Dans une chronique précédente (« Pour une approche multifactorielle et en continuum des problèmes psychoaffectifs et comportementaux chez les personnes âgées »), nous avons insisté sur le fait que les problèmes psychoaffectifs et comportementaux, fréquemment observés chez les personnes âgées, devraient être explorés dans une perspective multifactorielle et en continuum, et non pas selon une approche catégorielle réductrice conduisant à « neurobiologiser » ces manifestations.
Ainsi, par exemple, il apparaît que l’apathie (notamment dans ses dimensions de perte d’intérêt et de perte d’initiative) est associée à des dysfonctionnements psychologiques variés, certains en lien direct avec des atteintes cérébrales et d’autres davantage liés aux réactions psychologiques de la personne face à des changements touchant son autonomie, son bien-être, son statut social et familial, etc. Ces dysfonctionnements peuvent ainsi affecter l’estime de soi, le sentiment de contrôle et d’auto-efficacité, la capacité de se projeter dans le futur, la planification, l’état d’humeur, la gestion de l’effort, la capacité de passer de façon flexible d’une attention centrée sur l’environnement externe à une attention centrée sur soi (ses buts, intentions), etc. De même, les symptômes dépressifs sont associés à divers types de dysfonctionnements psychologiques, plus ou moins directement associés aux dysfonctionnements cérébraux et impliquant les relations interpersonnelles, la motivation, le fonctionnement cognitif, la régulation émotionnelle, etc.
Plusieurs de ces dysfonctionnements psychologiques ne pourront être réellement compris qu’en prenant en compte les caractéristiques du fonctionnement antérieur de la personne, notamment dans la période du milieu de la vie (« midlife ») En effet, de plus en plus de données indiquent que le vieillissement physique et psychologique dépend grandement des expériences de vie des personnes durant le milieu de la vie (voir notre rubrique « La période du milieu de la vie : une période clé pour le vieillissement cérébral/cognitif »).
Dans cette perspective, Mortby, Maercker et Forstmeier (2011) ont récemment examiné dans quelle mesure les capacités motivationnelles durant le milieu de la vie (« midlife) prédisaient la progression de l’apathie et de la dépression chez des personnes ayant reçu le diagnostic de MCI (« Mild Cognitive Impairment » ; « Trouble Cognitif Léger ») et de « maladie d’Alzheimer ».
Cette recherche a été menée sur un échantillon issu de la « Aging, Demographics, and Memory Study », une étude menée aux Etats-Unis afin d’identifier la prévalence et les conséquences des troubles cognitifs et de la « démence ». Plus spécifiquement, 137 personnes âgées de plus de 70 ans ont été catégorisées, selon les critères classiques, comme normales sur le plan cognitif (n=48), ayant un trouble cognitif léger (« Mild Cognitive Impairment », MCI ; n=70) ou ayant une « maladie d’Alzheimer probable ou possible » (n=19).
La présence de dépression et d’apathie, et leur progression, ont été évaluées lors de la ligne de base et 18 mois après, au moyen du « Neuropsychiatric Inventory » administré à un proche aidant. Par ailleurs, le prédicteur principal utilisé dans cette étude concernait les aptitudes motivationnelles durant la période du milieu de la vie, estimées à partir du métier principal occupé par la personne.
Ces aptitudes motivationnelles ont été déterminées à partir du « Occupational Information Network, (O*NET) », le système officiel de classification des métiers utilisé par le Département du Travail des Etats-Unis. Il consiste en un lexique hiérarchiquement structuré d’environ 1’100 métiers et en un vaste ensemble de données concernant les caractéristiques de chaque métier (et de la personne qui l’occupe). A partir d’une catégorisation du métier principal, la procédure utilisée (validée par Forstmeier & Maercker, 2008) a permis d’extraire deux variables motivationnelles, hautement corrélées avec les aptitudes motivationnelles auto-évaluées, mais pas avec une mesure d’intelligence cristallisée (verbale) : l’orientation des buts (développer des buts et plans spécifiques afin d’établir des priorités dans son travail, de l’organiser et de le réaliser) et la planification de l’action (déterminer le temps, le coût, les ressources et le matériel nécessaires pour accomplir les activités en lien avec son métier). Quatre variables cognitives ont également été identifiées, hautement corrélées avec l’intelligence mais pas avec les aptitudes motivationnelles auto-évaluées : l’attention sélective (la capacité de se concentrer sur une tâche pendant une certaine période, sans être distrait), la capacité d’identifier des problèmes (la capacité de dire que quelque chose est erroné ou le sera probablement), la capacité d’évaluer la performance (évaluer sa performance, celle des autres ou de l’institution afin d’aboutir à des améliorations) et la perception sociale (être conscient des réactions des autres et des raisons ayant conduit à ces réactions). Un score composite d’aptitudes motivationnelles et un score composite d’aptitudes cognitives ont ensuite été élaborés. D’autres variables ont été prises en compte dans les analyses : genre, ethnicité, statut marital et score au MMSE. Enfin, les aptitudes cognitives ont été introduites comme covariable dans les analyses
L’hypothèse principale des auteurs était que des capacités motivationnelles élevées durant la période du milieu de la vie agiraient comme un facteur protecteur réduisant le risque d’apathie et de dépression (les deux états étant associés à des problèmes motivationnels). Cette hypothèse était notamment sous-tendue par les données montrant que, chez des personnes âgées sans vieillissement cérébral/cognitif problématique, les aptitudes motivationnelles durant le milieu de la vie (évaluées de la même manière que dans la présente étude) étaient négativement associées aux symptômes dépressifs et positivement associées au bien-être (Forstmeier & Maerker, 2008).
