Il n’existe pas vraiment de consensus concernant les critères à utiliser pour le diagnostic du soi-disant « Mild Cognitive Impairment » (Trouble Cognitif Léger). Dans un travail récent, Kochan et al. (2010) ont ainsi examiné dans quelle mesure l’utilisation de différents types de critères avait un effet sur la prévalence du MCI et ils ont également exploré la comparabilité de différents types de critères.
Pour ce faire, ils ont administré une batterie de tests neuropsychologiques à 987 personnes âgées de 70 à 90 ans, cliniquement « non démentes » selon le DSM-IV (95% d’entre elles ayant des plaintes cognitives subjectives). Les tests évaluaient quatre domaines : la mémoire, le langage, l’attention/la vitesse de traitement et les fonctions exécutives. La présence d’un trouble cognitif était déterminée en utilisant des variantes de deux paramètres : le caractère plus ou moins strict du seuil psychométrique pour établir un trouble (- 1 écart-type [ET], en dessous des normes ; -1.5 ET ; - 2 ET) ; le nombre de mesures déficitaires dans un domaine cognitif pour qu’un trouble soit déterminé (≥1 mesures ; ≥ 2 mesures ; un score composite). Sur base de ces deux règles, les personnes ont été catégorisées selon qu’elles étaient normales ou déficitaires sur le plan cognitif, qu’elles présentaient un ou plusieurs domaines cognitifs perturbés et que le domaine mnésique était affecté (amnésique) ou non (non amnésique). Une comparaison a en outre été réalisée entre les personnes parlant couramment l’anglais (avant l’âge de 10 ans) et les personnes ayant appris la langue anglaise (après l’âge de 10 ans).
Les résultats montrent que la prévalence d’un trouble cognitif varie de 66.9% pour le critère le plus libéral (≥ 1 mesure(s) ; - 1 ET) à 3.8 % pour le critère le plus strict (≥ 2 mesures ; - 2 ET) !!! En utilisant les critères les plus stricts, le sous-type « domaine déficitaire unique » est le plus fréquent, alors que, pour le critère le plus libéral, c’est le sous-type « domaines multiples/amnésique» qui a la prévalence la plus élevée. Si l’on adopte un score composite par domaine, c’est le domaine « unique/non amnésique » qui a la prévalence la plus élevée, vraisemblablement du fait que le domaine « mémoire » était comparé à plusieurs domaines non-mnésiques (langage, attention/vitesse de traitement, fonctions exécutives).
De plus, l’accord entre les différents critères est faible à modéré. Cette faible consistance a l’impact le plus important sur la classification en sous-types de MCI : ainsi, si l’on change la rigueur des critères (via une modification touchant le nombre de mesures déficitaires par domaine ou le seuil pour établir un trouble), un grand nombre de personnes sont requalifiées comme normales ou vont être reclassées dans des sous-types différents. Accroître la rigueur des critères conduit à de hauts niveaux de reclassification, en particulier en faisant passer le sous-type « domaine unique » à la classification « normal ». Diminuer la rigueur conduit à un haut niveau de reclassification du sous-type « domaine unique » au sous-type « domaines multiples » et de la classification « normal » à « domaine unique » voire même à « domaines multiples ».
Le fait de changer de source de données normatives (soit des normes publiées, soit les données de l’échantillon testé avec ajustement pour l’âge, le genre et le niveau d’éducation) conduit également à des problèmes de consistance. Ainsi, utiliser les données normatives publiées conduit à des taux élevés de troubles pour certains tests et à de faibles taux pour d’autres tests. On sait que les caractéristiques démographiques telles que l’âge, le genre et le niveau d’éducation influencent fortement la performance cognitive. Or, les données normatives dérivées d’échantillons publiés différents n’utilisent pas toujours les mêmes ajustements. Par ailleurs, les échantillons normatifs ayant conduit à des données publiées n’étaient pas nécessairement tous parfaitement appariés à l’échantillon des personnes évaluées dans l’étude. Dans cette perspective, il est à relever que les résultats de l’étude montrent une fréquence plus élevée de troubles, à travers tous les domaines cognitifs, chez les personnes moins fluentes en anglais…
D’autres données récentes se sont accumulées pour confirmer la faible validité du concept de MCI et de ses sous-types. Ainsi, Saunders et Summers (2010) montrent que 83 % d’un groupe de 60 personnes ayant reçu le diagnostic classique de MCI-domaine unique/amnésique (à savoir des plaintes mnésiques corroborées par un proche, un trouble objectivé à un test de mémoire épisodique en l’absence d’autre dysfonctionnement cognitif) présentent en fait, quand on leur administre des tests sensibles et spécifiques, des difficultés dans d’autres domaines cognitifs (difficultés attentionnelles, problèmes de mémoire de travail, problèmes sémantiques). Par ailleurs, 35 % des personnes ayant reçu le diagnostic de MCI « subjectif » (à savoir des plaintes mnésiques corroborées par un proche, pas de trouble objectivé à un test de mémoire épisodique, un fonctionnement cognitif général normal) montrent également des troubles de l’attention et de la mémoire de travail.
