Résumé
Au début de l’année 2018, deux études ont une fois encore rapporté les résultats négatifs d’importants essais de traitement pharmacologique de la « maladie d’Alzheimer ». Au même moment, le groupe pharmaceutique américain Pfizer annonçait qu’il renonçait à chercher de nouveaux médicaments contre les « maladies d’Alzheimer et de Parkinson ». Durant ces 15 dernières années, 400 essais cliniques visant des traitements médicamenteux de la « maladie d’Alzheimer » ont été enregistrés, avec un taux d’échec avoisinant les 100 % !
Pourtant, on continue à propager l’idée selon laquelle il existe des traitements médicamenteux efficaces et que de nouveaux traitements sont en voie d’être identifiés. Il y a cependant de plus en plus d’éléments amenant à considérer que l’approche consistant à rechercher le traitement « miracle » qui permettrait de traiter toutes les personnes ayant reçu un diagnostic de « maladie d’Alzheimer » avec une même molécule est totalement illusoire, du fait de la complexité et de l’hétérogénéité de cette « maladie » (ainsi que des autres « maladies neurodégénératives »).
Des recherches récentes indiquent bien que les personnes âgées présentant des manifestations neuropathologiques considérées comme typiques de la « maladie d’Alzheimer » montrent également, de façon fréquente, des pathologies cérébrovasculaires et d’autres lésions neuropathologiques. Ces multiples neuropathologies sont aussi présentes chez des personnes âgées avec des troubles cognitifs légers et même chez des personnes âgées sans trouble cognitif. Par ailleurs, il a également été observé une grande variabilité dans l’impact de chaque neuropathologie sur le déclin cognitif : selon les individus, une même cause ne produit pas les mêmes effets.
De fait, tout traitement ciblant une manifestation neuropathologique isolée de la « maladie d’Alzheimer » est voué à l’échec. Il faut donc urgemment changer de perspective au plan de la recherche (neurobiologique, pharmacologique et préventive), et promouvoir une approche qui prenne réellement en compte la complexité et la variabilité individuelle du vieillissement cérébral et cognitif.
Dans ce contexte, on a vu apparaître le concept de médecine dite « de précision », avec l’idée que cette approche de la médecine serait particulièrement pertinente dans le domaine de la « maladie d’Alzheimer », et plus généralement de la « démence ». La médecine de précision représente une approche du traitement médical et de la prévention qui ne considère plus la population comme homogène, et se donne dès lors pour objectif d’identifier quelles sont les stratégies de traitement et de prévention efficaces pour des sous-groupes particuliers de patients, en se basant sur des facteurs génétiques et épigénétiques, environnementaux et en lien avec le style de vie. Elle se nourrit notamment de connaissances (de données) obtenues via des recherches portant sur d’importantes cohortes de personnes.
La médecine de précision, appliquée à la démence, pourrait paraître bien adaptée à l’étude des multiples mécanismes et facteurs qui sont impliqués dans le vieillissement cérébral et psychologique problématique, et ce, de façon variable selon les personnes. Cependant, ce courant soulève de très nombreuses questions scientifiques, organisationnelles et économiques, cliniques, sociales, juridiques éthiques et philosophiques. En particulier, il se pose la question de la vision déshumanisante à laquelle elle conduit, ainsi que de son coût financier très important. De plus, des doutes ont été émis quant à sa faisabilité et à son utilité, qui restent toutes deux largement à démontrer.
S’il nous apparaît important que la recherche neurobiologique dans le domaine du vieillissement cérébral et cognitif prenne davantage en compte son caractère plurifactoriel et pluri-mécanismes, ainsi que son importante hétérogénéité, en abandonnant l’illusion du « médicament miracle », il ne faudrait pas pour autant que l’essentiel des ressources financières soient désormais consacrées à l’exploration de dysfonctionnements affectant des « systèmes neurobiologiques complexes » et au développement d’une « médecine et pharmacologie de précision », dont les succès à court ou moyen terme sont assez imprévisibles.
En effet, les besoins actuels sont déjà énormes ! Il est indispensable d’allouer ici et maintenant des moyens plus importants pour mettre en place :
- des actions communautaires favorisant l’engagement des personnes présentant une « démence » au sein même de la société, dans des activités qui leur permettent d’interagir avec d’autres, de prendre du plaisir, de se développer personnellement et d’avoir un rôle social valorisant ;
- des interventions psychologiques et psychosociales focalisées sur les difficultés quotidiennes et la souffrance psychologique de ces personnes, ainsi que celles de leurs proches ;
- des interventions de prévention focalisées sur des facteurs intervenant tout au long de la vie et dont les études épidémiologiques ont montré qu’ils étaient susceptibles de réduire ou de différer les expressions les plus problématiques des difficultés.
