Les termes que nous utilisons quotidiennement pour décrire la « démence » façonnent notre perception du vieillissement cérébral/cognitif et contribuent à la mort sociale des personnes âgées qui présentent des difficultés cognitives. C’est ce que rappellent Daniel George (2010) et Susan Behuniak (2010) dans deux articles récents.
Dans la ligne du livre « Le mythe de la maladie d’Alzheimer », George (2010) montre en quoi nous en sommes venus, à partir des années 1970, à considérer les personnes présentant un vieillissement cérébral/cognitif problématique comme des victimes d’une maladie dévastatrice singulière (la maladie d’Alzheimer), d’une épidémie (analogue aux maladies infectieuses), contre laquelle il faut mener une guerre implacable. Ce langage guerrier et catastrophiste s’inscrit également dans l’idée selon laquelle la « démence » conduit à une perte totale d’identité, laissant ainsi les personnes qui en sont atteintes à l’état de morts vivants. Une autre notion puissamment véhiculée par notre langage quotidien est que la « démence » constitue un fardeau pour les proches des personnes âgées qui sont décimées par ce fléau.
Cette conception biomédicale dominante du vieillissement cérébral/cognitif problématique et le langage qu’elle véhicule correspondent à une construction sociale et culturelle répondant, selon nous, à plusieurs motivations :
* récolter de l’argent pour la recherche (la politique de l’angoisse) ;
* entretenir l’illusion que l’on pourra vaincre le vieillissement (ou entretenir le mythe de l’immortalité, dans le contexte d’une société focalisée sur l’efficacité, le rendement, la compétition, l’individualisme, le cognitif) ;
* préserver des positions de pouvoir et d’influence dans le milieu médical et dans celui des associations ;
* garantir les intérêts des entreprises pharmaceutiques ;
* apporter un sentiment de cohérence à celles ou ceux qui sont confrontés aux difficultés associées à la « démence » en leur permettant de se référer à une maladie spécifique.
Les conséquences néfastes de cette conception biomédicale, très éloignée de la réalité du vieillissement (voir notre chronique « Le mythe de la maladie d’Alzheimer : que veut vraiment dire ce titre provocateur ? »), sont nombreuses :
* cette conception a extrait les manifestations de la « démence » du cadre général du vieillissement cérébral et cognitif ;
* elle a contribué à la médicalisation et à la pathologisation du vieillissement (voir notre chronique « La pathologisation du vieillissement est en marche ! ») ;
* elle a propagé une vision réductionniste du vieillissement cérébral/cognitif, négligeant ainsi la multitude des facteurs (biologiques, psychologiques, sociaux, culturels, environnementaux) qui le modulent ;
* elle a suscité l’attente désespérée d’un traitement médicamenteux ou biologique miracle, en mettant ainsi à l’arrière-plan l’ensemble des démarches susceptibles d’optimiser le bien-être, la qualité de vie, le sentiment d’identité, tant chez la personne « démente » que chez les proches aidants ;
* elle a enfermé les personnes âgées présentant des troubles cognitifs dans des étiquettes réductrices et stigmatisantes (voir notre chronique « La stigmatisation touche non seulement la personne qui a reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer », mais aussi ses proches ») ;
* elle a favorisé une vision du vieillissement en termes de fardeau et de crise (au plan social et économique), plutôt que de considérer qu’il constitue une opportunité pour élaborer un autre type de société, dans laquelle les personnes âgées ont toute leur place, avec leurs forces, talents et compétences, mais aussi leur vulnérabilité.
Behuniak (2010) analyse de façon approfondie comment la littérature populaire et scientifique envisage les personnes ayant reçu le diagnostic de « maladie d’Alzheimer » comme des morts vivants (des zombies). Cette métaphore se diffuse dans le discours social, suscitant ainsi terreur et révulsion, elle déshumanise les personnes présentant une prétendue « maladie d’Alzheimer » et elle les marginalise (il y a celles qui sont touchées par la « maladie » et celles qui ne le sont pas). Behuniak en appelle ainsi à une action de résistance, dans laquelle l’accent est mis sur ce qui nous relie, ce que nous avons en commun et sur notre interdépendance (voir également notre chronique « Vers une approche politique de la "démence" : la question du pouvoir », dans laquelle nous relatons le modèle politique et compassionnel de la « démence » défendu par Behuniak, 2010).
George et Behuniak ne minimisent pas les difficultés et la souffrance auxquelles peuvent être confrontées les personnes âgées qui présentent un vieillissement cérébral/cognitif problématique, ainsi que leurs proches, mais ils plaident pour un changement profond dans le regard que la société porte sur ces personnes, ce qui conduira aussi à changer le regard qu’elles portent sur elles-mêmes. Et cette résistance passe notamment par un changement de langage !
Behuniak, S.M. (2010).The living dead? The construction of people with Alzheimer’s disease as zombies. Aging & Society, à paraître.
Behuniak, S.M. (2010). Toward a political model of dementia: Power as compassionate care. Journal of Aging Studies, 24, 231-240. [chronique]
George, D. (2010). The art of medicine. Overcoming the social death of dementia through language. The Lancet, 21, 586-587.
commenter cet article …