Or, contrairement à l’hypothèse des auteurs, les résultats montrent que des aptitudes motivationnelles élevées durant le milieu de la vie sont associées à plus de symptômes d’apathie avec le temps, et que cette association est essentiellement présente chez les personnes ayant reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer », en comparaison aux personnes ayant reçu le diagnostic de « MCI » et aux personnes considérées comme « cognitivement normales ». En ce qui concerne les symptômes dépressifs, ils sont significativement plus élevés chez les personnes ayant reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer » et qui présentaient des aptitudes motivationnelles élevées durant le milieu de la vie, que chez les autres participants. Cependant, le niveau de dépression n’évolue pas avec le temps, même chez les personnes présentant une « maladie d’Alzheimer » et des aptitudes motivationnelles élevées durant le milieu de la vie.
Il semble donc exister des circonstances durant lesquelles des aptitudes motivationnelles préalablement élevées peuvent conduire ultérieurement à des conséquences négatives. Ce serait notamment le cas des personnes présentant un vieillissement cérébral/cognitif problématique chez lesquelles la présence concomitante de buts difficilement atteignables (notamment du fait de problèmes cognitifs) et d’efforts motivationnels élevés, conduisant à une persistance non productive des comportements, provoquerait des manifestations accrues de dépression et d’apathie. Chez ces personnes, le maintien actif en mémoire de travail de buts inatteignables, et les pensées qui y sont associées, ainsi que des difficultés de mémoire de travail ou de flexibilité plus directement en lien avec des dysfonctionnements cérébraux, empêcheraient la mise en place de buts nouveaux et réalistes.
Il apparaît donc que le bien-être dépend non seulement d’aptitudes motivationnelles efficaces, mais aussi de la capacité d’ajuster ses buts personnels aux changements dans les ressources disponibles, internes et externes (voir le modèle assimilation/accommodation ; Brandstäder & Rothermund, 2002). Ces processus d’ajustement (d’accommodation) gagneraient en importance quand il s’agit de s’adapter aux défis associés au vieillissement.
Cette étude n’est pas sans limite et il faut en particulier relever la taille réduite de l’échantillon examiné et le niveau assez peu élevé d’apathie et de dépression présent dans cet échantillon (peut-être dû à l’utilisation du NPI et aux erreurs de mesure associées aux évaluations fournies par un proche aidant). Ces limites pourraient avoir empêché la mise en évidence de relations entre les aptitudes motivationnelles et la dépression/l’apathie chez les personnes ayant reçu le diagnostic de « MCI » et chez les personnes considérées comme cognitivement normales ainsi qu’une évolution dans le temps du niveau de dépression chez les personnes avec une « maladie d’Alzheimer ». Une autre limite concerne l’utilisation d’une mesure indirecte des aptitudes motivationnelles.
Des recherches ultérieures devraient être entreprises sur des échantillons plus importants de personnes âgées, en adoptant des mesures de symptômes dépressifs et d’apathie plus différenciées (que celles fournies par le NPI) et en obtenant des mesures plus directes des aptitudes motivationnelles durant la période du milieu de la vie. En ce qui concerne l’apathie, il serait notamment important de distinguer les dimensions d’intérêt et de perte d’initiative. Plus généralement, il s’agirait d’examiner de façon plus approfondie les recouvrements et les différences dans les manifestations décrites sous les termes réducteurs de dépression et apathie (en sachant que les dysfonctionnements motivationnels ont été considérés comme une composante majeure de ces deux états). Il faudrait également explorer les liens qu’entretiennent l’état d’humeur négatif et l’allocation d’efforts pour la réalisation d’un but (voir Gendolla & Brinkmann, 2005, pour qui l’état d’humeur constitue une information diagnostique pour l’évaluation des exigences de la situation, laquelle va à son tour déterminer l’intensité de l’effort consenti et la persistance du comportement). Ainsi, il se pourrait que les manifestations dépressives aient, dans une certaine mesure, un caractère adaptatif en indiquant la nécessité d’un changement de buts, mais que cet ajustement dans les buts personnels serait entravé du fait de difficultés cognitives (p. ex., affectant la flexibilité et/ou les ressources de la mémoire de travail), ce qui renforcerait les manifestations dépressives et d’apathie (sous forme d’humeur négative, de perte d’intérêt et d’initiative).
Quoi qu’il en soit, cette étude indique en quoi les manifestations que recouvrent les concepts d’apathie et de dépression ne doivent pas être interprétées en postulant uniquement l’existence de dysfonctionnements neurobiologiques, mais que, notamment, le fonctionnement psychologique antérieur et les capacités actuelles de coping doivent aussi être pris en compte. Plus globalement, ces données s’accordent avec une approche plurifactorielle du fonctionnement psychologique des personnes présentant un vieillissement cérébral/cognitif problématique.
Brandtstädter, J., & Rothermund, K. (2002). The life-course dynamics of goal pursuit and goal adjustment: a two-process framework. Developmental Review, 22, 117-150
Forstmeier, S., & Maerker, A. (2008). Motivational reserve: Lifetime motivational abilities influence cognitive and emotional health in old age. Psychology and Aging, 23, 886-899.
Gendolla, G., & Brinckmann, K. (2005). The role of mood states in self-regulation. European Psychologist, 10, 187-198.
Mortby, M.E., Maercker, A., & Forstmeier, S. (2011). Midlife motivational abilities predict apathy and depression in Alzheimer disease: The Aging, Demographics, and Memory study. Journal of Geriatric Psychiatry and Neurology, sous presse (doi: 10.1177/0891988711409409).
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