- des structures insérées dans les collectivités locales, en lien direct avec les services communaux, les associations, les structures d’hébergement à long terme, les médecins de famille, etc. Ce qui suppose aussi l’installation d’équipes multi- et interdisciplinaires.
En outre, il importe aussi de changer de culture dans les structures d’hébergement à long terme, en passant d’une approche centrée sur la sécurité, les questions médicales et l’uniformité à une approche davantage centrée sur la personne (ses aspirations, sa qualité de vie) et sur ses liens avec la société. Enfin, des actions devraient tout particulièrement être entreprises afin d’optimiser le bien-être des personnes âgées présentant une « démence » et qui sont en fin de vie
Des échecs retentissants et répétés dans la recherche pharmacologique
Au début de l’année 2018, un nouvel échec dans le traitement pharmacologique de la « maladie d’Alzheimer » a été rapporté par Atri et ses collaborateurs (2018). Cette étude a en effet montré l’absence d’effet bénéfique de l’idalopirdine (une molécule censée avoir des propriétés cholinergiques, glutamatergiques, dopaminergiques et noradrénergiques) sur le fonctionnement cognitif de personnes ayant reçu un diagnostic de « maladie d’Alzheimer » légère à modérée. Cet article décrit les résultats négatifs de trois essais cliniques randomisés de phase 3 (étude pivot de comparaison d'efficacité), multicentriques (119 sites dans l’étude 1, 158 sites dans l’étude 2, 126 sites dans l’étude 3) et multinationaux (16 pays impliqués dans l’étude 1, 18 pays dans l’étude 2, et 16 pays dans l’étude 3). En tout, ces essais ont recruté un total de 2525 personnes.
De même, en janvier 2018, Honig et collaborateurs ont décrit les résultats négatifs d’un essai (EXPEDITION 3) concernant le solanezumab, un anticorps monoclonal conçu dans le but de « nettoyer » le peptide amyloïde bêta du cerveau. Cet essai s’inscrivait dans la suite de deux essais précédents, pour lesquels des analyses secondaires avaient montré un modeste effet de ralentissement du déclin cognitif. Ce nouvel essai, qui a uniquement inclus des personnes avec une « maladie d’Alzheimer » légère et présentant des signes avérés de dépôt amyloïde, n’a pas confirmé l’effet bénéfique précédemment observé.
Il est à noter que, à la même période, le groupe pharmaceutique américain Pfizer a annoncé qu’il cesserait de chercher de nouveaux médicaments contre les « maladies d’Alzheimer et de Parkinson » et qu’il allouerait plutôt ses ressources à des domaines dans lesquels « son expertise est la plus forte ».
Comme le relève Bennett (2018), plus de 400 essais cliniques visant des traitements médicamenteux de la « maladie d’Alzheimer » ont été enregistrés durant ces 15 dernières années, avec un taux d’échec d’environ 100 %. Dans ce contexte, rappelons que, en octobre 2016, la Commission de la transparence de la Haute autorité de santé (HAS) en France jugeait inefficaces, et sources d'effets indésirables potentiellement graves et pouvant affecter la qualité de vie, quatre médicaments « anti-Alzheimer » pourtant largement prescrits (Ebixa®, Aricept®, Exelon®, et Reminyl®) et prônait qu’ils ne soient plus remboursés - avis qui n’a cependant pas été suivi par les responsables politiques français (voir nos chroniques « La Haute Autorité de Santé en France conclut à l’inefficacité des médicaments contre la « maladie d’Alzheimer » : cela mènera-t-il à un changement d’approche ? » ; « La France va-t-elle arrêter de rembourser les médicaments "anti-Alzheimer" ? »).
Et pourtant, en dépit de ces innombrables échecs thérapeutiques, différents chercheurs et cliniciens continuent à propager l’idée selon laquelle il existe des traitements médicamenteux efficaces et que de nouveaux traitements sont en voie d’être identifiés. Ainsi, par exemple, le Centre de la Mémoire des Hôpitaux Universitaires de Genève (dont nous avions déjà décrit les objectifs réductionnistes et pathologisants dans une chronique précédente « Quand un centre de la mémoire fait des annonces inacceptables sur le diagnostic précoce de la "maladie d’Alzheimer" ») et qui a été inauguré le 6 février 2018, annonce, dans un communiqué de presse (voir le pdf), qu’il « accorde une grande importance à la détection précoce de la maladie afin d’introduire un traitement le plus rapidement possible dans le but d’en freiner, voire stopper, la progression et d’améliorer la qualité de vie ». Par ailleurs, l’un des premiers objectifs affichés de ce centre est de « permettre à des patients de participer à des essais cliniques avec les techniques et les médicaments préventifs expérimentaux les plus innovants, tels qu’anti-amyloïde, anti-tau ou radiothérapie notamment ».
