche (avec certificat d’adoption), qui dorment tout le temps, qui peuvent être brossés et « si réalistes que l’on peut voir leur ventre se soulever au rythme de leur respiration », ou encore un jeu d’assemblage de pièces en plastique sur la boîte duquel on peut lire l’indication « 3-8 ans »… La palme revient à un « coup de cœur » du site : le « Manchon de stimulation sensorielle Twiddle Sport » (voir lien), lequel comporte (selon le descriptif du site) « une balle souple qui est attachée à l'intérieur et au centre du manchon, trois types d'éléments détachables et interchangeables que la personne peut tripoter, une pochette de satin fermée qui contient des billes mobiles, des rubans texturés et colorés, un cordon sur lequel sont enfilées des perles en bois, une bande Velcro à manipuler, ainsi qu’une pochette souple et lisse pour y glisser quelques menus objets personnels… ». Cela laisse pantois…
Sous couvert d’assistance à des personnes confrontées à un vieillissement cérébral problématique et à leurs proches, Alzheimer-solutions.com propose une vision déficitaire, réductionniste, infantilisante et déshumanisante de la soi-disant « maladie d'Alzheimer ».
Cette vision indigne, essentiellement mue par une logique commerciale qui n’a que faire de considérations éthiques ou scientifiques, contribue encore davantage à isoler les personnes présentant un déclin cognitif, à les enfermer dans une catégorie pathologisante et à diffuser une conception catastrophiste du vieillissement cérébral.
* accessible via http://www.viadeo.com/fr/profile/eric.merlin5
Derrière ces mots se cache un recueil de photographies en noir et blanc qui nous emmènent à la rencontre d'une femme exceptionnelle et nous font entrer dans une très belle histoire d'amitié et de complicité intergénérationnelle. Régine est une jeune centenaire. Née en 1910, elle a connu le Paris de la Belle-Epoque, Modigliani la voulait pour modèle et elle-même est artiste peintre. Elle a exposé au Petit Palais et s'installe encore à son chevalet. Anne-Sophie est bourlingueuse et photographe. Proche de Régine depuis son enfance, elle ajoute par ce recueil de superbes pages à leur histoire. Témoignage de l'histoire d'une vie, c'est également le témoignage d'une relation qui ne juge pas l'autre et qui s'adapte à certaines difficultés cognitives venues avec le grand âge. En effet, Régine oublie, elle oublie même parfois beaucoup. Mais Régine reste ce qu'elle a toujours été : elle est drôle, touchante, fantasque, amoureuse...
L'autrice de l'ouvrage nous la dépeint au travers de tout ce qui a fait et fait encore sa vie, sa fantaisie, son humour, son Paris, ses petites coquetteries...
Régine oublie, mais elle vit, intensément. Elle a fait de son appartement un livre de vie grandeur nature (voir notre chronique du 3 juin 2010). Au milieu des photographies des personnes qu'elle a aimées, des lettres, des notes remontant parfois à son enfance, des objets familiers qui lui sont chers, elle évoque les épisodes heureux de sa vie lorsqu'elle est seule. Mais ce n'est pas parce qu'elle aime à convoquer ce passé précieux («C'était le bon vieux temps, mais je ne le savais pas») qu'elle s'y réfugie : elle coud, elle peint, elle aime se promener, elle a des foules d'idées... Déguisées en touristes, Régine et Anne-Sophie font des virées parisiennes dont Régine garde alors des souvenirs très nets (« J'ai une mémoire d'éléphant pour ce qui m'intéresse, le reste, ça m'est bien égal.»). On voit bien là comment la mémoire est intimement liée aux buts et aux émotions des personnes (nous reviendrons d’ailleurs sur cette question importante dans une prochaine chronique).
