Nous avons vu précédemment en quoi la conception biomédicale dominante véhicule un langage qui déshumanise et marginalise les personnes ayant reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer », mais également suscite terreur et révulsion (voir notre chronique « Le langage quotidien peut être destructeur…. »). Nous avons également montré que la stigmatisation (c’est-à-dire l’attribution de caractéristiques négatives et dépréciatives) concerne non seulement la personne qui reçoit le diagnostic de la prétendue « maladie d’Alzheimer », mais aussi celles et ceux qui sont proches d’elle: cette stigmatisation modifie la façon dont la personne qui a reçu le diagnostic se perçoit, s’évalue et se comporte, mais aussi la façon dont les proches perçoivent et évaluent cette personne, se comportent à son égard et réagissent émotionnellement à ses difficultés (voir notre chronique « La stigmatisation touche non seulement la personne qui a reçu le diagnostic de maladie d’Alzheimer, mais aussi les proches »).
Dans un travail récent (effectué dans le cadre de la Fondation Roi Baudouin en Belgique), Van Gorp et Vercruysse (2011), de la Katholieke Universiteit Leuven, ont répertorié, au moyen d’une analyse systématique et inductive du « framing », les différentes manières dont les médias définissent la « maladie d’Alzheimer ». Les « frames » sont des principes organisateurs socialement partagés qui servent à rendre compréhensible une question complexe (en l’occurrence ici la « maladie d’Alzheimer »), en la mettant en relation avec des idées qui nous sont familières.
Les auteurs ont ainsi analysé un important matériel (plus de 3000 citations extraites de romans, articles dans des quotidiens et des magazines, brochures, films, documentaires, reportages télévisés, extraits vidéo en ligne et sites internet). L’analyse a permis d’identifier 6 frames dominants et 6 frames alternatifs ou contre-frames (les auteurs fournissent dans leur texte une description détaillée de ces frames, accompagnée de nombreuses illustrations) :
1. Le dualisme corps-esprit : comme la personne ayant une « maladie d’Alzheimer » perd son esprit, il ne reste plus qu’une enveloppe matérielle. Bien que le corps soit encore en vie, l’être humain qui l’habite peut déjà être tenu pour mort puisqu’il a perdu sa personnalité et son identité.
2. L’envahisseur : la maladie est présentée comme un ennemi ou un monstre qui doit être combattu. Ce frame utilise fréquemment un langage guerrier.
3. La foi dans la science : la dimension scientifique est mise en avant, en laissant entrevoir un espoir de guérison, pour autant du moins que l’on continue à consacrer suffisamment d’argent à la recherche.
4. La peur de la mort : ce frame souligne le lien entre la maladie et la mort. Le diagnostic est assimilé à une sorte de condamnation à mort, le début d’une catastrophe totale.
5. Les rôles inversés : les « malades d’Alzheimer » redeviennent des enfants, ce qui implique une inversion des rôles (les enfants deviennent les parents de leurs parents et doivent par exemple leur donner à manger ou s’occuper de leur hygiène intime).
6. Sans contrepartie : l’accent est mis sur le fardeau que représentent les « malades d’Alzheimer » pour leurs proches, un fardeau d’autant plus lourd que nous accordons beaucoup d’importance à l’autonomie et à la réciprocité des relations.
A ces 6 frames dominants, les auteurs opposent 6 frames alternatifs, des contre-frames trouvés notamment dans les livres écrits par Whitehouse et George (« Le mythe de la maladie d’Alzheimer ») et van Rossum (« Een vreemde kostganger in mijn hood : Mijn leven met Alzheimer » ; « Un étrange pensionnaire dans ma tête ; ma vie avec Alzheimer »).
1. L’unité corps-esprit : les « malades d’Alzheimer » ne deviennent jamais des objets : ils restent en permanence des êtres humains, avec leur identité, leur personnalité, leur passé. L’accent n’est pas mis sur ce qui est perdu, mais sur ce qui reste (notamment une vie émotionnelle riche).
2. L’étrange compagnon de voyage : il s’agit de considérer la « maladie » comme ‘quelqu’un’ que l’on rencontre sur le chemin de son existence et avec qui il faut accepter de vivre. Il ne faut pas ressentir sa présence comme un fardeau et il s’agit surtout de conserver la maîtrise de sa propre existence : ce n’est pas ce compagnon de voyage qui doit décider de ce qui se passe.
3. Le vieillissement naturel : ce n’est pas une maladie mais une variante du processus naturel du vieillissement du cerveau humain, même si c’est sous une forme extrême. Il faut dès lors passer de l’idée de traitement (et de guérison) à celle de la prise en charge, en mettant à l’avant-plan la personne humaine
4. Carpe Diem : l’accent est mis sur le temps que les personnes ont encore à vivre et sur le fait qu’il leur reste encore beaucoup de moments dont ils pourront profiter (chercher le bonheur et le réconfort dans les petites choses de l’existence).
5. Chacun son tour : Les enfants de « malades d’Alzheimer » acceptent l’idée que, dans la vie, c’est chacun son tour : le moment est venu pour eux de devenir les ‘parents ‘ de leurs parents. Les personnes ne sont pas infantilisées mais sont considérées comme les adultes vulnérables qu’ils sont.
6. La bonne mère : l’entourage continue à considérer le « malade » comme une personne à part entière. L’objectif est de permettre des contacts émotionnels. En entrant dans l’univers de vie de la personne et en respectant ses préférences, il s’agit de lui faire ressentir tout l’amour qu’on éprouve pour lui.