Il existe pourtant de plus en plus d’éléments amenant à considérer que l’approche qui consiste à rechercher le traitement « miracle » qui permettrait de traiter toutes les personnes ayant reçu un diagnostic de « maladie d’Alzheimer » avec une même molécule est totalement illusoire. Ce constat découle essentiellement de la complexité et de l’hétérogénéité de l’état appelée « maladie d’Alzheimer » (et d’ailleurs aussi des autres « maladies neurodégénératives »).
L’hétérogénéité de la « maladie d’Alzheimer », de la « démence » et, plus généralement, du vieillissement
Les données cliniques et neuropathologiques obtenues par diverses études menées sur des échantillons issus de la population générale et qui ont incorporé une autopsie cérébrale montrent que la démence de type « maladie d’Alzheimer », mais aussi d’autres types de démences, se caractérisent par la présence concomitante de multiples manifestations neuropathologiques (voir Kapasi, DeCarli, & Schneider, 2017). Ainsi, les personnes âgées présentant des pathologies considérées comme typiques de la maladie d’Alzheimer (des plaques séniles et des dégénérescences neurofibrillaires) montrent également, de façon fréquente, des pathologies cérébrovasculaires (macro- et micro-infarctus, athérosclérose, artériosclérose, angiopathie amyloïde cérébrale), ainsi que diverses autres pathologies (corps de Lewy, TDP-43, sclérose hippocampique…). Il faut toutefois relever que ces multiples neuropathologies sont aussi relevées chez des personnes âgées avec des troubles cognitifs légers et chez des personnes âgées sans trouble cognitif...
Dans une étude récente, Boyle et al. (2018) ont examiné dans quelle mesure différentes neuropathologies contribuaient au déclin cognitif à un niveau individuel. Cette exploration a été menée auprès d’un échantillon de 1079 personnes âgées, issues de deux importantes recherches longitudinales, épidémiologiques et clinico-pathologiques consacrées au vieillissement. Ces personnes ont donc été suivies longitudinalement (sur une période allant jusqu’à 22 ans), avec notamment un suivi au plan cognitif (une mesure composite de fonctionnement cognitif établie à partir de 17 tests cognitifs). Par ailleurs, après leur décès (à un âge moyen de 89.7 ans), ces personnes ont fait l’objet d’une autopsie cérébrale et d’examens neuropathologiques, qui ont identifié des neuropathologies « Alzheimer » (plaques séniles, plaques diffuses, dégénérescences neurofibrillaires), des macro-infarctus, l’angiopathie amyloïde cérébrale, la protéine TDP-43, l’athérosclérose, l’artériosclérose, les corps de Lewy et la sclérose hippocampique.
Les résultats ont tout d’abord montré que la présence de neuropathologies est fréquente chez les personnes âgées et que, très souvent, plusieurs neuropathologies sont présentes de manière concomitante : 94% des personnes avaient une neuropathologie ou plus, 78% avaient 2 neuropathologies ou plus, 58% avaient 3 neuropathologies ou plus, 35% avaient 4 neuropathologies ou plus, et 16.8% avaient 5 neuropathologies ou plus. Les pathologies « Alzheimer » (plaques séniles, plaques diffuses et dégénérescences neurofibrillaires) étaient les plus fréquentes (65%), mais apparaissaient rarement de façon isolée (9%). Étonnamment, 236 combinaisons de neuropathologies ont été observées, chacune apparaissant dans moins de 6% de l’échantillon (il s’agit d’un nombre qui pourrait être obtenu sur base du hasard) et 100 combinaisons n’étaient présentes que chez un seul individu.