Régine s'indigne aussi de ce qu'elle voit et entend dans le monde actuel: « Aujourd'hui, personne ne s'intéresse à personne. L'indifférence des gens dans la rue est épouvantable.» « C'est pas normal qu'il y ait des gens qui crèvent de faim en France.Je pense que le monde va trop vite, l'évolution sera bientôt débordée par la révolution. Je descendrai s'il faut dans la rue pour me battre. »
Régine, enfin, tire des leçons de sa vie et les transmet à sa jeune amie : « Reste toi-même surtout, accepte la critique, mais fais-en qu'à ta tête. Faut jamais démissionner dans la vie, ni la subir. Il faut la mater, être plus forte. Si on a trop de sensibilité, alors ce n'est pas viable. Ne t'inquiète pas. L'esprit se fortifie avec les années. Je serai toujours là pour toi. » « Plus la vie est simple, plus elle est belle. Ce qui compte, c'est d'en avoir l'esprit. L'esprit de la vie. »
Elle se prépare à sa mort, dit penser au ciel plus qu'à la terre et « espèrer recevoir bientôt la lumière du ciel, pour en être illuminée », avant de conclure par un « Hoooo... ce serait drôle! »…
« Souvent Régine oublie » nous fait cadeau d'une magnifique histoire de vie s'étendant sur un siècle d'existence, une vie qui continue d'être intense malgré une mémoire qui défaille, grâce à une personnalité hors du commun, mais sans doute aussi grâce au soutien d’un entourage aimant, qui sait se centrer sur les capacités préservées de Régine et les valoriser, et du maintien dans un cadre de vie dont chaque élément s'inscrit dans la toile des souvenirs.
Le livre est accompagné d'un CD qui témoigne de la spontanéité et de la vivacité des échanges entre Régine et Anne-Sophie, même si les oublis sont parfois manifestes...
La stigmatisation (c’est-à-dire l’attribution de caractéristiques négatives et dépréciatives) concerne non seulement la personne qui reçoit le diagnostic de la prétendue « maladie d’Alzheimer », mais aussi celles et ceux qui sont proches d’elle (c’est la stigmatisation par association) : cette stigmatisation modifie la façon dont la personne qui a reçu le diagnostic se perçoit, s’évalue et se comporte, mais aussi la façon dont les proches perçoivent et évaluent cette personne, se comportent à son égard et réagissent émotionnellement à ses difficultés.
Peu de travaux se sont cependant penchés sur la stigmatisation vécue subjectivement par les proches de personnes ayant reçu le diagnostic de maladie d’Alzheimer.
Dans une étude qualitative réalisée récemment en Israël, Werner et al. (2010) ont mené un entretien semi-structuré auprès de 10 enfants adultes (8 femmes et 2 hommes) qui apportaient des soins et de l’aide à leur père/mère. L’âge moyen des proches aidants était de 52.9 ans (42-67) et ils étaient impliqués dans l’aide et le soutien à leur père/mère depuis en moyenne 4.4 années. Un vivait avec son parent « Alzheimer », quatre dans le voisinage, quatre dans la même ville et un dans une autre ville.
La structure de base de l’entretien était la même pour tous les proches aidants interrogés et cet entretien était amorcé via des questions du type : « Essayez de vous souvenir de la réaction des autres quand vous leur avez dit que votre père/mère avait une maladie d’Alzheimer » ; « L’attitude des autres vis-à-vis de votre père/mère a-t-elle changé après le diagnostic ? Si oui, comment ? » ; « L’attitude des autres vis-à-vis de vous-même a-t-elle changé suite au diagnostic ? Si oui, comment ?»; « Avec qui avez-vous partagé le diagnostic ? Comment ces personnes ont-elles réagi ? » ; « Que ressentez-vous du fait de la maladie de votre père/mère ou de son comportement ? » ; « Comment pensez-vous que le grand public perçoit les personnes avec une maladie d’Alzheimer » ; etc. Les informations étaient recueillies jusqu’à ce qu’aucune information nouvelle ne soit obtenue.
