Le rôle de la réserve cérébrale/cognitive dans la protection contre le vieillissement cérébral/cognitif problématique (la « démence), en compensant l’accumulation de pathologies cérébrales, est appuyé par de nombreuses données. Cependant, comme l’indiquent Craik et al. (2010), la relation entre des facteurs tels que le niveau scolaire ou les activités intellectuelles et la réserve cérébrale/cognitive est nécessairement corrélationnelle : on ne sait donc pas si les activités intellectuelles ou le niveau scolaire améliorent réellement la performance cognitive ou si les personnes avec un meilleur fonctionnement cérébral (peut-être pour des raisons génétiques) sont plus aptes à réaliser des activités intellectuelles et sont aussi protégées naturellement contre l’installation d’une « démence ».
Il n’en va pas de même pour le bilinguisme : dans la grande majorité des cas, les personnes deviennent bilingues, non pas parce qu’elles sont naturellement douées pour l’apprentissage des langues, mais du fait de circonstances qui l’exigent.
Dans une précédente chronique (« Apprenez plusieurs langues, cela pourrait retarder les aspects problématiques du vieillissement cérébral….. et aider à mieux comprendre les personnes âgées issues d’autres cultures »), nous avons rapporté les résultats de deux études (Bialystok et al., 2007 ; Chertkow et al., 2010) suggérant que le fait de parler plusieurs langues semble pouvoir retarder l’apparition des aspects problématiques du vieillissement cérébral/cognitif et semble ainsi contribuer à la réserve cérébrale/cognitive.
Plus spécifiquement, Bialystok et al. (2007) ont montré, auprès de personnes ayant reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer », que celles qui étaient précocement bilingues (qui parlaient de façon fluente l’anglais et une autre langue et avaient pratiqué ces deux langues durant la plus grande partie de leur vie) présentaient les premiers symptômes de démence en moyenne 4.1 années plus tard que les personnes monolingues. Il faut relever que la majorité des personnes (90%) examinées par Bialystok et al. étaient des immigrés.
Cependant, Chertkow et al. (2010) ont apporté des résultats plus nuancés en comparant des personnes ayant immigré au Canada (et ne parlant initialement ni le français ni l’anglais) et des personnes non immigrantes, mais éduquées dans les deux langues officielles du Canada (l’anglais et le français). Quand le groupe de participants a été considéré globalement, les résultats ont mis en évidence un effet protecteur, petit mais significatif, du fait de parler plus de deux langues (3 ou plus). Par contre, aucun bénéfice n’a été trouvé au fait de parler uniquement deux langues (d’être bilingue). Cependant, dans le groupe spécifique des immigrés, les résultats sont très similaires à ceux obtenus par Bialystok et al.: le fait de parler deux langues ou plus retarde le diagnostic de « maladie d’Alzheimer » d’environ 5 ans.
Au vu des ces discordances entre les deux études, une étude complémentaire s’imposait, ce qui a été fait par Craik et al. (2010), dans la suite directe de la recherche menée à Toronto par Bialystok et al., mais en collectant des informations langagières plus détaillées.
Les auteurs ont recueilli les données de 211 personnes consécutives ayant reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer probable ». L’âge de début des troubles cognitifs a été déterminé, ainsi que des informations sur la profession, la scolarité, l’histoire linguistique ainsi que la fluence en anglais et dans toute autre langue. Ainsi, 102 personnes ont été classées comme bilingues et 109 comme monolingues.
Les résultats montrent que les personnes bilingues ont été diagnostiquées 4.3 années plus tard et ont rapporté le début des symptômes 5.1 années plus tard que les personnes monolingues. Les deux groupes étaient équivalents sur les mesures du fonctionnement cognitif (MMSE) et du statut professionnel. En outre, il n’y avait pas d’effet du statut d’immigration (immigrés ou non), ni du genre. Les participants monolingues avaient par contre un niveau de scolarité plus élevé que les bilingues, mais les effets potentiellement protecteurs de cette variable agiraient en fait à l’encontre de l’hypothèse d’un effet protecteur spécifique du bilinguisme. Ces résultats répliquent donc et étendent ceux observés dans l’étude de Bialystok et al. (les niveaux de troubles cognitifs au moment du diagnostic étant équivalents dans les deux études).
Craik et al. interprètent leurs résultats en suggérant que le bilinguisme constitue une condition cognitivement exigeante, qui contribue à la réserve cérébrale/cognitive au même titre que les activités sociales et intellectuelles stimulantes. Ils incitent néanmoins à la prudence du fait du caractère transversal de l’étude et indiquent que des résultats plus définitifs devraient être obtenus via une recherche longitudinale. Néanmoins, l’influence de deux facteurs possiblement confondants (scolarité et profession) semble pouvoir être exclue.
Un autre facteur confondant serait que les immigrés auraient plus d’ « énergie » que les non-immigrés et, dès lors, que l’effet du bilinguisme serait en fait un effet d’immigration. Dans l’échantillon évalué, 79% des personnes bilingues contre seulement 32% des personnes monolingues étaient des immigrés, ce qui appuierait cette hypothèse. Cependant, une analyse prenant en compte le statut d’immigration dans chacun des deux groupes a conduit aux mêmes résultats, mais la prudence s’impose néanmoins du fait du relativement petit nombre de personnes dans les sous-groupes.
En conclusion, le bilinguisme semble effectivement postposer l’apparition des symptômes de la « démence ». Les effets de ce facteur sur la prévalence de la « démence » devraient être évalués dans les pays ayant un taux élevé de bilinguisme.
Bialystok, E., Craik, F.I.M., & Freedman, M. (2007). Bilingualism as a protection against the onset of symptoms of dementia. Neuropsychologia, 45, 459-464.
Craik, F.I.M., Bialystok, E., & Freedman, M. (2010). Delaying the onset of Alzheimer disease. Bilingualism as a form of cognitive reserve. Neurology, 75, 1726-1729.
Chertkow, H., Whitehead, V., Philipps, N., Wolfson, C., Atherton, J., & Bergman, H. (2010). Multilingualism (but not always bilingualism) delays the onset pf Alzheimer’s disease: evidence from a bilingual community. Alzheimer’s Disease and Associated Disorders, 24, 188-125.
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