Par ailleurs, les auteurs ont examiné l’association entre les différentes neuropathologies et le déclin cognitif. A l’exception des micro-infarctus, toutes les neuropathologies étaient indépendamment associées à un niveau cognitif plus bas dans une période proche du décès et à un déclin cognitif plus rapide. Enfin, il est apparu que la contribution relative des neuropathologies spécifiques au déclin cognitif variait considérablement d’une personne à l’autre. Ainsi, par exemple, quand elles étaient présentes, les pathologies « Alzheimer » rendaient compte en moyenne de plus de 55% du déclin cognitif total. Cependant, à un niveau individuel, elles pouvaient rendre compte d’entre 22.3% et 100% du déclin cognitif, selon les autres neuropathologies présentes. Bien que présents dans seulement 10% environ de l’échantillon, les corps de Lewy et la sclérose hippocampique rendaient compte en moyenne, respectivement, de 41% et de 24.9% du déclin cognitif total, mais à nouveau avec des variations importantes dans la contribution au plan individuel (entre 20 et 50%). La protéine TDP-43 rendait compte de 23.8% du déclin cognitif total, avec une contribution au plan individuel allant de 15 à 35%. Les pathologies vasculaires rendaient compte d’environ 20% du déclin cognitif global, avec des variations au plan individuel entre 16 et 20%. Notons également que, sur les 35% des personnes examinées qui ne remplissaient pas les critères neuropathologiques de « maladie d’Alzheimer », 21% avaient pourtant reçu un diagnostic clinique de « maladie d’Alzheimer ». Et, sur les 44% des personnes qui avaient reçu un diagnostic clinique de « maladie d’Alzheimer » peu avant leur décès, 17% n’en avaient pourtant pas les critères neuropathologiques.
En conclusion, ces résultats confirment la présence fréquente de neuropathologies chez les personnes âgées, l’existence d’une importante comorbidité neuropathologique, et une grande variabilité, au plan individuel, dans l’impact de chaque neuropathologie sur le déclin cognitif.
De façon intéressante, Boyle et al. (2013) ont également constaté que les neuropathologies considérées comme typiques des trois « maladies démentielles » les plus courantes (maladie d’Alzheimer, maladie cérébrovasculaire et maladie à corps de Lewy) expliquent moins de la moitié des différences interindividuelles dans le déclin cognitif.
En d’autres termes, il apparaît qu’une grande partie des problèmes cognitifs liés à l’âge et à la démence n’est pas expliquée et que d’autres mécanismes sont impliqués. Par exemple, parmi ces nouveaux mécanismes explorés, des anomalies dans les fonctions des astrocytes (des cellules gliales qui assurent diverses fonctions centrées sur le support et la protection des neurones) semblent être impliquées dans la pathogenèse des « maladies neurodégénératives » (Gorshkov, Aguisanda, Thorne, & Zheng, 2018).
Dans ce contexte d’une variabilité non expliquée, il s’agirait également de mieux comprendre les interactions entre les neuropathologies et les facteurs de résilience, à savoir les facteurs qui contribuent à préserver le fonctionnement cognitif en dépit de la présence de neuropathologies.
Il importe aussi de rappeler que plusieurs chercheurs (p. ex., Castellani & Perry 2012 ; Drachman, 2014) ont mis en question le fait que les modifications neuropathologiques (et tout particulièrement les plaques séniles/amyloïdes) pussent être la cause de la maladie d’Alzheimer. Castellani et Perry ont émis l’hypothèse selon laquelle ces modifications constitueraient plutôt un mécanisme adaptatif, voire une réponse protectrice du cerveau face à certaines atteintes dont il fait l’objet.
Relevons enfin que l’hétérogénéité de la « démence », et notamment de la « maladie d’Alzheimer », se manifeste aussi sur le plan de l’atrophie cérébrale. Ainsi, Polakis et al. (2018) ont mis en évidence, chez 299 personnes ayant reçu un diagnostic clinique de « maladie d’Alzheimer probable » (selon les critères NINCDS/ADRDA ; avec un MMSE entre 20 et 26 et un CDR de 0.5 ou 1) et issues de deux cohortes multicentriques, 5 sous-types d’atrophie corticale et sous-corticale :
- un groupe avec une atrophie cérébrale minimale dans le cortex entorhinal gauche ;
- un groupe avec une atrophie dans les régions temporales et limbiques (sous-type « limbique prédominant ») ;
- un groupe avec une atrophie principalement dans les régions pariétales et frontales (sous-type « préservation des régions hippocampiques ») ;
- un groupe avec une atrophie diffuse dans plusieurs régions corticales et sous-corticales à l’exception des régions postcentrale, précentrale, frontale moyenne caudale, paracentrale et du cuneus (sous-type « diffus 1 ») ;
- un groupe avec une atrophie plus sévère et plus étendue dans pratiquement toutes les régions corticales et sous-corticales (sous-type « diffus 2 »).
