Durant le vingtième siècle, la période du milieu de la vie (« midlife ») est devenue, pour la recherche occidentale, une étape spécifique de la vie ou une période développementale (Willis, Martin & Roske, 2010). Cette reconnaissance est liée à deux tendances démographiques: l’accroissement de la longévité et le déclin de la fertilité. En effet, dans les sociétés occidentales, on constate une plus grande proportion de personnes autour de la quarantaine/cinquantaine et de personnes plus âgées que de personnes dans l’enfance. Il faut par ailleurs relever que ces sociétés sont de plus en plus préoccupées par les exigences sociales et de soins de santé qui pourraient peser sur elles quand les personnes du milieu de la vie atteindront la vieillesse.
Les frontières délimitant cette période de vie sont cependant assez « fluides » et continueront à évoluer en fonction des changements démographiques, sociaux, économiques, sanitaires, ainsi que des variations dans le timing des transitions de rôle (parental, professionnel, lié au genre, etc.). Différents spécialistes du développement humain ont suggéré que le milieu de la vie est la période qui est la plus lourdement influencée par les facteurs socioculturels, dans la mesure où la puberté est lointaine et le déclin biologique de la vieillesse n’en est qu’à ses débuts. Par ailleurs, de plus en plus de données indiquent que le vieillissement physique et psychologique optimal dépend grandement des expériences de vie des personnes durant le milieu de la vie.
Cependant, cette période a été très peu explorée au plan psychologique, en tout cas via des études longitudinales. Ceci est dû au fait qu’un grand nombre d’études sur le vieillissement ont été menées sur base de la comparaison entre un groupe de personnes jeunes et un groupe de personnes âgées, et ce en postulant l’existence d’une trajectoire linéaire de changement, les performances du milieu de la vie se situant entre celles de la jeunesse et de la vieillesse. Il apparaît cependant que les études développementales actuelles sur le milieu de la vie sont maintenant entrées dans une nouvelle phase, avec la mise en place d’approches longitudinales (voir, par ex., le numéro spécial récent du « European Journal of Ageing », 7, 2010).
Les recherches récentes mettent notamment en question la validité de la conception traditionnelle selon laquelle la période du milieu de la vie se caractériserait par une relative stabilité dans beaucoup de domaines du fonctionnement. Cette conception découlait d’études qui avaient principalement effectué une description du niveau moyen (normatif) de développement. Or, les outils statistiques actuels permettent dorénavant d’explorer les différences interindividuelles dans le changement intraindividuel durant une période de vie. Dans cette perspective, les quelques études longitudinales effectuées récemment ont clairement mis en évidence des différences individuelles dans le changement affectant différents aspects du fonctionnement psychologique durant la période du milieu de la vie, même si une stabilité du niveau moyen de la population examinée est observée (voir par ex., Allemand, Gomez, & Jackson, 2010, dans le domaine des changements de personnalité).
Un objectif important de la recherche est dès lors d’explorer les facteurs associés à ces différences individuelles, en reconnaissant la pluralité et la diversité des expériences de vie et des états de santé des personnes (voir Willis et al., 2010). Dans la mesure où la plupart des personnes dans cette période de vie sont dans une des phases les plus actives de leur existence, il s’agira d’examiner les facteurs en lien avec plusieurs domaines (travail, famille, réseau social, etc.). Les facteurs relatifs à la santé devront également être pris en compte : en effet, même si ces personnes jouissent, pour la plupart, d’une santé relativement bonne, elles sont de plus en plus vulnérables au développement de maladies chroniques et à une réduction de leur capacité physique. En outre, ces personnes étant généralement considérées comme ayant davantage de possibilité de contrôle sur leur vie et de responsabilités dans la société, un accent particulier devra être mis sur le sentiment de contrôle interne des événements (le sentiment de maîtrise) et sur les facteurs qui contribuent à son maintien face aux problèmes de santé ou aux événements négatifs (voir Deeg & Huisman, 2010 ; Jopp & Schmitt, 2010).