Une analyse de contenu a fait émerger trois dimensions principales dans l’expérience subjective de stigmatisation vécue par les proches aidants :
- une stigmatisation intrapersonnelle en lien avec les problèmes cognitifs, les comportements inappropriés, la détérioration physique ou fonctionnelle de leur père/mère ; en particulier, les proches aidants indiquent clairement qu’une attribution conduisant à l’émergence de sentiments négatifs concerne l’apparence physique de leur parent ; le processus de stigmatisation fait émerger une grande palette d’émotions (compassion, chagrin, culpabilité, honte, gêne, dégoût), certaines d’entre-elles (comme la gêne ou le dégoût) conduisant à une moindre recherche d’aide, à la dépression, à la dissimulation de l’état de leur parent, ainsi qu’à une réduction des interactions avec lui et de l’implication dans les soins.
- une stigmatisation interpersonnelle, en lien avec les attributions négatives effectuées par les autres membres de la famille, les amis et d’autres personnes dans la communauté ; ces attributions sont principalement associées aux problèmes cognitifs et à l’apparence physique ; les proches aidants rapportent que les autres membres de la communauté ressentent essentiellement de la peur, du dégoût et de la pitié envers les personnes qualifiées de « malades d’Alzheimer » ; l’émotion de peur renvoie à deux expériences distinctes : la peur d’attraper la maladie (ou de vivre une expérience similaire) et la peur d’être en présence d’une personne « différente » (de ne pas reconnaître une personne qui était familière) ; les émotions de peur et de dégoût sont associées à un évitement de la personne qualifiée d’« Alzheimer », alors que l’émotion de pitié est associée à plus de rapprochement et d’intimité.
- une stigmatisation structurelle, qui concerne les attributions liées aux connaissances insuffisantes des professionnels (en particulier des médecins de famille) qui s’occupent de leur père/mère, ainsi que la difficulté de pouvoir recourir à des services et notamment de bénéficier d’une assurance « soins de longue durée »; dans la mesure où les auteurs de l’étude ont, dans une recherche précédente, montré que les médecins de famille disposaient d’une connaissance suffisante sur la « maladie d’Alzheimer » et sur les aides à proposer, il semblerait que l’attribution d’incompétence serait plus à mettre en lien avec une attitude discriminatoire (évitement, comportement coercitif) des médecins envers les personnes dites « Alzheimer ».
Les résultats de cette recherche doivent bien entendu être envisagés dans les limites strictes du contexte culturel dans lequel ils ont été obtenus et en prenant en compte l’échantillon limité qui a été exploré (ce qui a cependant permis de recueillir des informations très détaillées sur chaque proche aidant).
Néanmoins, ce qui émerge de ce travail, c’est l’image poignante d’enfants adultes s’occupant de leur père/mère et qui vivent cette situation en ayant des croyances stigmatisantes de différents types.
Des études ultérieures, menées dans différents milieux sociaux et culturels, devraient permettre de mieux caractériser ces croyances, de mieux comprendre les facteurs qui contribuent à leur installation et à leur maintien et ainsi de mettre en place des interventions, à différents niveaux (individuel, social, professionnel), visant à en réduire l’importance.
Une manière fondamentale de réduire cette stigmatisation est de s’affranchir du concept non valide, réducteur, pathologisant et catastrophiste de « maladie d’Alzheimer » pour réintégrer les diverses manifestations de cette prétendue «maladie spécifique» (et cela vaut aussi pour les autres « maladies dites apparentées » ainsi que pour le concept catégoriel de « Trouble cognitif léger ») dans le contexte plus général du vieillissement cérébral, dans ses multiples expressions plus ou moins problématiques, sous l’influence de nombreux facteurs (environnementaux, psychologiques, biologiques, médicaux, sociaux et culturels) intervenant tout au long de la vie.
Changer de perspective, en ne laissant plus le vieillissement cérébral aux mains d’une «maladie dévastatrice de fin de vie», c’est changer profondément le regard que la personne âgée porte sur elle-même et que les autres lui adressent.