Par ailleurs, ces différents sous-types diffèrent au niveau de l’âge, du début de la « maladie, du niveau scolaire et de la nature de déficits cognitifs. De plus, les sous-types « préservation des régions hippocampiques », « diffus 1 » et « diffus 2 » montrent un déclin cognitif plus important avec le temps. D’autres données concernant l’hétérogénéité de la « maladie d’Alzheimer (notamment, l’hétérogénéité des problèmes cognitifs et des trajectoires cognitives) peuvent être trouvées dans une de nos chroniques précédentes (« Quand l’hétérogénéité de la maladie d’Alzheimer, et plus généralement du déclin cognitif, s’affirme de plus en plus »).
Implications pour la recherche neurobiologique, pharmacologique et préventive
De façon générale, et comme le relève Bennett (2018 ; voir aussi Murphy, 2018), la comorbidité et l’hétérogénéité neuropathologiques qui caractérisent la « maladie d’Alzheimer » (et plus généralement les « démences ») conduisent à constater qu’un traitement pharmacologique / médical ciblant une manifestation neuropathologique isolée n’est et ne sera, de toute évidence, pas en mesure d’avoir un effet bénéfique significatif. De plus, il faut tenir compte du fait que l’efficacité d’un agent thérapeutique ciblant une manifestation neuropathologique spécifique variera selon la présence d’autres manifestations neuropathologiques.
Il y a donc un urgent besoin d’un changement de paradigme au plan de la recherche (neurobiologique, pharmacologique et préventive), avec une approche systémique qui prenne réellement en compte la complexité et la variabilité interindividuelle du vieillissement cérébral et psychologique (cognitif, socio-émotionnel, motivationnel).
Plus spécifiquement, il s’agirait d’explorer conjointement :
- les multiples mécanismes neurobiologiques impliqués dans la démence et les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres ;
- les différents facteurs de risque et de protection (génétiques, psychologiques, environnementaux, en lien avec le style de vie, culturels) mis en évidence par les études épidémiologiques et les mécanismes par lesquels ils agissent ;
- les capacités compensatoires (la plasticité cérébrale et psychologique) et les facteurs qui modulent cette plasticité et qui contribuent dès lors aux différences interindividuelles.
Dans ce contexte, Ganguli et collaborateurs (2018) ont suggéré de placer la recherche neurobiologique sur la démence dans le contexte de la vie réelle et de la population générale, à savoir mélanger les techniques et les modèles de la neuroscience avec ceux de l’épidémiologie et des biostatistiques. Cette approche que les auteurs ont intitulée « population neuroscience » devrait permettre de minimiser les biais de sélection typiques de la recherche clinique traditionnelle (p. ex., le recrutement au sein des consultations-mémoire), d’identifier des sous-groupes de personnes au sein de la population générale, de mieux comprendre ce qui les différencie (au plan neurobiologique et en termes de facteurs de risque et/ou de protection) et de déterminer ceux qui répondent à différentes stratégies de traitement et de prévention ; d’examiner des manifestations psychologiques (cognitives, socio-émotionnelles, motivationnelles) plus larges et plus variées ; de déterminer, via un suivi à long-terme de cohortes suffisamment importantes, des effets de cohorte (des effets en lien avec les caractéristiques particulières des populations examinées), ainsi que des fenêtres critiques d’exposition à des facteurs de risque et de protection.
Selon Ganguli et collaborateurs, cette approche de « population neuroscience » devrait fournir des informations précieuses pouvant utilement nourrir la médecine de précision (ou, selon un terme plus ancien, la médecine personnalisée) et, plus largement, la santé de la population.
Médecine de précision ou approche centrée sur la personne ?
La médecine de précision représente une approche émergente du traitement médical et de la prévention, qui prend en compte la variabilité individuelle dans les gènes, l’environnement et le style de vie. De façon plus spécifique, elle ne considère plus la population comme homogène et se donne dès lors pour objectif d’identifier quelles sont les stratégies de traitement et de prévention efficaces pour des sous-groupes particuliers de patients, en se basant sur des facteurs génétiques et épigénétiques, environnementaux et en lien avec le style de vie. La médecine de précision se distingue d’une médecine « à taille unique », selon laquelle les stratégies de traitement et de prévention sont développées pour la personne « moyenne », en considérant moins les différences entre individus (sur plusieurs facteurs). Elle est par ailleurs censée se nourrir de connaissances obtenues via des recherches portant sur d’importantes cohortes de personnes. Il faut relever qu’un groupe de travail s’est formé concernant la médecine de précision dans la « maladie d’Alzheimer » (Alzheimer Precision Medicine Initiative, APMI) et que ce groupe s’est récemment penché sur la question de la pharmacologie de précision (Hampel et al., 2018).