Interpréter un score à un test cognitif : éléments psychométriques
D’une manière plus générale, l’interprétation d’une performance à une tâche cognitive (neuropsychologique) doit tenir compte de très nombreux paramètres psychométriques (Brooks et al., 2009) :
- l’adéquation de l’échantillon normatif ;
- la forme de la distribution ;
- la fiabilité des mesures ;
- l’ampleur du score et son rang dans la distribution ;
- la présence d’effets-plancher/plafond ;
- la variabilité des scores et la prévalence normale de scores faibles.
En ce qui concerne le dernier point, il a en effet été fréquemment montré que, quand une batterie de plusieurs tests est administrée à une population « normale », la présence de scores faibles est courante. Ainsi, par exemple, Brooks et al. (2008) ont observé que, dans un échantillon de personnes âgées de 55 à 87 ans (issues de l’échantillon utilisé pour l’étalonnage de l’Echelle de Wechsler Mémoire, WMS-III), 26% des personnes obtenaient un ou plusieurs scores de mémoire (parmi les 8 scores examinés) égaux ou inférieurs au centile 5 (c’est-à-dire -1.5 ET). Quand les scores étaient ajustés selon les caractéristiques démographiques (genre, ethnicité, éducation), 39% des personnes obtenaient un score égal ou inférieur au centile 5. En fait, le nombre de scores faibles dans une population « normale » dépend du critère choisi pour déterminer la présence d’un trouble, du nombre de tests administrés, de certaines caractéristiques démographiques ou encore du niveau intellectuel (voir Brooks et al., 2009).
La performance à un test cognitif dépend de très nombreux facteurs
Outre les contraintes psychométriques liées à l’interprétation d’un score à une tâche cognitive (neuropsychologique), il faut ajouter que :
* la performance à un test cognitif peut être influencée par de très nombreux facteurs autres que ceux en lien avec une prétendue atteinte cérébrale, tels que l’anxiété et les inquiétudes (et les tentatives de les supprimer), le stress, la dépression et les ruminations, les troubles du sommeil, les médicaments (voir notre rubrique du 5 mai 2010, «Une raison de plus de se méfier du diagnostic de MCI »), l’adhésion aux stéréotypes négatifs sur le fonctionnement cognitif, etc.
* la performance à un test cognitif est déterminée par des processus multiples, autres que les processus censés représenter le domaine cognitif d’intérêt ; ainsi, la performance à un test de mémoire épisodique peut être influencée par la vitesse de traitement, l’attention sélective, les capacités perceptives, les fonctions exécutives, des processus mnésiques non épisodiques, etc.
* les performances à différentes tâches censées évaluer un domaine cognitif particulier sont déterminées par différents types de processus, intervenant de façon différente selon les tâches ; ainsi, par exemple, en ce qui concerne la mémoire épisodique, les performances à des tâches de rappel de récit, de paires de mots associés et de rappel libre/indicé de mots dépendent, de façon variable selon les tâches, de différents mécanismes mnésiques et non mnésiques : ceci rend très difficile la mise en relation de la performance avec un déficit spécifique et une atteinte cérébrale associée, ainsi que la comparaison entre ces tâches.
* les tests cognitifs sont très éloignés des situations de la vie quotidienne et de la réalisation des buts personnels (voir notre rubrique du 2 mai 2010, « Pour une autre manière d’aborder les effets de la prévention sur le vieillissement cérébral »).
A l’évidence, il existe bien peu d’études portant sur le soi-disant « MCI » qui décrivent de façon détaillée les caractéristiques psychométriques de leurs tâches cognitives, les soubassements théoriques qui ont conduit au choix de ces tâches ainsi que les caractéristiques de leurs données normatives...
Le devenir des personnes ayant reçu le diagnostic de MCI
La diversité des facteurs en jeu dans les difficultés cognitives des personnes âgées permet aisément de comprendre la multiplicité des évolutions des personnes ayant reçu le diagnostic de MCI, et en particulier le fait qu’un grand nombre de ces personnes n’évoluent pas vers une « démence ».