Il s’agit de concevoir une société «personnes âgées admises», y compris quand elles ont des troubles cognitifs, et d’amener les membres de cette société à considérer que même en présence de difficultés cognitives, la personne âgée conserve un potentiel de vitalité, une identité et une place dans la communauté. Cette conception différente du vieillissement sera d’autant plus facile à installer que les relations intergénérationnelles seront favorisées.
Werner, P., Goldstein, D., & Buchbinder, E. (2010). Subjective experience of family stigma as reported by children of Alzheimer’s disease patients. Qualitative Health Research, 20, 159-169.
Colette Roumanoff (qui a créé et anime le site www.Alzheimer-Autrement.org avec sa fille, Valérie) présente ici de facon claire, percutante et vivifiante en quoi il est possible d'aborder différemment les difficultés cognitives liées à la soi-disant maladie d'Alzheimer.
Attention, il faut attendre un peu le téléchargement de la vidéo...
Il n’existe pas actuellement d’éléments scientifiquement fondés permettant de conclure à l’efficacité de médicaments visant à ralentir ou différer les difficultés cognitives dans la vie quotidienne liées au vieillissement cérébral(voir notre chronique « Pour une autre manière d’aborder les effets de la prévention sur le vieillissement cérébral » concernant le rapport des experts mandaté par leNational Institutes of Health, NIH).
Et cependant,le médicament est encore trop souvent la seule proposition concrète qui est adressée aux personnes qui ont reçu le diagnostic de la soi-disant«maladie d'Alzheimer».En outre, cette proposition est généralement faite sans queles personnes n’aient été correctement informées des mérites réels de la substance et de ses possibles effets secondaires et sans qu’on leur ait décrit (ainsi qu’à leurs proches) l’ensemble des démarches psychologiques et sociales qui pourraient leur permettre de réduire les manifestations problématiques de leur vieillissement cérébral, tout en restant partie prenante dans la société et en conservant un sens à leur vie. En d’autres termes,on n’offre pas réellement à la personne âgée (et à ses proches) la possibilité de choisir la placequ’elle souhaite laisser aumédicament, après avoir reçu une information correcte. Cette situation n’est pas spécifique au vieillissement cérébral et s’observe également dans d’autres types de difficultés psychologiques, comme par exemple dans la dépression (voir notre chronique « L’efficacité des antidépresseurs : Un autre mythe à démonter ! »).
Il est intéressant de relever que les publicités pour les médicaments « psychiatriques »,présentées dans les journaux médicaux,contribuent à perpétuer la conception du médecin qui sait et du « patient » qui reçoit passivement, ainsi qu’à renforcer la stigmatisation et la pathologisation des personnes.
Ainsi, dans une recherche récente, Foster (2010) a analysé quantitativement et qualitativement les publicités concernant les médicaments psychiatriques et non-psychiatriques parues dans deux journaux médicaux (le British Medical Journal et le British Journal of Psychiatry) entre octobre 2005 et septembre 2006. L’auteure s’est tout particulièrement focalisée sur les textes et les images utilisés dans ces publicités. Parmi les 96 publicités différentes retenues, les plus fréquentes en rapport avec les médicaments psychiatriques concernaient les états psychotiques, la dépression, la « maladie d’Alzheimer » et le THADA (Troubles Hyperactifs avec Déficit d’Attention) et les plus fréquentes en lien avec les médicaments non-psychiatriques concernaient la douleur, le cœur et les maladies des poumons.
Les résultats montrent que les publicités pour les médicaments psychiatriques contiennent significativement moins de texte, d’informations spécifiques sur le médicament et ses effets (y compris secondaires) et de résultats d’études, et plus de contenu narratif décrivant des éléments de souffrance psychologique ou de perturbation, que les publicités concernant les médicaments non-psychiatriques. En outre, les images utilisées dans les publicités pour les médicaments psychiatriques sont plus négatives et décrivent plus les personnes dans des situations de perturbation, de déviance et de passivité (et moins dans des situations de la vie quotidienne). Enfin, les textes utilisés dans les publicités pour les médicaments psychiatriques communiquent plus souvent un sentiment de passivité de la part du « patient » et un sentiment de supériorité de la part du lecteur, qui connaît la vérité, alors que le « patient » n’est pas conscient de ses difficultés.