Dans la mesure où, dans la période du milieu de la vie, le substrat biologique est relativement préservé et les influences sociales peuvent être maximales, cette période semble particulièrement importante pour explorer l’étendue de la plasticité à l’âge adulte. En particulier, elle est vraisemblablement une période critique pour le développement d’une réserve cognitive/cérébrale permettant de différer ou compenser l’apparition du déclin physique ou cognitif lié à la vieillesse. Comme l’indiquent Willis et al. (2010), il s’agira donc d’explorer les trajectoires qui conduisent à un fonctionnement biopsychosocial optimal durant cette période, impliquant une allocation équilibrée des ressources pour le développement de soi, pour le maintien des acquis et pour la régulation de pertes.
Période du milieu de la vie et fonctionnement cognitif
Dans une étude longitudinale (menée sur une période de 12 ans) portant sur le fonctionnement cognitif de 346 personnes se trouvant dans la période du milieu de la vie (âge moyen 43.8 ans), Zimprich et Mascherek (2010) ont mis en évidence un accroissement du niveau moyen d’intelligence cristallisée (évaluée par les sous-tests d’Information et de Vocabulaire de la WAIS), mais un déclin du niveau moyen d’intelligence fluide (évaluée par les sous-tests de Cubes et de Complètement d’images de la WAIS, ainsi que par un test évaluant les habiletés spatiales), de la mémoire épisodique (rappel de mots et d’images) et de la vitesse de traitement. De façon générale, ces changements anticipent ceux qui sont observés ultérieurement chez les personnes plus âgées.
Par ailleurs, les résultats mettent globalement en évidence une relative stabilité des performances au plan structurel (les associations entre les dimensions psychologiques ne se modifient pas avec le temps), au plan des différences interindividuelles (pas de changement généralisé dans la variance des mesures cognitives), au plan du changement absolu de performance (pas d’accélération du déclin) et au plan de la stabilité différentielle (la position relative des individus au sein du groupe ne change pas avec le temps de façon généralisée). En outre, bon nombre de corrélations entre les changements dans les habiletés cognitives sont significatives, indiquant que ces changements cognitifs durant le milieu de la vie partagent jusqu’à 50% de la variance (et suggèrant ainsi une contribution importante d’un facteur général).
Il y a néanmoins deux exceptions à ce constat de relative stabilité : deux domaines cognitifs apparaissent particulièrement vulnérables aux changements interindividuels durant la période du milieu de la vie, à savoir la vitesse de traitement et la mémoire épisodique. Il apparaît en effet que la mémoire épisodique présente une faible consistance individuelle, c’est-à-dire que le fonctionnement mnésique des personnes n’est pas stable au cours de la période de suivi (la position relative d’un individu au sein du groupe varie fortement avec le temps). De plus, on constate un changement significatif dans la variance de la vitesse de traitement, indiquant un accroissement avec le temps des différences interindividuelles.
Des études ultérieures devraient se pencher sur la nature des facteurs (démographiques, socioéconomiques, sanitaires, psychologiques) qui modulent les performances mnésiques des personnes au cours du temps et qui accroissent la variabilité de la vitesse de traitement avec le temps. Par ailleurs, il serait également important d’explorer d’autres dimensions du fonctionnement cognitif et en particulier les fonctions exécutives.
Les liens entre le fonctionnement mnésique durant le milieu de la vie et le vieillissement cérébral ultérieur
Dans une autre étude récente, Borghesani et al. (2011), ont examiné dans quelle mesure les changements dans le fonctionnement de la mémoire épisodique durant le milieu de la vie prédisaient le volume hippocampique durant la vieillesse.
Pour ce faire, ils ont identifié rétrospectivement 84 personnes sans problèmes cognitifs (issues de la « Seattle Longitudinal Study ») et qui, durant le milieu de leur vie (sur une période de 14 ans, entre 42 et 63 ans), avaient montré un déclin significatif de la mémoire épisodique (n=33), s’étaient améliorées (n=28) ou étaient restées stables (n=23). L’évolution dans le fonctionnement mnésique a été identifiée en examinant, pour chaque personne, les performances en rappel immédiat et différé d’une liste de mots, pour deux intervalles de temps d’une durée de 7 ans (46 à 53 ans et 53 à 60 ans). Une amélioration ou un déclin était défini par : 1. un changement supérieur à un écart-type sur l’intervalle de 14 ans, en rappel immédiat et différé; 2. un changement de direction consistant pour chacun des intervalles de 7 ans ; 3. un changement concordant pour le rappel immédiat et différé.