En fait, il apparaît que seuls deux des frames alternatifs fonctionnement réellement comme des contre-frames (« L’étrange compagnon de voyage » et « Carpe Diem »), au sens où ils fonctionnent de manière autonome en ignorant la terminologie des frames dominants, ce qui a pour avantage que le récepteur du message n’est pas influencé par ceux-ci.
Selon les auteurs, cet inventaire de frames et contre-frames conduit logiquement à conseiller d’avoir plus souvent recours à des contre-frames dans la communication sur la « maladie d’Alzheimer » afin de la rendre plus socialement acceptable. Dans cette perspective, un deuxième objectif de ce travail a été d’examiner si un message relatif à la « maladie d’Alzheimer » inspiré de deux frames alternatifs (« L’unité corps-esprit » et « Carpe Diem ») pouvait apparaître comme crédible, compréhensible et accrocheur aux yeux du public (et ce via l’évaluation d’une campagne-test par un échantillon représentatif de la population belge). De manière générale, cette campagne a bénéficié d’un accueil positif et a été globalement considérée comme crédible, compréhensible et efficace.
Les auteurs mentionnent néanmoins un obstacle à l’utilisation de contre-frames. En effet, certains pourraient considérer qu’il est tout aussi important pour les « malades » et les acteurs concernés, que la « maladie d’Alzheimer » reste une priorité pour les décideurs, les chercheurs et les médias. Dans cette perspective, il est tentant de faire appel aux frames dominants. Cette stratégie des frames dominants est habituellement utilisée pour assurer le financement de la recherche et de certaines associations spécialisées. Mais, comme le relèvent les auteurs, si cette stratégie peut avoir des effets positifs à court terme (davantage de fonds), elle perpétue les tabous à long terme et une vision fataliste de la « maladie d’Alzheimer » (voir notre chronique «Madame la Présidente, nous vous faisons une lettre »). Enfin, les auteurs indiquent que l’utilisation de contre-frames ne signifie pas qu’il faille minimiser la gravité de la « maladie », les moments tragiques et la dernière phase de la « maladie », ce qui ne ferait que renforcer les tabous. Et d’ajouter à juste titre : « Mais, pour l’instant, toute l’attention se porte de manière démesurée sur cette phase ultime ».
Ce travail est d’une grande richesse, il analyse finement les thèmes dominants dans la communication sur la « maladie d’Alzheimer » et il identifie différents contre-thèmes. Néanmoins, tout au long de leur texte, les auteurs demeurent dans le cadre du modèle biomédical dominant qui identifie la « maladie d’Alzheimer » comme une maladie spécifique et distincte du vieillissement dit normal (ou naturel). Même s’ils ont mis en évidence un contre-frame intitulé « Vieillissement naturel » qui présente la « maladie d’Alzheimer » comme une variante du processus naturel du vieillissement du cerveau humain, ils n’envisagent pas réellement de l’exploiter à des fins de déstigmatisation. Par ailleurs, dans leurs commentaires et analyses, ils renvoient constamment à l’existence d’une maladie spécifique et il s’agit pour eux de nuancer l’image de cette « maladie », mais pas de mettre en question son statut. En ce sens, ils demeurent dans le « politiquement correct ».
Et pourtant, il existe un nombre croissant de données montrant l’inadéquation de l’approche biomédicale dominante et appuyant la nécessité d’un changement de paradigme, en réintégrant les diverses manifestations de cette prétendue «maladie d’Alzheimer» (et d’ailleurs aussi d’autres maladies neurodégénératives ») dans le contexte plus général du vieillissement cérébral, dans ses multiples expressions plus ou moins problématiques, sous l’influence de nombreux facteurs (environnementaux, psychologiques, biologiques, médicaux, sociaux et culturels) intervenant tout au long de la vie (voir notre chronique « Réintégrer le vieillissement cérébral/cognitif problématique dans le cadre plus général du vieillissement »).
Ce changement d’approche constituerait une manière plus fondamentale de réduire la stigmatisation. En effet, il conduirait à ne plus considérer le monde comme étant divisé entre ceux qui ont la « maladie d’Alzheimer » et ceux qui ne l’ont pas, mais plutôt à penser que nous partageons tous les vulnérabilités liées au vieillissement cérébral.
Cela contribuerait aussi à créer davantage d’unité entre les générations et susciterait la mise en place des structures communautaires dans lesquelles les personnes âgées, quels que soient leurs problèmes, pourraient trouver des buts et un rôle social valorisant, plutôt que d’être confrontées à la stigmatisation, à la marginalisation et à la peur que suscite l’approche biomédicale dominante.
La diffusion large des insuffisances de l’approche biomédicale dominante, amenant à une prise de conscience généralisée de la nécessité d’une autre approche, est cependant confrontée à d’importantes résistances en lien avec des positions de pouvoir et des territoires protégés (« l’empire Alzheimer »), les intérêts des firmes pharmaceutiques, le rêve de la jeunesse éternelle (dans le contexte d’une société centrée sur l’efficacité, la compétition, l’individualisme, l’argent), la médicalisation galopante du fonctionnement psychologique et l’apparent sentiment de cohérence que cette médicalisation fournit aux personnes confrontées aux aspects problématiques du vieillissement.
Van Gorp, B., & Vercruysse T. (2011). Framing et reframing: communiquer autrement sur la maladie d’Alzheimer. Fondation Roi Baudouin
http://kbs-frb.be/uploadedFiles/KBS-FRB/05%29_Pictures,_documents_and_external_sites/09%29_Publications/POD-2048-Framing-Fr.pdf