La médecine de précision, appliquée à la démence, apparaît de prime abord bien adaptée aux multiples mécanismes et facteurs qui sont impliqués dans le vieillissement cérébral et psychologique problématique, et ce, de façon variable selon les personnes. Cependant, et de façon générale, ce courant soulève de très nombreuses questions scientifiques, organisationnelles et économiques, cliniques, sociales, juridiques, éthiques et philosophiques (que nous n’aborderons évidemment pas toutes en détails dans cette chronique).
Ainsi, certains l’ont analysée comme un nouveau mythe consistant « […] à faire croire que l’analyse des données va révéler la vérité intime des pathologies, le comportement des structures biologiques. Et même assurer un nouveau bien-être de la population en ouvrant la voie à des vies sans fin et une communication exhaustive. Derrière la révolution annoncée par la médecine fondée sur les données (c’est ce qu’est en réalité la médecine de précision), il y a l’idée que les humains eux-mêmes ne sont que des systèmes de données » (Kiefer, 2015). Comme le relève également Kiefer (2016), « L’humain n’est pas qu’un objet transparent à des systèmes que le décrivent et l’expliquent. Il est aussi acteur, créateur de valeurs, de normes et, à la fin, de lui-même. C’est à nous tous et à chacun d’entre nous de définir à tout moment ce qu’est la santé : en ce sens seulement, on peut parler de médecine ou de santé personnalisée ».
Dans un article du journal Le Temps (https://www.letemps.ch/opinions/medecine-personnalisee-quelques-questions-impertinentes), Anne Sandoz, licenciée en lettres et théologienne, s’interroge aussi sur la vision que la médecine de précision (médecine personnalisée) véhicule : « Envisageons-nous l’humain de manière mécaniste en tant que porteur de multiples défectuosités potentielles qu’il s’agit d’identifier, d’anticiper, de corriger et de réparer en continu? Ou le concevons-nous comme un tout biologique, psychique, social, spirituel, en devenir permanent, avec ses imprévisibilités et ses ressources vitales propres ? Selon la réponse donnée, davantage de fonds seront alloués à la médecine «personnalisée», prédictive, qui engloutit des moyens colossaux tout en se limitant à des domaines spécifiques, ou en amont pour travailler sur ce qui favorise un état de santé global des individus et de la société ». Elle ajoute : « Parler de médecine personnalisée fait en effet rire jaune alors que patients et résidents d’EMS ne peuvent être conduits aux toilettes quand ils en expriment le besoin. Ou que des personnes handicapées à domicile attendent vainement de l’aide toute la matinée par manque de "ressources humaines"… ». Anne Sandoz incite enfin à repenser la notion de santé : « Parallèlement, nous pourrions repenser fondamentalement les notions mêmes de santé, de guérison et de maladie en sortant d’une logique binaire : la santé est-elle uniquement une absence de maladie ? N’y a-t-il guérison, comme le suggèrent les questionnaires des assurances-maladie, que lorsqu’un traitement est terminé avec un succès objectivement mesurable ? De quoi devons-nous en fait « guérir » ? De la non-acceptation de notre finitude ? De notre désir jamais assouvi de maîtrise ? De notre orgueil et de notre incapacité à reconnaître notre dépendance fondamentale les uns par rapport aux autres ? ».
D’autres ont émis des doutes quant à la faisabilité et à l’utilité de la médecine de précison, qui restent toutes deux largement à démontrer. Dans cette perspective, Khoury et Galea (2016) concluent leur analyse critique comme suit (traduit par nos soins) : « Même avec des millions de données biologiques recueillies auprès des individus, il se peut que des interventions au niveau de la population affectant le logement, la nutrition, la pauvreté, l'accès aux ressources et l'éducation aient plus de bénéfices pour la santé que des interventions individualisées. En fait, il est plus probable qu'une combinaison d'approches - allant d'interventions à l'échelle de la population à des interventions spécifiques adaptées à des groupes à risque élevé - sera nécessaire pour améliorer efficacement la santé de la population et réduire les disparités en matière de santé ».
Ainsi, autant il nous apparaît important que la recherche neurobiologique dans le domaine du vieillissement cérébral et cognitif (de la « démence ») prenne davantage en compte son caractère plurifactoriel et pluri-mécanismes - ainsi que son importante hétérogénéité - , en abandonnant l’illusion du « médicament miracle », autant il nous semble crucial de bien veiller à ce que l’essentiel des ressources financières ne soient pas consacrées à l’exploration de dysfonctionnements affectant des « systèmes neurobiologiques complexes » et au développement d’une « pharmacologie de précision », dont les succès à court ou moyen terme sont assez imprévisibles. En effets, les besoins actuels sont déjà énormes !