Dans une étude visant à examiner le devenir, après 2 ans, de personnes classées selon 16 définitions différentes de MCI, Matthews et al. (2008) ont mis en évidence que le devenir dominant de ces personnes (au travers des définitions et après contrôle de l’âge) n’était pas la « démence », mais plutôt la stabilité, le retour à la normale ou une évolution non classifiable. Par ailleurs, la définition qui prédisait le mieux la « démence » était le MCI « domaines multiples (troubles mnésiques et non mnésiques) » : en d’autres termes, ce qui prédit le mieux le fait d’avoir des problèmes cognitifs dans plusieurs domaines (ce qui est au plus proche des critères diagnostiques de « démence »), c’est d’avoir eu quelque temps auparavant des problèmes cognitifs dans plusieurs domaines : quand quelqu’un a des difficultés cognitives progressives, il faut bien qu’elles aient commencé avant…
Dans une méta-analyse portant sur 41 études ayant effectué un suivi d’au moins 3 ans, Mitchell et Shiri-Feski (2009) montrent que la plupart des personnes ayant reçu le diagnostic de MCI ne progressent pas vers la « démence », même après un suivi de 10 ans. Plus spécifiquement, ils montrent en effet que le taux annuel de conversion vers la « démence », envisagée selon certaines études uniquement dans son acception générique, est de 6.7% ; il est de 6.5% pour l’évolution vers la « maladie d’Alzheimer » et de 1.6% vers la « démence vasculaire » (les autres types de « démences » n’ayant pas pu être pris en compte, compte tenu de leur nombre trop faible)1. Par ailleurs, la proportion cumulée de conversion au fil des ans est globalement largement inférieure à 50 % ; dans les 6 études qui ont adopté un suivi de 5 ans ou plus, cette proportion est de 38.2%. Ces données suggèrent qu’à moyen terme, la majorité des personnes ayant reçu le diagnostic de MCI n’évoluent pas vers une « démence ».
Conclusions
Il résulte de tous ces constats que :
* l’interprétation d’un score à un test cognitif exige la prise en compte de nombreuses caractéristiques psychométriques de la tâche et des données normatives ;
* la performance obtenue par une personne âgée à un test cognitif (neuropsychologique) est multidéterminée et son interprétation est dès lors très malaisée ;
* le score à un test cognitif ne fournit que des informations très partielles sur le fonctionnement quotidien d’une personne ;
* le concept de MCI, en tant que catégorie diagnostique, prédictrice de démence, est très peu valide et devrait être abandonné au profit d’une approche qui envisage les difficultés cognitives, plus ou moins importantes, et plus ou moins évolutives, liées à l’âge, dans le cadre d’un continuum et comme étant déterminées pas de très nombreux facteurs.
1Notons que si l'on retient uniquement les études qui ont aussi pris en compte dans leurs critères la présence de plaintes cognitives subjectives, les taux annuels de conversion sont respectivement de 9,6%, 8,1% et 1,9%.
Brooks, B.L., Iverson, G.L., Holdnack, J.A., & Feldman, H.H. (2008). Potential for misclassification of mild cognitive impairment: A study of memory scores on the Wechsler Memory scale-III in healthy older adults. Journal of the International Neuropsychological Society, 14, 463-478.
Brooks, B.L., Strauss, E., Sherman, E. M. S., Iverson, G.L., & Slick, D.J. (2009). Developments in neuropsychological assessment: Refining psychometric and clinical interpretive methods. Canadian Psychology, 50, 196-209.
Kochan, N.A., Slavin, M.J., Brodaty, H., Crawford, J.D., Trollor, J.N., Draper, B., & Sachdev, P.S. (2010). Effect of different impairment criteria on prevalence of « objective » mild cognitive impairment in a community sample. The American Journal of Geriatric Psychiatry, 18, 711-722.
Matthews, F.E., Blossom, C.M.S., McKeith, I.G., Bond, J., Brayne, C., and the Medical Research Council Cognitive Function and Ageing Study (2008). Two-year progression from mild cognitive impairment to dementia: To what extent do different definitions agree? Journal of the American Geriatrics Society, 56, 1424-1433.
Mitchell, A.J., & Shiri-Feskhi, M. (2009). Rate of progression of mild cognitive impairment to dementia – meta-analysis of 41 robust inception cohort studies. Acta Psychiatrica Scandinavica, 119, 252-265.
Saunders, N.L., & Summers, M.J. (2010). Attention and working memory deficits in mild cognitive impairment. Journal of Clinical and Experimental Neuropsychology, 32, 350-357.
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