Les résultats montrent que l’amélioration de la mémoire épisodique durant la période du milieu de vie est significativement associée à un volume hippocampique plus important de 13 % durant la vieillesse (âge : 66 à 87 ans), en comparaison à ce qui est observé chez les personnes âgées dont la mémoire épisodique a décliné ou est restée stable en milieu de vie.
Le changement dans le fonctionnement mnésique prédit le volume hippocampique, mais pas les évaluations ponctuelles aux différents moments de la période du milieu de la vie : ceci indique l’importance du suivi longitudinal dans l’exploration des relations cerveau-cognition. Par contre, ce changement mnésique durant le milieu de la vie ne prédit pas le volume hippocampique pour les personnes qui se trouvent à la fin de la période du milieu de vie (âge : 52-65 ans). Les résultats observés ne sont pas modifiés par le genre, le statut ApoE4, le niveau scolaire ou la performance mnésique déterminée au moment de la mesure du volume hippocampique. Enfin, même si le volume cérébral total est plus faible chez les personnes âgées, les volumes cérébraux sont similaires chez celles qui se sont améliorées au plan mnésique, qui ont décliné ou qui sont restées stables, ce qui montre que l’importance plus grande du volume hippocampique chez les personnes qui ont amélioré leur performance mnésique durant le milieu de la vie est spécifique à cette région cérébrale. Il faut d’ailleurs noter que l’amélioration de la mémoire épisodique chez certaines personne en milieu de vie ne s’accompagne pas uniformément de gains comparables dans d’autres capacités (par ex., les fonctions exécutives ; Willis & Schaie, 2005).
Ces données ne semblent pas pouvoir être expliquées par le concept de réserve cognitive (c’est-à-dire le maintien de la performance cognitive en dépit d’une détérioration cérébrale). En effet, en moyenne, les personnes âgées dont la mémoire épisodique s’est améliorée durant la période du milieu de la vie ont une meilleure performance mnésique que quand elles étaient dans cette période, alors que leur volume hippocampique est similaire à celui des personnes en milieu de vie, ce qui suggère qu’il n’y a pas eu chez eux de détérioration neuronale significative (contrairement aux deux autres groupes).
Les résultats de cette étude sont à mettre en parallèle avec ceux obtenus par Zimprich et Mascherek (2010), qui ont montré une faible consistance individuelle des performances mnésiques des personnes durant la période du milieu de la vie. Il s’agira néanmoins de répliquer ces données, sur des échantillons plus importants et plus hétérogènes (ici, la majorité des personnes étaient de niveau scolaire élevé). Si ces données sont confirmées, un enjeu important de la recherche sera d’identifier les facteurs (style de vie, activité, etc.) qui contribuent à l’amélioration des performances mnésiques de certaines personnes durant le milieu de leur vie.
Allemand, M., Gomez, V., & Jackson, J.J. (2010). Personality trait development in midlife: exploring the impact of psychological turning points. European Journal of Ageing, 7, 147-155.
Borghesani, P.R., Weaver, K.E., Aylward, E.H., Richards, A.L., Madhyastha, T.M., Kahn, A.R. et al. (2011). Midlife memory improvement predicts preservation of hippocampal volume in old age. Neurobiology of Aging, à paraître.
Degg, D.J.H., & Huisman, M., (2010). Cohort differences in 3-year adaptation to health problems among Dutch middled-aged, 1992-1995 and 2002-2005. European Journal of Ageing, 7, 157-165.
Jopp, D., & Schmitt, M. (2010). Dealing with negative life events: differential effects of personal resources, copings strategies, and control beliefs. European Journal of Ageing, 7, 167-180.
Willis, S.L., Martin, M., & Rocke, C. (2010). Longitudinal perspectives on midlife development: stability and change. European Journal of Ageing, 7, 131-134.
Zimprich, D., & Mascherek, A. (2010). Five views of a secret: does cognition change during middle adulthood ? European Journal of Ageing, 7, 135-146.
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