Dès à présent, il est indispensable d’allouer des moyens plus importants afin de mettre en place :
- des actions communautaires permettant de réduire les obstacles socialement imposés aux personnes âgées présentant une « démence », et de combattre la dévaluation, la stigmatisation et les inégalités de traitement dont elles font l’objet, la non satisfaction de certains de leurs besoins, et même la violation de leurs droits humains. Il s’agit donc de créer des lieux de vie qui « rendent capables les personnes présentant une démence » (dementia enabling communities) et de favoriser leur engagement au sein même de la société et des structures (sportives, culturelles, associatives) destinées à la population générale, dans des activités qui leur permettent d’interagir avec d’autres, de prendre du plaisir, de se développer personnellement et d’avoir un rôle social valorisant ;
- des interventions psychologiques et psychosociales focalisées sur les difficultés quotidiennes et la souffrance psychologique de ces personnes, ainsi que celles de leurs proches, et ce, à partir d’une interprétation psychologique individualisée (une formulation de cas), prenant en compte de façon intégrée différents types de processus psychologiques (cognitifs, affectifs, motivationnels, relationnels, identitaires), tout en tentant aussi d’identifier le rôle des facteurs biologiques, des facteurs socio-culturels et des événements de vie. Ces interventions devraient également être guidées par les composantes de la réappropriation de soi, à partir desquelles une personne peut retrouver - ou trouver - un sens à la vie, un sentiment de bien-être, une place dans la société selon son choix, le pouvoir d’agir, un rôle social, en dépit de difficultés psychologiques ou fonctionnelles. Pour rappel, ces composantes de la réappropriation de soi sont : être en relation et avoir le sentiment d’appartenir à une communauté ; avoir de l’espoir et de l’optimisme concernant le futur, en ayant le sentiment de pouvoir se réapproprier soi-même ; avoir un sentiment d’identité personnelle et s’affranchir de la stigmatisation ; donner un sens à sa vie et avoir des activités signifiantes ; avoir un sentiment de contrôle de son existence.
- des interventions de prévention focalisées sur des facteurs intervenant tout au long de la vie et dont les études épidémiologiques ont montré qu’ils étaient susceptibles de réduire ou de différer les expressions les plus problématiques des difficultés. Dans ce contexte, on ne peut que se réjouir du rapport « Prévention de la maladie d’Alzheimer et des maladies apparentées » rédigé sous l’égide du Haut Conseil de la Santé Publique en France, publié en décembre 2017, et qui dresse un tableau riche et complet de la question de la prévention dans le domaine du vieillissement cérébral et cognitif problématique (voir le pdf). Il faut cependant prendre conscience du fait qu’un grand nombre d’entre nous rencontrerons, durant le grand âge, des difficultés physiques, cognitives et fonctionnelles, même si des interventions de prévention sont mises en place. De ce point de vue, la conception du « vieillissement réussi » (successful aging), qui met l’accent sur les choix individuels d’un style de vie potentiellement bénéfique et sur la responsabilité personnelle dans l’optimisation du fonctionnement quotidien, conduit de fait à dévaluer, voire à mettre en accusation, les personnes âgées présentant des troubles cognitifs et fonctionnels. En outre, elle néglige le fait que ces choix et cette responsabilité sont aussi fortement contraints par des facteurs socio-économiques et environnementaux (ressources financières, éducation, accès aux soins de santé et aux activités stimulantes). Rappelons également que les interventions de prévention doivent se fonder sur une approche holistique, prenant en compte les facteurs psychologiques, sociaux, culturels, etc., et pas uniquement sur les facteurs médicaux, et qu’elles nécessitent dès lors des équipes pluridisciplinaires.
La mise en place de mesures visant à valoriser et renforcer le potentiel des aînés, à prendre en compte leur point de vue et leurs souhaits, à faciliter leur participation citoyenne, à briser leur isolement et à maintenir le plus longtemps possible leur santé, leur autonomie et leur bien-être, passe par le développement d’interventions et de structures insérées dans les collectivités locales, en lien direct avec les services communaux, les associations, les structures d’hébergement à long terme, les médecins de famille, etc. En d’autres termes, il s’agit d’offrir aux personnes âgées présentant une « démence », ainsi qu’à leurs proches, des possibilités d’évaluation, de conseils, d’interventions et de suivi au sein même de leur milieu de vie, c’est-à-dire dans des structures de soins primaires, et non au sein de consultations ou centres de mémoire spécialisés. Cela suppose aussi la mise en place d’équipes multi- et interdisciplinaires (avec des psychologues, des médecins, des travailleur·se·s sociaux·ales, des infirmier·ère·s, des médiateur·trice·s culturel·le·s, etc., aucune profession n’ayant préséance sur l’autre).
