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A propos des auteurs

  • Martial Van der Linden est docteur en psychologie, professeur honoraire de neuropsychologie et psychopathologie aux Universités de Genève et de Liège. Une partie de ses travaux est consacrée aux effets du vieillissement sur le fonctionnement dans la vie quotidienne, et ce, dans une perspective plurifactorielle et intégrative.
  • Anne-Claude Juillerat Van der Linden est docteure en psychologie, chargée de cours à l'Université de Genève et psychologue clinicienne spécialisée en neuropsychologie. Après 20 ans en tant que responsable à la Consultation mémoire des Hôpitaux universitaires de Genève, elle a créé et dirige la consultation "Vieillir et bien vivre" à la maison de santé Cité Générations.
  • Tous deux ont fondé en 2009 une association du nom de VIVA (Valoriser et intégrer pour vieillir autrement), qui promeut à l'échelle locale des mesures de prévention du vieillissement cérébral problématique.

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contact@mythe-alzheimer.org

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Cet article, signé de Martial Van der Linden et Anne-Claude Juillerat Van der Linden, respectivement professeur et chargée de cours à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l'Education de l'Université de Genève, a été rédigé en réponse à un compte-rendu du livre "Le mythe de la maladie d'Alzheimer" par C. Derouesné dans le numéro de mars 2010 de la revue Psychologie & NeuroPsychiatrie du Vieillissement dont il est le rédacteur en chef.

"Le regard critique que porte Christian Derouesné sur ce livre reflète, dans une mesure variable selon les cas, les autres commentaires critiques qui ont, jusqu’à présent, été adressés à la conception défendue par Whitehouse et George. Dans son texte, Christian Derouesné développe en fait deux points de vue différents sur le livre. Tout d’abord, il reconnaît la pertinence de la critique émise par les auteurs concernant le caractère réducteur de la conception actuelle de ce qui est appelé maladie d’Alzheimer (MA). Il accepte aussi l’idée (et même se l’approprie, en renvoyant à plusieurs de ses publications récentes) selon laquelle le terme de MA recouvre en fait des processus divers et complexes. Il admet le caractère hypothétique de la physiopathologie des lésions cérébrales et de leur relation avec l’expression clinique, et aussi le fait qu’on envisage abusivement les symptômes cognitifs comme la conséquence directe de ces lésions. Il reconnaît également la pertinence d’une réévaluation «des médicaments utilisés actuellement, dont le bénéfice est incertain et le rapport coût/bénéfice trop élevé, dû au fait que l’industrie pharmaceutique n’est qu’une ‘vaste machine de marketing’». Enfin, il partage le souhait d’une approche intégrative et centrée sur la personne. Ces points d’accord ne sont pas minces et nous ne pouvons que nous en réjouir.

Néanmoins, de façon insidieuse et via une sélection soigneuse de termes et de brefs extraits de l’ouvrage, Christian Derouesné vise aussi à jeter le trouble sur les motivations, le sérieux et même le sens des responsabilités des auteurs. Peter Whitehouse y est ainsi décrit comme un repenti, aux motivations peu claires et aux aspirations prétendument bouddhistes, prônant un esprit d’amour et des interventions en lien avec les médecines douces et parallèles, la foi et les croyances spirituelles, perturbant l’image de la MA comme maladie (ou pathologie) accessible à la thérapeutique (position dont on peut craindre, dit Christian Derouesné, son «effet pervers pour les familles auxquelles l’ouvrage est destiné»). Il est également reproché aux auteurs de ne pas reconnaître l’utilité qu’a eue l’approche réductrice de la MA pour le développement de la recherche et de l’aide aux familles ainsi que pour la mobilisation des pouvoirs publics.

Qu’en est-il réellement? Qu’apprend-on d’une lecture moins orientée du livre?

En premier lieu, il est un aspect essentiel de l’ouvrage que Christian Derouesné élude complètement: il s’agit de la maladie d'Alzheimer en tant que construction sociale et culturelle, au bénéfice de ce que les auteurs appellent l’«empire Alzheimer», dans ses différentes composantes. Cette construction, véhiculant l’idée d’une guerre implacable contre une maladie dévastatrice, a effectivement permis d’obtenir des fonds de recherche (jamais assez d’ailleurs: «La guerre n’est pas destinée à être gagnée. Elle est destinée à être permanente», une citation de Georges Orwell, reprise dans le livre, p.145), mais pour la plus grande part, dans une perspective neurobiologique, entretenant ainsi un déséquilibre manifeste en défaveur des approches psychologiques, sociales et culturelles. Il est également vrai que la conception réductrice de la MA a permis de mobiliser les pouvoirs publics et de focaliser l’attention sur les besoins des familles, mais elle a aussi propagé une vision apocalyptique du vieillissement cérébral, contribuant ainsi à la stigmatisation, aux stéréotypes «auto-réalisateurs», à l’isolement social, à la non prise en compte des capacités préservée, à l’attente passive, désespérée et régulièrement entretenue du remède biologique «miracle», et plus largement à la médicalisation (à l’ «alzheimérisation») du vieillissement.