Ces différentes caractéristiques participent indéniablement à la stigmatisation des personnes présentant des difficultés psychologiques (y compris des personnes âgées ayant des problèmes cognitifs) en mettant l’accent sur l’étrangeté et la déviance. Elles contribuent également à influencer la manière avec laquelle le traitement est perçu par les médecins, en induisant l’idée que les personnes qui s’adressent à eux sont uniquement aptes à recevoir passivement un traitement et sont incapables d’engager une relation vraie avec les professionnels de la santé, qui leur permettrait de comprendre les différentes implications d’un traitement, d’exprimer leurs souhaits et de choisir ce qui leur paraît le plus pertinent.
Foster, J.L.H. (2010). Perpetuating stigma ? Differences between advertisements for psychiatric and non-psychiatric medications in two professional journals. Journal of Mental Health, 19, 26-33.
Les personnes âgées attribuent souvent leurs problèmes physiques ou cognitifs à l’âge plutôt que de trouver des circonstances atténuantes (« Que voulez-vous, c’est l’âge ! »). Diverses études réalisées aux Etats-Unis ont mis en évidence que ces attributions à l’âge étaient associées à une santé physique plus mauvaise, au fait de différer ou ne pas entreprendre de traitement pour des problèmes de santé et à un risque accru de mortalité (voir aussi notre chronique du 18 mai 2010).
Dans une étude récente, Levy et al. (2009) ont montré que les Japonais âgés faisaient plus d’attributions à l’âge que les Etats-Uniens âgés. Cependant, si les attributions à l’âge étaient associées à une moins bonne santé chez les Etats-Uniens âgés, ce n’était pas le cas chez les Japonais âgés.
Les résultats montrent que cette différence entre cultures dans l’effet des attributions à l’âge sur la santé est essentiellement expliquée par le fait que la culture japonaise se caractérise par un niveau plus élevé d’interdépendance (une valeur élevée attribuée aux relations fondamentales entre individus, y compris entre des personnes de générations différentes), alors que la culture états-unienne se caractérise pas un niveau plus élevé d’indépendance (une valeur élevée attribuée à l’individualisme).
L’interdépendance chez les Japonais se manifeste notamment par le nombre plus élevé de parents âgés et d’enfants adultes qui vivent ensemble. Un bénéfice tiré de cette interdépendance est qu’ily a moins de peur du vieillissement au Japon qu’aux Etats-Unis et dès lors que les attributions à l’âge ont davantage de connotations positives pour les Japonais.
Une étude a par ailleurs montré que 78% des Etats-Uniens âgés s’attendaient à ce que leur indépendance décline avec l’âge. La dissonance qui en résulte par rapport à la valeur élevée d’individualisme qu’ils défendent peut expliquer pourquoi les attributions à l’âge génèrent un sentiment de perte de contrôle sur les problèmes de santé, une croyance réduite dans l’efficacité de comportements préventifs, ce qui peut ainsi conduire à une moins bonne santé.
L’association entre les attributions à l’âge de ses difficultés physiques et cognitives et une moins bonne santé n’est donc pas inévitable : une culture davantage basée sur des valeurs élevées d’interdépendance peut exercer une force compensatoire.
Statuette de Dzyurodzin, promoteur de la longévité et de la sagesse, un des sept dieux japonais du bonheur.
Levy, B.R., Asham, O., & Slade, M.D. (2009). Age attributions and aging health: Contrast between the United States and Japan. Journal of Gerontology: Psychological Sciences, 64B, 335-338.