Enfin, il importe également de changer de culture dans les structures d’hébergement à long terme, en passant d’une approche centrée sur la sécurité, les questions médicales et l’uniformité (avec la pathologisation des comportements et la surconsommation médicamenteuse qui en découlent) à une approche davantage centrée sur la personne (ses aspirations, sa qualité de vie) et sur ses liens avec la société. Plus spécifiquement, il s’agit de s’attaquer aux quatre fléaux que sont la solitude, le sentiment d’impuissance, l’ennui, et les activités qui n’ont pas de sens. En outre, des actions devraient tout particulièrement être entreprises afin d’optimiser le bien-être des personnes âgées présentant une démence et qui sont en fin de vie.
Références
Atri, A., Frölich, L., Ballard, C., Tariot, P. N., Molinuevo, J. L., Boneva, L., … Cummings, J. L. (2018). Effet of idalopirdine as adjunct to cholinesterase inhibitors on change in cognition in patients with Alzheimer disease. Three randomized clinical trials. JAMA, 319, 130-142.
Bennett, D. A. (2018). Lack of benefit with idalopirdine for Alzheimer disease. Another therapeutic failure in a complex disease process. JAMA, 319, 123-125.
Boyle, P. A., Wilson, R. S., Yu, L., Barr, A. M., Honer, W. G., Schneider, J. A., & Bennett, D. A. (2013). Much of late life cognitive decline is not due to common neurodegenerative pathologies. Annals of Neurology, 74, 478-489.
Boyle, P.A., Yu, L., Wilson, R.S., Schneider, J.A., & Bennett, D.A. (2018). Person-specific contribution of neuropathologies to cognitive loss in old age.Annals of Neurology, 83, 74-83.
Castellani, R. J., & Perry, G. (2012). Pathogenesis and disease-modifying therapy in Alzheimer’s disease: The flat line of progress. Archives of Medical Research, 43, 694-698.
Drachman, D. (2014). The amyloid hypothesis, time to move on: Amyloid is the downstream result, not the cause, of Alzheimer’s disease. Alzheimer’s and Dementia, doi:10.1016/j.jalz.2013.11.003.
Ganguli, M., Albanese, E., Seshadri, S., Bennett, D. A., Lyketsos, C., Kukull, W. A., … Hendrie, H. C. (2018). Population neuroscience. Dementia epidemiology serving precision medicine and population health. Alzheimer Disease & Associated Disorders, 42, 1-9.
Gorshkov, K., Aguisanda, F., Thorne, N., & Zheng, W. (2018). Astrocytes as targets for drug discovery. Drug Discovery Today, 17, 30472-30475.
Hampel, H., Vergallo, A., Aguilar, L. F., Benda, N., Broich, K., … Lista, S., for the Alzheimer Precision Medicine Initiative, APMI (2018). Precision pharmacology for Alzheimer’s disease. Pharmacological Research, sous presse.
Honig, L. S., Vellas, B., Woodward, M., Boada, M., Bullock, R., Borrie, M., … Siemers, E. (2018). Trial of solanezumab for mild dementia due to Alzheimer’s disease. The New England Journal of Medicine, 378, 321-330.
Kapasi, A., DeCarli, Ch., & Schneider, J. A. (2017). Impact of multiple pathologies on the threshold for clinically over dementia. Acta Neuropathologica, 134, 171-186.
Kiefer, B. (2015). Médecine de précision, le nouveau mythe. Revue Médicale Suisse, 464, 580.
Kiefer, B. (2016). Médecine personnalisée : quelques questions. Revue Médicale Suisse, 536, 1832.
Khoury, M. J., & Galea, S. (2016). Will precision medicine improve population health? JAMA, 316, 1357-1358.
Murphy, M. O. Amyloid-beta solubility in the treatment of Alzheimer’s disease. The New England Journal of Medicine, 378, 391-392.
Poulakis, K., Pereira, J. B., Mecocci, P., Vellas, B., Tsolaki, M., Kloszewska, I., … Westman, E. (2018). Heterogeneous patterns of brain atrophy in Alzheimer’s disease. Neurobiology of Aging, 67, 98-108.