Les auteurs de ce livre auraient-ils abandonné toute démarche scientifique ? Seraient-ils devenus de vils obscurantistes?

En fait, face aux recherches de plus en plus nombreuses qui attestent de l’extrême complexité du vieillissement cérébral et face à l’incapacité qu’a la conception traditionnelle («kraepelinienne») de la «démence» de rendre compte de cette complexité, les auteurs en appellent à un véritable changement de paradigme (dont Peter Whitehouse a entamé la description, avec Majid Fotuhi et Vladimir Hachinski, dans un article publié dans la revue «Nature Reviews. Neurology», en décembre 2009). Ils ne nient absolument pas que le vieillissement cérébral peut conduire à des problèmes et troubles graves et ils ne contestent nullement l’importance de la recherche biomédicale. Ils suggèrent néanmoins de se libérer du concept dépassé de maladie d'Alzheimer (et, même s’ils ne développent pas ce point, cela vaut aussi pour d’autres «maladies neurodégénératives» ou «démences»), pour réintégrer les diverses manifestations de ces soi-disant «maladies spécifiques» dans le contexte plus large du vieillissement cérébral, dans ses multiples expressions plus ou moins problématiques, sous l’influence de nombreux facteurs (environnementaux, psychologiques, biologiques, médicaux, sociaux et culturels) intervenant tout au long de la vie. Une telle approche permet notamment de s’affranchir de la distinction éminemment arbitraire entre le vieillissement cognitif dit normal et le vieillissement cognitif dit pathologique, distinction qui a conduit l’approche réductrice de la MA à créer des catégories intermédiaires («Mild Cognitive Impairment» ou MCI, pré-MCI, etc.) dont la validité scientifique et la pertinence clinique sont on ne peut plus contestables.

Les auteurs défendent ainsi une approche de la recherche et du soin qui accepte de se remettre en question et qui assume réellement la complexité du vieillissement cérébral.

Ils plaident aussi pour un rééquilibrage des financements, tant au plan de la recherche que de la prise en charge, en faveur de la prévention et des approches psychosociales.

Dans cette perspective, il ne s’agit pas de rejeter le médicament (comme l’insinue Christian Derouesné), mais de lui laisser la place que la personne âgée souhaite lui donner, après avoir été correctement informée des mérites réels de la substance (quand ses bénéfices sur la qualité de vie ont été adéquatement évalués, ce qui est loin d’être le cas) et de ses possibles effets secondaires, et après qu’on ait également décrit à cette personne (et à ses proches) l’ensemble des démarches psychologiques et sociales qui pourraient lui permettre de réduire les manifestations problématiques de son vieillissement cérébral, tout en restant partie prenante dans la société et en conservant un sens à sa vie. Par ailleurs, en adoptant une vision plurifactorielle du vieillissement cérébral et en l’inscrivant sur un continuum, les divers types d’interventions, y compris biologiques et médicamenteuses, devraient gagner en efficacité.

Quant aux références aux philosophies orientales présentes ponctuellement dans ce livre, certains, comme Christian Derouesné, pensent qu’on peut tirer profit d’une réflexion «neuropsychanalytique», d’autres, comme Peter Whitehouse et Daniel George considèrent qu’on peut aussi se nourrir utilement aux philosophies orientales et aux conceptions du vieillissement qu’elles proposent... Pour ce qui est des approches de médecine douce, parallèle et non occidentale (qui sont abordées dans le contexte plus général du chapitre 5 «En attendant Godot: les traitements anciens et actuels de la maladie d’Alzheimer»), les auteurs mettent en avant le caractère intégratif de ces approches et l’importance que certaines d’entre-elles mettent dans le rôle de la communauté, mais ils n’esquivent pas les critiques qui leur sont adressées quant à leur validité. Ainsi, concernant l’homéopathie (p. 180), ils précisent qu’il est «difficile de croire qu’un traitement est rendu plus puissant par un processus de dilution, particulièrement alors qu’aucune molécule des ingrédients d’origine n’est présente dans le traitement final. En d’autres termes, ceux qui recherchent des traitements homéopathiques mettent leur foi dans un pouvoir thérapeutique de type spirituel, qui défie apparemment nos lois scientifiques". Pour poursuivre sur le thème de la spiritualité et de la foi, les auteurs font mention de la fréquentation de l'église (et aussi d'ailleurs la participation à des organisatins non religieuses), mais essentiellement quand ils abordent la question de l'effet bénéfique des interactions sociales et de l'implication dans la communauté sur le vieillissement cérébral.

Par ailleurs, ils développent en fin d’ouvrage une réflexion plus générale, à caractère spirituel et en des termes accessibles, sur le sens du vieillissement et de la finitude humaine. Peut-on le leur reprocher?

Il est un dernier aspect qui mérite un traitement plus équitable que celui que lui a accordé Christian Derouesné: c’est la question des multiples axes d’interventions qui sont proposés dans le livre pour tenter de différer ou de ralentir les manifestations problématiques du vieillissement cérébral. Très loin d’une démarche obscurantiste et vaguement mystique, Peter Whitehouse et Daniel George se basent sur les nombreuses études (épidémiologiques et autres) qui ont mis en évidence la myriade de facteurs susceptibles d’influer sur le fonctionnement cérébral et cognitif des personnes âgées afin de suggérer des démarches (applicables à différents moments de la vie) visant à prévenir (différer ou ralentir) les manifestations problématiques du vieillissement cérébral, ce que les auteurs appellent les «défis liés à l’âge».

Avec un appel constant à la prudence et à la lecture éclairée des études, ils proposent ainsi des pistes concrètes en lien avec l’activité physique, l’engagement dans la communauté, les relations sociales, les défis intellectuels, la nutrition, la réduction des toxines environnementale et des risques cardiovasculaires, la gestion du stress, en mettant un accent particulier sur les relations intergénérationnelles et sur le pouvoir bénéfique des récits de vie sur l’identité, le sentiment de continuité personnelle et l’acceptation de sa mortalité.

S’il est un reproche que nous, en tant que psychologues, pourrions faire aux auteurs, c’est le peu de place qu’ils accordent aux diverses interventions de nature psychologique permettant d’optimiser le fonctionnement des personnes dans leur vie quotidienne, en exploitant les capacités préservées. Dès la fin des années 80 et sous le regard sceptique et parfois condescendant de beaucoup de cliniciens et chercheurs, nous avons mis en question l’approche déficitaire de la «MA», nous avons indiqué en quoi ses manifestations étaient hétérogènes et nous avons montré qu’il était possible d’aider les personnes âgées ayant reçu un diagnostic de «démence» à mener aussi longtemps que possible une existence autonome et plaisante, ainsi qu’à maintenir leur dignité, leur identité et un sens à leur vie.

Depuis lors, les données scientifiques se sont accumulées pour confirmer cette hétérogénéité ainsi que la présence de capacités préservées et pour montrer l’efficacité de divers types d’interventions psychologiques et sociales, pouvant être incorporées dans l’environnement quotidien de la personne et disséminées dans une variété de contextes de vie.

La psychologie contemporaine dispose de cadres théoriques, fondés empiriquement, permettant de mieux comprendre les relations complexes qu’entretiennent les processus cognitifs, les émotions, la motivation, les relations interpersonnelles et l’identité (dans leurs aspects plus ou moins conscients). Elle est ainsi à même d’interpréter les effets des facteurs biologiques, sociaux et événementiels sur le fonctionnement psychologique d’une personne âgée et de formuler des propositions d’intervention adaptées aux caractéristiques spécifiques des difficultés psychologiques de chaque personne.

De façon plus générale, Peter Whitehouse et Daniel George concluent leur livre en montrant comment cette approche différente du vieillissement cérébral, loin d’être rétrograde comme le dit Christian Derouesné, constitue au contraire une voie possible vers plus de sagesse individuelle et collective, plus de solidarité et d’«esprit d’amour » (terme qui paraît suspect à Christian Derouesné), plus d’engagement, et aussi vers une société «personnes âgées admises», y compris quand elles ont des troubles cognitifs. S’approprier son vieillissement cérébral et cognitif plutôt que le laisser aux mains d’une «maladie dévastatrice de fin de vie», c’est changer profondément le regard que l’on porte sur soi et que les autres vous adressent.

Il ne s’agit pas de rendre la personne âgée ou ses proches responsables des problèmes ou des troubles, mais de les amener à réaliser qu’un changement de perspective et des démarches simples peuvent contribuer à une plus grande qualité de vie et que même en présence de troubles cognitifs, la personne âgée conserve un potentiel de vitalité, une identité et une place dans la communauté.

La conception du vieillissement cérébral défendue par Whitehouse et George, qui s’abstrait des critères diagnostiques traditionnels, soulève indéniablement des questions délicates concernant le financement des soins de santé (voir le commentaire critique de Birgitta Martensson, la présidente de l’Association Alzheimer Suisse, dans le journal Le Temps du 25 janvier 2010), mais nous devrions avoir assez d’imagination collective pour élaborer des propositions qui prennent en compte la complexité et les nuances du vieillissement cérébral, tout en garantissant des soins de qualité à toutes les personnes âgées. Comme l’indiquent Peter Whitehouse et Daniel George (p. 268), «nous ne devrions pas laisser aux assureurs le pouvoir de dicter le type d’histoires que notre ‘establishment’ médical raconte ensuite aux personnes âgées et à leur entourage».
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